Ce texte est la version écrite de mon intervention aux Entretiens du Nouveau Monde Industriel organisé par l'Institut de Recherche et d'Innovation à Beaubourg en novembre 2012. L'IRI doit publier l'ensemble des interventions sous forme de livre en décembre prochain.
LE CONFLIT DES ATTENTIONS ET L’EXERCICE DE LECTURE NUMÉRIQUE
«Comme toujours, lorsqu’on exhume ce vieux matériel logique (ou rhétorique) on est frappé de le voir fonctionner parfaitement à l’aise dans les oeuvres de la culture dite de masse, au point où l’on peut se demander si Aristote n’est pas le philosophe de cette culture et par conséquent ne fonde pas la critique qui peut avoir prise sur elle».
Je prends ici au pied de la lettre cette indication fameuse de Barthes dans son essai sur l’ancienne rhétorique (1). Les interrogations contemporaines sur l’attention et la lecture devraient trouver quelque enseignement dans ce vieux matériel. Après avoir rassemblé et croisé les éléments des rhétoriques de l’attention et de la lecture, j’essaie de les projeter dans l’environnement contemporain de l’économie de l’attention et des lectures industrielles.
LA RHÉTORIQUE DE L’ATTENTION
La rhétorique classique, d’Aristote aux auteurs latins y compris les chrétiens, est un art de la persuasion par la parole. Aristote définit sa rhétorique contre celle des sophistes: elle ne vise pas à séduire ou convaincre le public par tous les moyens, mais en prenant appui sur un raisonnement probable - le mot technique est «l’enthymeme» - qui est une sorte de syllogisme dans l’ordre des opinions vraisemblables. Dans l’approche aristotélicienne, logique et rhétorique se renforcent mutuellement.
La rhétorique de l’attention peut être décrite comme un édifice à trois étages.
Le premier étage est celui des contenus, des genres ou types d’attention. Il est établi dès Aristote et subsiste au moins jusqu’au XVIème siècle. L’orateur doit rendre le public bienveillant («eu-noos» en grec, «benevolus» en latin). Bienveillant signifie bien disposé en esprit et prendra progressivement le sens générique et plus vague de favorable. Le public doit aussi être attentif («pros - ektikos», «attentuus»); on pourrait dire aussi: concentré. Cette deuxième forme d’attention est de type cognitif. Enfin, il faut rendre le public disposé à apprendre («eu - mathès», «docilis»). Le mot anglais «docile» a gardé ce sens, perdu en français.
La rhétorique classique examine ensuite la situation dans laquelle se pose la question de l’attention. Aristote avait minoré et même critiqué le tour de force des sophistes pour capter l’attention. D’après lui, pour autant que l’orateur eût à capter l’attention du public, ce n’était certainement pas au début du discours, mais plutôt au cours de son exécution, quand les auditeurs commencaient à se lasser. Plus fondamentalement, il soulignait que la question de l’attention se situant à l’extérieur du discours, du côté du public, et non pas du côté de la logique comme force interne du discours, elle ne pouvait être qu’une annexe de la persuasion. Il reconnaissait cependant, et presque comme une exception, une situation dans laquelle, non seulement l’attention en général, mais sa captation en début de discours était légitime: lorsqu’il y avait conflit des attentions. Il citait Socrate: «Il est plus facile de faire l’éloge d’Athènes devant les Athèniens que devant les Lacédémoniens». Lorsqu’il y a conflit entre la cause et le public, ou entre l’orateur et le public, les techniques de captation de l’attention, permettant le passage de l’écoute attentive à la docilité puis à la bienveillance, deviennent légitimes. Or la rhétorique, en particulier dans l’argumentation judiciaire et politique, est un art stratégique. Elle est une science des conflits, une méthode non seulement de description du conflit, mais de sa sortie victorieuse. Les auteurs latins vont faire de l’exception aristotélicienne du conflit des attentions la situation type pour traiter l’attention.
Le troisième étage de la rhétorique est donc la résolution du conflit des attentions par la technique du détournement. Cette technique est présentée dans la théorie de l’exorde (introduction), première partie du discours. Soit la cause n’est pas conflictuelle et l’orateur peut entrer directement dans le discours. Soit il y a conflit - cette situation est considérée comme la plus générale- et l’orateur doit développer son exorde en recourant à l’»eph-odos» (chemin détourné), ou à sa version latine, l’»insinuatio» (action d’enfouir par le côté), c’est-à-dire au détournement de l’attention. La Rhétorique à Herennius fournit un répertoire type des moyens d’insinuation (2). Ayant ainsi capté l’attention du public, l’orateur va la re-diriger vers la cause, dans des conditions plus favorables.
La rhétorique de l’attention est donc loin de se résumer à une simple opposition entre attention et distraction, entre plus et moins d’attention. Elle comporte une typologie des attentions. Sur cette typologie, repose une économie interne de l’attention, de la concentration à la bienveillance en passant par la docilité. Cette économie est mise en oeuvre stratégiquement dans l’art du détournement et de l’exorde.
Il y a un legs de la rhétorique de l’attention, et, particulièrement dans le cas du détournement, une généalogie, une filiation assez claire. Certains étudiants se demandent peut-être encore pourquoi il ne faudrait pas entrer directement dans le sujet dès le début de la dissertation. En tout cas, des universitaires s’efforcent de relier la rhétorique à la nouvelle économie de l’attention (3). Je m’y risquerai à propos de la lecture.
Sur le détournement en général, Guy Debord et Gil Wolman sont de bons guides, qui opposent, dans leur «Mode d’emploi du détournement», les détournements inconscients ou occasionnels de l’expression contemporaine à la publicité: «plus que dans la production esthétique finissante, c’est dans l’industrie publicitaire qu’il faudrait en chercher les plus beaux exemples».
Ce qui caractérise, en effet, la publicité et le marketing, c’est la généralisation du procédé du détournement. Dès la mise en place des agences de publicité, à la fin du XIXème siècle, le détournement concurrence la publicité directe, l’»attention away» prépare l’»attention forward». Certains exemples sont justement célèbres: la récupération de l’Independance Day, de la statue de la liberté et du féminisme par Edgar Bernays pour relancer la consommation de cigarettes, le détournement des rites de fin d’hiver et le lancement du Père Noël par l’Agence Watson, pour une campagne Coca Cola. Dans une deuxième phase, la transformation de la culture et de l’information en produits d’appel pour la consommation devient une tendance irrésistible, remarquablement synthétisée par Patrick Le Lay. Enfin les économies numériques de l’attention se mettent en place, notamment avec le modèle bi-faces illustré par Google. La nouveauté, ici, c’est que le détournement de l’attention s’autonomise par rapport au contenu pour s’appuyer directement sur les usages du public, comme pour confirmer rétrospectivement les réserves d’Aristote.
ATTENTION ET LECTURE
Si les lettres sont, au sens strict, les éléments du début de la grammaire, l’art de la lecture - s’il faut lire, ce qu’il faut lire, dans quel ordre et comment, selon les termes d’Hugues de Saint Victor - relève de la rhétorique. Dans cette approche, le lecteur est d’abord l’orateur, celui qui se dresse devant le public, soit lisant un écrit extérieur, soit lisant dans son coeur («par coeur») le texte qu’il a composé et mémorisé. Lorsque Hugues rappelle les différentes définitions du mot lector, que les dictionnaires nous proposent toujours et toujours dans le même ordre, l’innovation est de mentionner le lecteur silencieux. L’apprentissage même de la lecture se fait dans cette perspective du lecteur orateur, celui qui sait persuader par sa lecture.
En confrontant, point par point, les différents éléments de la rhétorique de l’attention à celle de la lecture, nous ne serons pas étonnés de trouver d’abord le conflit des attentions. Le contexte est déplacé. Au débat judiciaire ou politique qui voit s’affronter des causes se substitue l’opposition sur le champ d’affrontement des cultures. Comme Pierre Legendre le souligne, la culture est secondarité. Toute culture est secondaire: en tant que culture, elle doit affronter ses ancêtres. La méthode de lecture inventée par Augustin - le plus important des rhéteurs chrétiens- fonctionne comme une certaine manière de traiter les deux cultures premières par rapport à la nouvelle culture chrétienne, la culture juive et la culture païenne, c’est-à-dire antique, grecque et latine. Dans un texte célèbre, Cassien avait déjà rattaché l’insuffisance de l’attention, la difficulté à se concentrer au conflit des représentations entre les cultures, et préconisé la constitution d’une catena, chaîne d’images et de textes, chrétienne et personnelle. Augustin propose de retourner contre les païens leurs propres armes, en s’appuyant notamment sur la lecture. Au passage je souligne que ce vol d’ancêtre recourt très précisément à l’art du détournement. Le lecteur chrétien - par excellence, le sujet en proie au conflit des attentions - est équipé d’une puissante technologie du détournement qui lui permet de mettre en place la catena chrétienne, chaîne de représentations et espace juridictionnel intime, au détriment des associations païennes.
Le deuxième élément au croisement des rhétoriques de la lecture et de l’attention est la concentration, l’attention soutenue. Les analyses contemporaines utilisent fréquemment la notion de «deep attention» (attention profonde ou soutenue). Mais il me semble nécessaire de distinguer, au moins, la lecture soutenue et le type d’attention qu’elle mobilise, et la lecture associée à la réflexion, l’enseignement classique de la lecture faisant de la première la base de la seconde.
L’échange entre lecture et attention se fait dans les deux sens. Dès Philon d’Alexandrie, et dans le droit fil des exercices spirituels de Pierre Hadot, ou des techniques de soi de Michel Foucault, le recours à la lecture, individuelle ou collective, est préconisé, comme technique d’apaisement, de concentration et de maîtrise de soi. En sens inverse, les techniques d’écriture et de lecture reconnaissent la nécessité de se concentrer pour lire et s’efforcent de la faciliter par différentes innovations: écriture séparée, lecture silencieuse, lecture littérale, découpage du texte, analyse par éléments brefs. On discrétise le texte pour garantir la continuité et la qualité du fil de lecture.
Mais c’est évidemment sous la forme de l’association entre lecture et réflexion que la rhétorique a élevé la lecture au rang de pratique initiale et centrale de la maîtrise de l’attention. Cette opération, pour l’essentiel, est le fruit de la rhétorique augustinienne, d’Augustin lui même, rhéteur du De Doctrina Christiana et auteur des Confessions, autobiographie d’un lecteur, à Hugues de Saint Victor, l’auteur augustinien du Didascalicon, traité de lecture du XIIème siècle. La rhétorique, suivant la politique augustinienne, devra être retournée contre elle même: à la fin, ce n’est plus un rhéteur, mais un lecteur chrétien qu’ institue une telle lecture. Selon cette méthode, l’activité de lecture est première et suivie par une activité réflexive du lecteur, la méditation, soit sur le texte, soit sur son propre état subjectif de lecteur. La lecture peut aussi être suspendue pour laisser place à la méditation; dans tous les cas, elle est un exercice de préparation à la méditation. Dans ce mouvement, celui qui lit se découvre comme lecteur, c’est-à-dire comme un virtuose de l’attention, entraîné et apte à conserver le texte toujours présent à son esprit, à développer une réflexion sur ce texte, puis une réflexion sur lui même réfléchissant sur le texte. L’implication dans la lecture est attention du lecteur à lui même en tant que lecteur.Tel est le sens du triangle lectio/memoria/meditatio, lecture/mémoire/réflexion. On sort ici de la lecture comme acte (le célèbre acte de lecture de la théorie contemporaine) pour faire intervenir le lecteur et sa temporalité subjective. On entre dans le monde de la lecture comme entraînement et exercice. La lecture devient le type même de l’exercice intellectuel, de la technique de soi.
Concentration, méditation, implication, ces trois types de relation entre lecture et attention produites par le détournement de la rhétorique classique, sont conservées dans le modèle de la lecture classique. Dans sa préface au livre de Ruskin «Sésame et les lys», Proust décrit une lecture qui, par elle -même, n’appartient pas à la vie de l’esprit, mais qui, bien conduite, en est la meilleure préparation. Il y a un sublime de la lecture comme art des commencements ancré dans la temporalité subjective du lecteur.
RHÉTORIQUE DE L’ATTENTION ET LECTURES INDUSTRIELLES
J’essaie maintenant de projeter les éléments ainsi collectés sur les divers croisements entre rhétoriques de l’attention et de la lecture dans le cadre des métamorphoses actuelles de la lecture, c’est-à-dire la lecture numérique, ou, plus exactement, ce que j’ai proposé d’appeler les lectures industrielles (4).
Une première hypothèse peut être faite sur la nature du déficit d’attention et son origine. L’approche contemporaine courante, notamment aux Etats-Unis, revient à opposer purement et simplement l’attention et la distraction, définie comme une carence d’attention. La génération numérique, quel que soit le nom qu’on lui donne, serait une génération distraite. La distinction opérée par les Grecs et travaillée par les Latins entre les trois types d’attention recherchée par l’orateur permettrait déjà d’introduire dans ce débat une dose minimale de subtilité. Mais le plus important reste bien la situation décrite par Aristote comme exceptionnelle: le conflit des attentions. Le déficit d’attention n’est pas seulement un problême psychologique ou un phénomène générationnel. Il prend fond sur un conflit entre les différentes attentions, étendu, comme cela avait déjà été le cas avec la rhétorique chrétienne, du conflit de situation au conflit des cultures. C’est ce conflit des cultures, entre la culture classique s’appuyant notamment sur la lecture du livre imprimé, et la culture industrielle intégrant de manière contradictoire le numérique, qui forme le cadre général du conflit contemporain des attentions.
A ce jeu, la catena scolaire est en situation de faiblesse face à la catena audio-visuelle et numérique. La lecture numérique se développe en effet sur un fond, attesté et indiscutable, de diminution des pratiques de lecture de la presse et du livre imprimés, et de baisse des performances de lecture. L’opposition entre attention et distraction résulte donc d’un faisceau de tendances: la faiblesse du savoir-lire classique, la passivité ou l’inter-activité caractéristiques de la «culture de l’écran» (Olivier Donnat), l’absence d’une véritable culture numérique, et finalement une lecture numérique sans savoir lire.
Cependant il ne suffit pas de constater ce conflit des attentions et d’évoquer ce qui le nourrit. On aimerait saisir dans le cas de la lecture numérique ce qui distingue ces deux attentions en opposition. Il me semble que la culture classique mobilise une attention orientée texte, tandis qu’à la culture industrielle correspond une attention orientée medium. L’attention orientée vers le texte est autorisée et facilitée par le livre qui précisément comme medium sait s’effacer pour se mettre au service du texte. La forme typographique du livre influe évidemment sur la réception par le lecteur. Néanmoins, l’attente première du lecteur à l’égard du livre est de pouvoir se concentrer sur le texte en oubliant les opérations médiatiques, traitées comme des routines. Le medium numérique ne se laisse pas oublier si facilement. L’attention orientée vers le medium et son déchiffrement est sensible à la situation de communication, ce que Barthes appelait l’aventure sémiologique. Elle a un rôle prépondérant dans la lecture numérique comme l’ont montré certaines recherches sur les attentes des lecteurs à propos des liens hypertextuels (5). Le conflit entre attention orientée texte et attention orientée medium est particulièrement caractéristique des lectures des jeunes générations qui adorent décrypter les médias, au risque, comme il leur est souvent reproché, de se désintéresser du texte, du «contenu» ou du «sens». Cependant il est particulièrement futile de prétendre échapper à ce conflit des attentions: c’est le centre de l’affaire, la situation réelle de la lecture.
La lecture numérique peut-elle, au même titre que la lecture classique, ou selon un cheminement spécifique, jouer le rôle de «préparation à la vie de l’esprit» défini par Proust? Je reprends ici les trois types d’articulation entre la lecture et l’attention évoqués plus haut: concentration, réflexion approfondie, implication.
Les psychologues ont - semble-t-il- largement démontré que l’articulation entre concentration et lecture numérique fonctionnait mal. Les conditions concrètes de la lecture numérique, en particulier la surcharge cognitive qu’elle induit, sont défavorables à la concentration et nuisent à la continuité du fil de lecture. Bien sûr, on peut attribuer cette déficience à l’état actuel de la technique de lecture numérique et prévoir des améliorations, par exemple avec les liseuses. Néanmoins le cadre général et le principe directeur des lectures industrielles, telles que j’ai essayé de les analyser, consistent en une contradiction entre l’économie de l’attention propre aux industries culturelles numériques comme Google, Amazon, Apple, et le développement toujours suspendu et toujours reporté d’une véritable technologie de lecture numérique. Pour les industries de lecture, l’objectif n’est pas de favoriser et d’équiper la concentration du lecteur sur son texte, sa lecture ou sa position de lecteur, mais plutôt de le détourner de sa lecture numérique, de le divertir au profit du marketing.
Réflexion et lecture numérique: c’est le grand mérite de Nicholas Carr (6) d’avoir élargi l’interrogation au delà des seules difficultés de concentration dans l’acte de lecture numérique. Il le constate de manière très simple: «Je ne réfléchis plus de la même manière qu’avant». Les explications de ce phénomène par les psychologues et neurologues sont encore largement ouvertes et débattues. Néanmoins, comme Maryanne Wolff l’explique dans «Proust and the squidd» (Proust et le calamar), l’approche des psychologues rejoint ici la philosophie et la rhétorique de la lecture, et non le seul Proust, pour constater que la pratique de la lecture numérique, en tant que pratique culturelle, est loin de remplir le cahier des charges de la lecture hérité de la lecture classique, en particulier autour du triangle lecture/ mémoire/ réflexion.
Une faiblesse de Carr me semble être être la sous estimation de l’implication du lecteur et du rôle de l’exercice, comme s’il concevait la lecture comme une suite ou une combinaison d’actes de lecture. Dès lors que nous faisons intervenir le lecteur, c’est-à-dire son parcours de lecteur, sa mémoire de lecteur, sa conscience d’être lecteur, il faut faire place à l’exercice de lecture, et, concrètement, se demander en quoi consiste non seulement la technologie ou l’acte de lecture numérique, mais aussi l’exercice de lecture numérique. L’exercice de lecture numérique est précisément ce qui permet d’éviter la destinée de Nicholas Carr comme lecteur numérique, c’est-à-dire les addictions, la baisse d’énergie, les insuffisances de mémorisation, l’association défectueuse de la lecture et de la réflexion.
Si cet exercice de lecture numérique est dépendant de la mise en place d’une culture numérique, et de l’appropriation de cette culture par le lecteur, il en est aussi le lieu de formation. Un art de la lecture numérique doit pouvoir être constitué à travers l’exercice de lecture numérique, de manière autonome et critique à l’égard de la technologie existante.
J’espère avoir quelque peu persuadé le lecteur de la valeur du vieux matériel rhétorique pour nous aider à constituer un tel art de la lecture numérique.
(1) Roland Barthes, L’ancienne rhétorique, in «L’aventure sémiologique», Éditions du Seuil, 1985
(2) E.W.Bower, Ephodos and Insinuatio in Greek and Latin Rhetoric, The Classical Quaterly 8, (3-4), 1958
(3) Richard A.Lanham, The economics of attention: style and substance in the age of information, The University of Chicago Press, 2006
(4) Alain Giffard, Les lectures industrielles, in Stiegler, Giffard, Fauré, «Pour en finir avec la mécroissance», Flammarion, 2009
(5) Alexandra Saemmer, Penser la (dé-)cohérence, Bulletin des bibliothèques de France, 2011, n°5
(6) Nicholas Carr, Internet rend-il bête?, Robert Laffont, 2011
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Bibliothèque(s), la revue de l'Association des Bibliothécaires de France, m'a proposé de reprendre et fusionner les résumés de mes interventions aux Journées 2009 et 2011 des "Métamorphoses numériques du livre et de la lecture", organisées par l'Agence Régionale du Livre PACA à Aix. Cet article a les défauts d'un résumé. Les lecteurs qui souhaitent aller plus loin peuvent l'utiliser comme introduction, et se reporter aux références données à la fin du texte pour approfondir.
Bibliothèque(s) n° 64, La chaîne du livre numérique, octobre 2012
Site des "Métamorphoses numériques du livre et de la lecture" ARL PACA
Lecture classique et lecture numérique
La lecture numérique peut-elle se substituer à la lecture classique – j'entends ici la lecture du texte imprimé, telle qu'on l'apprend à l'école ?
Le reflux de la culture écrite classique n'est pas une conséquence du numérique, mais il forme bien le cadre dans lequel se développe le numérique.
Dans le cas de la lecture, ce reflux s'exprime sous deux formes: la diminution de la pratique de lecture, et l'affaiblissement du savoir-lire. Il est d'ailleurs difficile d'imaginer que reflux quantitatif et qualitatif de la lecture ne s'alimentent pas réciproquement.
L'enquête sur les pratiques culturelles des Français acte ainsi le recul de la lecture du livre imprimé et du journal. L’étude d’Olivier Donnat propose un modèle du rapport à la culture et aux médias. Elle observe le monopole d’une “culture d'écran” (télévision, vidéo, téléphone, ordinateur) dans les milieux socio-culturels défavorisés, et de l'autre côté, un “cumul des modes d'accès” où le livre reste présent. Cette époque de transition culturelle que nous connaissons se caractérise donc par une polarisation des modes d’accès entre groupes sociaux, mais aussi par une fragmentation au sein de chaque groupe, le livre perdant son rôle de référence unifiante pour l'accès à la culture et à la citoyenneté.
D'autre part, d'après les tests de la journée de préparation à la défense, seuls 65% des jeunes ne connaissent vraiment aucune difficulté de lecture. Les enquêtes de l'INSEE et de l'OCDE (PISA) sont concordantes. La baisse parallèle du nombre de lecteurs de livres et des performances de lecture s'observe dans de nombreux pays et touche toutes les générations.
On comprend mieux ainsi l'importance de la question de la lecture numérique. Deux scénarios semblent alors imaginables : l'un optimiste, où la lecture numérique compense la diminution de la lecture classique parce qu'elle peut la remplacer, l'autre où la lecture numérique se développe comme un compartiment d'une culture de l'écran distincte, voire opposée à la lecture de l'écrit.
Il n'existe aucun travail sérieux permettant de pondérer l'évolution quantitative de la lecture, dans son ensemble, intégrant donc le passage au numérique. Mais le point clé est évidemment de savoir si la lecture numérique peut prendre la place de la lecture classique: remplit-elle tous les éléments du cahier des charges cognitif et culturel de la lecture classique, et sinon, comment les deux lectures peuvent-elles cohabiter et composer ?
Tel est l'enjeu de la substitution de la lecture numérique à la lecture classique.
Un bilan de la lecture numérique
Depuis l’essai « Des lectures industrielles » paru dans Pour en finir avec la mécroissance, je m'efforce de proposer un bilan de la lecture numérique, nécessairement provisoire et qui suppose d'être actualisé régulièrement. En effet, il ne consiste pas seulement en un constat de l'évolution des techniques, ou un enregistrement des pratiques. Il doit intégrer les avancées scientifiques dans la connaissance de la lecture numérique et de la lecture en général – or, elles sont considérables en ce début du XXI ème siècle- et prendre en compte le débat philosophique sur ces questions.
La lecture numérique, donc, existe, en tant que pratique culturelle, mais elle ne remplit pas les conditions nécessaires d'une lecture générique parce qu'elle n'arrive pas à intégrer la lecture approfondie, attentive, associée à la réflexion.
Dans l’histoire de la lecture par ordinateur, on peut distinguer deux grandes périodes. Avant le web, la lecture à l’écran ne vise qu'à contrôler des fonctions de traitement informatique; l'accès au texte lui même n'est qu'un moyen, pas une finalité. Le web crée une nouvelle situation de lecture, grâce à la diffusion élargie d’une nouvelle catégorie d’écrits : les écrits numériques. On peut alors parler de lecture numérique. Mais si celle-ci existe, en tant que pratique dans un environnement technique donné, sa technologie spécifique est une technologie par défaut.
L'acte de lecture numérique, comme les psychologues vont le démontrer, s'avère compliqué et ardu parce qu'il se heurte à de nombreux obstacles: visibilité médiocre du texte sur écran, faiblesses de la typographie et de la mise en page, absence d'intégration du dispositif de lecture. D'où une difficulté fondamentalement opérationnelle qui se traduit par des interruptions répétées du fil de lecture. Cette difficulté est précisément l’effet de l’absence de technologie de lecture, elle-même distincte de la technologie de l’écrit numérique. Une technologie de lecture peut être de deux types : purement “intérieure”, transmise par l'enseignement et actualisée par l'exercice, ou bien, extériorisée et confiée à un système technique plus ou moins ad hoc. Bien que le programme d'une machine à lire ait été posé dès Memex, le dispositif imaginé par Vannevar Bush, un tel équipement, matériel et logiciel, reste toujours à réaliser dans le cadre du numérique. Pas plus ne s'est développée une technologie proprement humaine de la lecture numérique, intériorisée à la suite d'une formation et d'un entraînement.
Le deuxième point de ce bilan est le suivant : il existe un risque de convergence dans la lecture numérique entre le degré d'exécution de l'acte de lecture, le type d'attention mobilisée, et le type de lecture.
On constate une certaine confusion entre les différents degrés d'exécution de la lecture, et plus précisément entre la pré-lecture et la lecture. Dans la lecture classique, lorsque le lecteur ouvre un livre imprimé, toute une série de questions ont déjà été résolues : le livre contient bien le texte qu'il avait décidé de lire, disponible dans son unicité et son intégralité, lisible par quelqu'un comme lui… Cette situation nous semble naturelle, mais l'histoire de la lecture connaît cependant de nombreuses situations où l'écart entre le texte ou le médium et le lecteur est tel qu'il interdit cette entrée quasi directe et nécessite une préparation. Cette préparation à la lecture ou pré-lecture (praelectio) n’a de sens évidemment que si elle est suivie d'une lecture. La recherche d'informations ou la navigation initiale correspondant au survol préalable du web peuvent être qualifiées de pré-lecture numérique. Il s'agit pour le lecteur de repérer, collecter et recueillir, dans toutes les réponses à une recherche – ce qui suppose aussi l'interprétation des différents types de liens – , les contenus susceptibles de l'intéresser et de produire un texte propre à lire. Le lecteur qui n'a pas ces compétences simule cette opération de préparation, et, ne sachant pas pourquoi il a produit tel texte à lire, peut tout aussi bien penser qu'il en a réalisé la lecture, confondant ainsi pré-lecture et lecture, navigation et lecture numérique.
En ce qui concerne l'attention, Katherine Hayles a évoqué l'hyper-attention, une sorte d'attention multi-tâches qui serait caractéristique des jeunes générations. Il est assez raisonnable de reconnaître que l'environnement de la lecture numérique est peu favorable à une attention approfondie et même qu'il multiplie à l'envie les occasions de se déconcentrer. En revanche, plutôt que de poser qu'un style cognitif générationnel correspondrait, par une coïncidence heureuse ou non, aux caractéristiques du texte numérique, il me paraît plus juste de dire que ce médium requiert la capacité à articuler différentes vitesses de lecture, par exemple à associer le survol rapide du web et l'exploration méthodique de certains liens hypertextuels. Il nécessite aussi de réduire la surcharge opératoire afin de dépasser la simple scrutation pour aller vers une lecture plus soutenue.
Comment la lecture numérique se combine-t-elle avec l'attention? Les pédiatres, les psychiatres et les neurologues proposent différentes approches. Les associations de pédiatres émettent de fortes recommandations :“pas de TV jusqu'à 3 ans, pas de console de jeux personnelle avant 6 ans, internet accompagné à partir de 9 ans”. Les psychiatres, eux, distinguent l'hyperactivité du syndrome de déficience de l'attention – pouvant conduire à l'opposition – qui concernerait jusqu'à 4 % des jeunes (majoritairement des garçons). Quant aux psychologues et neurologues, ils ont mis en évidence des problèmes d'attention dans le cadre de la lecture numérique autour de la notion de “surcharge cognitive”. Ils désignent ainsi la situation d’un sujet qui, dans le cadre d’une opération principale à réaliser (ici la lecture), rencontre une série de questions – nécessitant de prendre des décisions dont dépendent d’autres opérations – tellement nombreuses qu’elles encombrent et parasitent la tâche principale. La surcharge cognitive est opérationnelle ; elle est liée à l'attention et distincte de la surcharge informationnelle. On peut distinguer trois cas de surcharge cognitive, liés aux problèmes de visibilité, de lisibilité, d'association de la lecture et de la réflexion. Les obstacles de visibilité (éclairage, taille des caractères) sont ceux qu'examine traditionnellement la typographie. La surcharge cognitive pesant sur la lisibilité se situe dans le temps et dans l'espace. La prise en compte des hyperliens à l’intérieur des textes et des sites est un bon exemple de surcharge cognitive dans le temps. Tout en lisant, le cerveau doit considérer l'intérêt éventuel des hyperliens et prendre la décision de les activer (ou pas). La surcharge cognitive dans l'espace s'illustre plutôt par la contrainte d'intégration de l'environnement multimédia et multitâches.
La question de l'association de la lecture et de la réflexion rejoint celle du type de lecture effectivement pratiquée dans la lecture numérique. L'art de lire de José de Moraïs nous suggère qu'il ne faudrait pas confondre lecture et compréhension. Mais savoir si la lecture menée de telle ou telle manière, prépare et encourage ou non la réflexion, reste néanmoins la question centrale. Et l'on constate qu'il est difficile, dans le cadre de la lecture numérique, d'aller au-delà d'une lecture d'information vers une lecture d'étude. Si la lecture ne se confond pas avec la réflexion, elle est bien le premier exercice qui prépare au second. Dans notre culture, la lecture n'est pas simplement un acte; elle est aussi un exercice et même le principal exercice pour maîtriser son attention. Or cette maîtrise de l'attention est inséparable de l'association des deux activités: lecture et réflexion.
Industries de lecture et lectures industrielles
Un tel bilan de la lecture numérique pointe évidemment certains risques qui sont largement commentés, en particulier celui de voir se croiser la nouveauté d'une pratique encore peu solide sur le plan de la technique et de la méthode avec la baisse, en général, des compétences en matière de lecture: une lecture sans savoir lire en quelque sorte.
Mais le livre de Nicholas Carr a permis d'élargir le regard qui pouvait être porté sur ce bilan de la lecture numérique, en relançant plusieurs interrogations: pourquoi l'absence d'une technologie de lecture numérique? pourquoi ces problèmes d'attention?
A ce stade, il faut introduire la notion d'espace des "lectures industrielles" , qui se manifeste d'abord comme l'émergence d'une industrie de lecture dont Google est le meilleur exemple. Les industries de lecture se situent au croisement des industries de l'information (informatique, télécommunications...), des industries culturelles (les “contenus”) et des industries du marketing. Elles comprennent plusieurs secteurs d'activité : la production de moyens de lecture (logiciels, navigateurs et moteurs de recherche), la production d’actes et de textes de lecture, et enfin la commercialisation des lectures et des lecteurs, secteur fondamental puisque c'est sur lui que repose le modèle économique. Si les industries de l’accès (les télécoms, par exemple) se situent hors de la chaîne du livre, se distinguant ainsi clairement des industries culturelles classique, les industries de lecture sont fondamentalement différentes des éditeurs: au lieu de se situer dans le sens de la "chaîne du livre", elles partent du lecteur. Plutôt qu'industries du livre, elles sont des industries de la lecture.
L'autre caractéristique des espaces de lectures industrielles, c'est le face-à-face des industries de lecture avec le public des lecteurs numériques du fait de l'abstention de la puissance publique ou culturelle. C'est une nouveauté considérable dans l'histoire de la lecture, puisque jamais la formation à la lecture n'avait été abandonnée au seul marché.
Ce face-à-face caractéristique permet de comprendre la situation de la lecture numérique. Si elle reste une technologie par défaut, c’est précisément parce que la commercialisation des lectures et des lecteurs est radicalement contradictoire avec cette tradition plus ou moins ancienne selon laquelle la lecture, et précisément la lecture comme exercice, est de l'ordre du personnel, du confidentiel. Pourquoi Google serait-il intéressé par un dispositif où la lecture redeviendrait privée, secrète, invisible et donc non commercialisable ? Remarquons aussi que les robots de lecture ne savent pas lire ! Larry Page le reconnaît lui-même, le système repose industriellement sur la rectification des erreurs dues à l’automatisation par l’utilisateur final. Autrement dit, à l'inlassable mais défectueuse lecture du robot doit correspondre une interminable rectification du lecteur, qui est donc supposé doté d'une grande compétence et d'une grande responsabilité.
La logique de l'attention
Les industries de lecture sont donc des industries de captation de l'attention.
L'économie de l'attention est un concept utilisé par certains économistes, à la suite d'Herbert Simon, pour rendre compte des relations entre information et attention. Pour atteindre son destinataire, l'information consomme une ressource : l'attention ; l'économie de l'attention est la valorisation de cette ressource. Elle s'appuie sur le modèle du marché à deux versants selon lequel des producteurs de biens ou de services interagissent avec deux groupes d’acteurs différents. C’est le cas, dans certains pays, des agences immobilières qui font payer leurs services à la fois aux vendeurs et aux acheteurs de biens immobiliers. Cette économie de l’attention est apparue de manière embryonnaire au XIXe siècle avec les journaux, qui s’adressaient d'un côté à un public de lecteurs (premier versant), de l'autre aux publicitaires (deuxième versant). L'économie des médias est donc un marché à deux versants, tandis que celle de l'édition reste une économie culturelle classique (achat d’un produit en échange d’une somme d’argent). Avec l’économie de l’attention, le passage entre les deux versants est industrialisé, et c’est précisément dans ce passage que les industries de l'économie de l'attention fonctionnent en tant qu'industries de lecture, selon le modèle de l'économie de plateforme. Elles peuvent ainsi proposer des publicités plus ciblées et personnalisées. Leurs moteurs d'industrialisation – et donc leurs machines de lecture en tant que telles – se situent au coeur de la plate-forme, là où l'activité circule d'un versant à l'autre. Ce qui était artisanal dans la presse est devenu un processus industriel.
Citons un exemple étonnant d’économie de l'attention : la numérisation des archives de Life sur Google Books donne accès à tous les numéros du magazine avec des sommaires, des liens hypertextuels et de la publicité contextuelle dans la marge. Or ces pages contiennent de la publicité en marge des pages de publicité des anciens numéros de Life, donc pour des produits qui n'existent plus ! Autrement dit, le marketing mort vient alimenter le marketing vivant… Prenons un autre exemple : les moteurs de recommandation font l'objet d'une vive compétition industrielle, pour laquelle des budgets énormes sont engagés. Les moteurs de recommandation signalent que “les acheteurs de tel livre ont aussi acheté tel autre livre” (mais ce pourrait être aussi bien telle destination touristique, ou tel objet de la vie quotidienne: l'avenir du livre comme produit d'appel pour la consommation est en marche). On se situe ici dans les “eaux tièdes” du numérique : il ne faut pas que les lecteurs aient l'impression d'être manipulés, ni dépassés intellectuellement par les recommandations qui sont donc travaillées pour être mieux acceptées. Avec le moteur de recherche, le moteur de recommandation est la technologie caractéristique de l'économie de l'attention.
Finalement les industries de lecture ne visent pas à faciliter la lecture, mais plutôt à la détourner vers autre chose, à la transformer en “hits”, en points d'accroche de la publicité. Le travail de l'économie de plateforme consiste précisément en cette transformation de la lecture humaine en lecture industrielle. Or la lecture industrielle est une non-lecture : le rapprochement entre une adresse informatique et un environnement de signes à un moment donné.
Ce type de dispositifs ne connaît pas la personne comme lecteur ni le contenu comme texte. “Is there a text in this industry ?” est la question qui sous-tend la captation de l'attention par les industries de lecture.
Lecture et réflexion
L’extrait qui suit provient d'un texte admirable de Proust, qui tient lieu d’introduction au livre Sésame et les lys de John Ruskin:
Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clés magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte de demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l'effort de notre coeur, mais comme une chose matérielle déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d'esprit.
Cette introduction est un véritable traité de la lecture. Selon Proust, il ne faut pas confondre la lecture et la vie de l'esprit, ne pas mélanger l'opération préparatoire et l'étape suivante qui constitue sa véritable finalité. Ce texte reprend une notion traditionnelle dans la philosophie de la lecture : l’association de la lecture et de la réflexion (“lectio” et “meditatio”), introduite par Augustin. Au lieu de prendre la lecture pour la réflexion (ou la méditation), Proust la considère comme une activité préparatoire à la réflexion, un art des commencements. Dans son livre, Proust et le calamar, Maryanne Wolf rappelle que les conceptions contemporaines des neurologues rejoignent sur ce point la philosophie de la lecture.
Évidemment, l'association entre lecture et méditation est au centre de la pratique de la lecture comme technique de soi. Mais toutes les formes de lecture d'étude – y compris celles qui se limitent aux premiers degrés d'interprétation – font appel à l'association entre lecture et réflexion. Il existe évidemment d'autres formes de lecture, comme une certaine lecture d'information, d'ailleurs critiquée par Proust ; mais elles n'ont pas la même portée.
Or c’est précisément cette association que la lecture numérique rend difficile. Dans la perspective de la lecture classique, l'école transmet le type de concentration permettant d'associer lecture et réflexion, normalement intégrée à la méthode d'enseignement de la lecture et de la littérature. En revanche, dans le cas de la lecture numérique, les mêmes obstacles qui perturbent la visibilité et la lisibilité, et contrarient l'attention, s'opposent à l'association de la lecture et de la réflexion.
Pour une critique pharmacologique
La lecture numérique soulève donc un certain nombre de difficultés d'ordre culturel et cognitif. Du point de vue du lecteur, la logique de l'attention est centrale puisqu'elle relie les questions de lisibilité et de réflexion. Mais il faut aller au-delà de ce constat pour développer une “pharmacologie” – terme que nous utilisons à Ars Industrialis* – de la lecture numérique autour de l'attention. Autrement dit, il faut construire une critique pharmacologique de la technique de lecture numérique.
Certaines analyses relient la surcharge cognitive à un effet de distraction, soit à un défaut de concentration ou d’attention soutenue. Cette notion de distraction, passage d'un monde de représentations à un autre, est au cœur du débat sur la relation des enfants et des jeunes avec le numérique. Concernant la lecture numérique, on doit se demander s'il suffit d'opposer attention et distraction, en insistant sur la difficulté des lecteurs à se concentrer et sur les risques de distraction au cours de la lecture. La situation devrait plutôt être pensée comme un conflit entre l'attention orientée texte (celle qui suit le fil de la lecture) et l'attention orientée média (celle qui doit résoudre une série de questions posées par le média). La puissance du livre imprimé classique – en tant que média – réside précisément dans sa capacité à se faire oublier, permettant au lecteur de se concentrer sur le texte. Nous devons travailler pour essayer de comprendre les mécanismes de cette concurrence entre attentions, sans écarter de manière péremptoire l'attention orientée média, en dépit du fait qu'elle soit aujourd'hui nettement défectueuse.
Dans son livre La distinction, Pierre Bourdieu définissait trois types de rapports à l'art et à la culture : celui des prolétaires (hors de la norme, inacceptable pour la société dominante), celui de la bourgeoisie ou de la grande bourgeoisie (accès direct à l’oeuvre, et fréquentation familière de l’oeuvre) et celui de la petite bourgeoisie (toujours autour de l'oeuvre). En suivant Bourdieu, on pourrait voir le petit bourgeois non pas comme un homme de livre, mais comme un homme de catalogue, un amateur du “péri” (ce qui est autour) et du “méta” (ce qui est au-dessus). Le lecteur numérique fait le grand écart entre deux positions : il a un accès technique direct aux oeuvres grâce à la numérisation mais se comporte comme un petit bourgeois du point de vue des réseaux sociaux, de la place et du plaisir pris au décryptage du medium. Il faut éviter la confusion entre déficit cognitif et attention aux médias, et ne pas attribuer au seul numérique et aux industries de lecture certains des traits les plus fondamentaux de notre société.
On observe une continuité manifeste entre l'économie de l'attention, les technologies de lecture numérique, la psychologie de la lecture (le conflit entre les deux attentions) et le contenu culturel de la lecture. En résumé, l'absence d'une technologie de lecture numérique intégrée et les difficultés d'ordre technique de la lecture numérique (avec le poids de l'attention orientée média) s'expliquent par l'orientation centrale de l'économie de l'attention, qui vise à nous détourner du cours régulier de notre lecture pour nous réorienter vers la publicité et n'est pas intéressée à nous proposer une technologie intégrée de lecture.
Inversement, il n'y a pas de déterminisme. Si la lecture numérique est dépendante d’une technologie par défaut et que celle-ci est un produit de ce type d'industrialisation, il suffit de modifier l’industrialisation pour permettre d'autres manières de lire avec d'autres technologies. La lecture numérique n'est ni inconcevable, ni condamnée. Au contraire, tous les éléments pour un vrai design de la lecture numérique sont réunis; c’est le contexte industriel qui fait défaut. L'objectif de cette critique pharmacologique de l'attention n'est pas simplement théorique. La prise de conscience sur les questions de lecture s'est accélérée.
Pour accompagner cette période de transition appelée “conversion numérique” par Milad Doueihi, nous devons proposer dans les années qui viennent une sorte d'art de la lecture numérique qui s'appuiera sur une pharmacologie de l'attention. Celle-ci consisterait d'abord à conserver la lecture classique comme lecture de référence (en partant du principe que la lecture numérique ne peut pas se substituer à la lecture classique), ensuite à réintroduire la notion d'exercice dans la lecture numérique (le lecteur n'est pas tant qu'une suite d'actes de lecture, qu'une mémoire des textes et de l'art de lire), enfin à considérer le contenu de l'attention orientée média, qui entre en concurrence avec l'attention orientée texte, provoquant ce que certains comprennent comme un phénomène de distraction, et qui ne concerne plus seulement les jeunes mais tous les lecteurs numériques. Il faut veiller à ne pas confondre l'hyperactivité, l'hyperattention et une attention certes défectueuse mais nécessaire à la lecture. De même, il ne faut pas confondre le lecteur qui est contraint et l'industrie de lecture qui contraint.
C'est pourquoi j'associe étroitement la critique de la lecture numérique, les humanités numériques et l'humanisme numérique, c'est-à-dire la conception de la lecture comme technique de soi.
Articles et ouvrages cités:
(ordre de citation dans l'article)
Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, enquête 2008, La Découverte, Ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
Vannevar Bush, As we may think, july 1945, Atlantic Magazine
Katherine Hayles, Hyper and deep attention: the generational divide in cognitive modes
José de Moraïs , L'Art de lire, 1999, Odile Jacob
Nicholas Carr, The Shallows : What the Internet is Doing to Our Brains, Norton, 2010.
Herbert Simon , Designing Organizations for an Information-Rich World, in Martin Greenberger, Computers, Communication, and the Public Interest, Baltimore, MD: The Johns Hopkins Press, 1971
Pierre Bourdieu , La Distinction. Critique sociale du jugement. Les Editions de Minuit, 1979
John Ruskin, Sésame et les Lys, traduction, préface et notes de Marcel Proust, Payot & Rivages, 2011.
Maryanne Wolf , Proust and the squid: the story and science of the reading brain. Harper Collins, 2007
Milad Doueihi , La Grande Conversion Numérique. Points, Le Seuil, 2011
Références personnelles:
(suivant les parties de l'article)
Lecture classique et lecture numérique
Lecture numérique et culture écrite
initialement publié sur le site Skolè
Un bilan de la lecture numérique
"Des lectures industrielles" dans "Pour en finir avec la mécroissance. Quelques réflexions d’Ars Industrialis", avec Bernard Stiegler et Christian Fauré, Flammarion, 2009
La logique de l'attention
Les industries de lecture et la logique de l'attention (vidéo)
Lecture et conflit des attentions (vidéo)
Industries de lecture et lectures industrielles
Critique de la lecture numérique :The Shallows de Nicholas Carr, in Bulletin des Bibliothèques de France BBF n°5, 2011
Pour une critique pharmacologique
L'industrialisation du lecteur, p 342-355, in Médium 32-33, "Copie, modes d'emploi", 2012
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Le 14 décembre 2012, l'équipe du projet de recherche ANR ANAMIA présentait à la BNF ses travaux sur "La sociabilité Ana-Mia: une approche des troubles alimentaires par les réseaux sociaux en ligne et hors ligne". (1)
La conférence était intitulée: "Comprendre le phénomène pro-ana: corps, réseaux et alimentation".
Antonio Casilli m'avait invité à introduire la première session, "Environnement numérique et écriture de soi", où intervenaient Serge Tisseron et lui même.
J'ai repris ici cette introduction avec quelques modifications.
Si Antonio Casilli m'a proposé d'ouvrir cette première session, ce n'est certainement pas en raison de mes connaissances sur l'anorexie qui étaient à peu près nulles avant de prendre connaissance du passionnant dossier qu'il a rassemblé; il a dû plutôt pensé, j'imagine, à mon travail sur la lecture et l'écriture numériques, et sur les techniques de soi.
Il me fallait bien tout de même apporter quelque chose ici, et j'ai pensé contribuer à cette session en venant avec un mot. C'est un mot latin, le mot "Commentum", dont je viens de découvrir les multiples significations et qui me servira donc d'entrée.
Commentum et Commentarium évoquent pour nous inévitablement le texte sur le texte, l'explication d'un texte premier, comme dans ces commentaires qui glosent les articles publiés sur les sites pro-ana. Cette signification est pourtant secondaire et tardive.
Commentum d'abord est le plan, la chose projetée, le produit d'une pensée appliquée à un objet, le fruit d'une méditation. Et Commentarium désigne le recueil de notes, l'aide mémoire, le journal. C'est le mémoire d'un projet, notion qui correspond assez exactement aux sites personnels publiés par les anorexiques.
Le verbe Commentor (et Commentatio qui en dérive) signifie « faire des exercices », « étudier », « s'exercer ». Il s'applique aux exercices des gladiateurs, à la répétition de la déclamation, à la pratique de méditation. Il introduit ainsi cette notion d'entraînement, de régime qui est au centre de notre sujet.
Enfin, dernière signification, Commentum est le terme technique de rhétorique retenu par les Latins pour désigner le raisonnement probable, la production du vraisemblable dans le discours.
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Avec l'exemple des sites "pro-ana" ou "ana-mia", la tendance de l'environnement numérique à former, déformer et formater les écritures de soi, est repoussée vers de nouvelles limites, elles même provisoires.
Comme c'était déjà le cas pour les blogs, l'écriture numérique facilite la production et la publication des aide -mémoires: le carnet de régime, le journal de l'amaigrissement, les annotations qui l'accompagnent. Le numérique, environnement de travail et environnement de publication, introduit ainsi toutes sortes de déplacements entre les coulisses et la scène, l'espace de l'intimité et celui de l'exposition. La participation du public caractéristique du numérique est bien illustrée par les commentaires des lecteurs.
L'écriture de soi des anorexiques semble aussi passer par un type de protocole qui suppose de représenter crûment et mettre en scène le corps en modification. Les sites permettent d'associer les deux versants de l'expérience pro-ana: l'exposition de la faim, et la performance du jeûne. C'est une semblable virtuosité que décrit Kafka dans le récit Ein Hungerkünstler. Les traducteurs français ont d'ailleurs hésité sur le titre, partagés entre les deux aspects de l'expérience, proposant d'abord "Un champion de jeûne" puis le plus littéral "Un artiste de la faim".
Les commentaires des lecteurs assurent le passage de l'exposition de soi à la validation de la performance. Sur internet, le public devient témoin; il atteste de la valeur de l'expérience, rôle qui revient, avec les difficultés que l'on voit, à l'impresario, dans le récit de Kafka.
D'autre part - c'est le point que je crois le plus important et qui correspond aux aspects dramatiques de la situation des anorexiques – cette performance tire son sens de rendre effectif et spectaculaire un certain régime, un engagement dans l'exercice, un entraînement. Les jeunes filles se nomment elles-même des «régimeuses», mot d'une laideur exceptionnelle mais moderne, et pour ainsi dire télévisuelle (2). C'est le régime qui distingue l'anorexie, et particulièrement celle des pro-ana, l'anorexie exposée, des autres troubles de l'alimentation (obésité, boulimie).
Dans le commentaire qu'il a donné du récit de Kafka, Peter Sloterdjik pose d'abord que la tendance moderne à la dé-spiritualisation des ascèses n'a nullement entraîné la disparition de la vie positive de l'exercice (3). Puis il définit Kafka comme l'instigateur d'une «théorie négative de l'entraînement». Cette théorie est pharmacologique: tout entraînement en cache un deuxième, l'acquisition de la capacité, ici maigrir, emportant nécessairement la perte ou l'inhibition d'une autre capacité, ou d'une autre version de la capacité.
Les techniques de soi – lorsque nous parlons d'écriture de soi, nous faisons référence aux exercices spirituels de Pierre Hadot et aux techniques de soi de Michel Foucault – sont échappées depuis longtemps de l'enclos de la conscience ascétique. Elles témoignent pour l'exercice en tant que tel dans une société où le régime général, la consommation, punit et chasse l'exercice et l'entraînement.
Maais les techniques de soi sans doctrine, sans référence transcendantale, doivent bien trouver quelque part leur esprit, leur inspiration. Elles semblent le trouver ici – c'est la « thinspiration » - dans l'image et le rôle des mannequins de mode.
Autrement dit, l'écriture de soi des anorexiques sur les sites pro-ana est confrontée à l'industrialisation de l'inspiration, c'est-à dire aux industries de la faim.
(2)Certaines pro-ana refusent d'être confondues avec les régimeuses, qui est une appellation plus globale.
(3)Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Libella Maren Sell, 2011
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On trouvera ci dessous un compte rendu de lecture initialement publié dans CCP, cahier critique de poésie 22, en 2011. Je remercie Emmanuel Ponsart de m’avoir autorisé à le reprendre ici. L’indication sur Khayati ne figure pas dans la version intiale.
Correspondance volume ‘‘0’’ est une boîte d’archives passée par l’imprimeur. Le premier dossier contient la correspondance de Debord de 1950 à 1957 ; le deuxième des lettres retrouvées, adressées à différents destinataires, à diverses périodes ; vient, ensuite, un paquet de lettres de 1967 envoyées à des américains ; et, enfin, l’index général.
volume ‘‘0’’ est d’abord le titre donné par l’éditeur à la correspondance des premières années. Huit livres sont déjà parus; celui-ci est le dernier. Dans la préface du volume 1, publié il y a plus de dix ans, Alice Debord, s’inquiétant de la perte ou de l’indisponibilité de certaines lettres, soulignait que ce manque était surtout sensible pour les pièces les plus anciennes, dont la collecte, plus difficile, serait plus longue.
Outre cet aspect pratique, le titre volume ‘‘0’’ fait allusion, par une sorte de coquetterie éditoriale, et sans crainte de lasser, au thème de la circularité et de la reprise au commencement.
Un curieux portrait que Debord trace de son activité donne le ton des lettres rassemblées ici. Après avoir souhaité un « style de travail qui est le minimum indispensable pour une action organisée à l’échelle internationale », il se décrit ainsi :
« En ce moment je ne cesse d’écrire, de copier des textes, ou de donner des instructions par téléphone comme un businessman (?) ».
En effet, les lettres nous le montrent sans cesse affairé, harcelant libraires et galeristes, commandant des impressions et réceptionnant des livraisons, mettant la main lui même par des affichages et des envois.
Quelles sont donc en ce temps les affaires du businessman lettriste ? Il fait commerce d’hostilités. Dans une lettre remarquable – à propos d’une réclame dans Potlatch pour la revue de Marcel Marien, Les Lèvres Nues – il écrit :
« Un appel direct s’accommode mal avec ‘‘notre public’’ hostile en majorité, et que seule la formule du cadeau gratuit permet d’insulter à domicile. »
La remarque assaisonne drôlement le sens de Potlatch, parfois présenté, au risque de lénifier, comme une manière d’émulation artistique. Debord s’en tient à la définition classique trouvée chez Mauss : « Le potlatch est une guerre ». L’hostilité est réciproque. Il ne se contente pas de susciter et constater l’hostilité du public. Il débusque ses mauvais goûts, dénonce sa misère, cherche sa réprobation. Une telle perspective désolera les lecteurs de ce début du XXIe siècle qui ont appris dans les Cultural Studies et toutes sortes d’autres sciences sociales, fraîchement apparues et nonobstant impérieuses, que le public est autonome dans son économie, créatif dans ses pratiques, et souverain dans ses goûts, en un mot inattaquable. Cette hostilité peut paraître démesurée ; comme dit Ettore Sottsass, le (génial) designer et architecte italien: « un movimiento formato da genii come te i tuoi amici francesi è fuori delle mia misura ». Mais Sottsass se trompe : l’hostilité de Debord n’est pas démesurée, elle est stratégique et tactique. C’est son idée fixe, sa fureur qui culminera dans la tirade du public du prologue de In girum imus nocte.
Théoriquement, l’hostilité publique est aussi la première version, le prototype de la critique du spectacle.
Les lettres retrouvées comprennent un document majeur qui fait l’intérêt principal du volume. Ce n’est pas une lettre, mais une note dactylographiée de onze pages, intitulée « Les Mots », écrite fin 1962. Il ne semble pas que ce document soit signalé dans les Œuvres Choisies, ni dans le deuxième volume de la correspondance.
Dès le premier numéro de l'Internationale Situationniste (1958), quelques définitions de base avaient été proposées: situation construite, situationniste, situationnisme, psychogéographie, psychogéographique, psychogéographe, dérive, urbanisme unitaire, détournement, culture, décomposition.
Mustapha Khayati publiera dans le numéro 10 (1966), sous le titre "Les mots captifs", une "Préface à un dictionnaire situationniste":
"C'est en quelque sorte un dictionnaire bilingue, car chaque mot possède un sens "idéologique" du pouvoir, et un sens réel, que nous estimons correspondre à la vie réelle dans la phase historique actuelle."
Mais ce projet de dictionnaire situationniste, dont la note de 1962 est en quelque sorte l’ossature, devait rester inabouti.
Pour qui s’intéresse à la formation de la théorie de l’Internationale Situationniste, au passage de l’hostilité du potlatch à la critique du spectacle, ce document est passionnant.
Produire collectivement un tel dictionnaire suppose remplies deux conditions : disposer d’un certain nombre de notions originales qui supportent la présentation en liste alphabétique ; mais aussi savoir dresser une telle liste. Elle peut être un vocabulaire ; mais si le vocabulaire formalise une théorie déjà bien établie, il n’est pas un bon instrument pour la construire. C’est par l’abus d’un tel vocabulaire, entre autres, que se ridiculisaient les pro-situs après 68. Le dictionnaire pointe la différence entre les définitions. Finalement il tend à donner une valeur de référence à la définition conservatrice et trouble le détournement. L’index flatte l’esprit de groupe et permet d’élever au rang de contribution les articles les plus éclectiques. Mais il étale et accentue les discordances. C’est une sorte de fédéralisme, de girondisme dans le langage qui convenait mal au style de l’Internationale Situationniste et au caractère de Debord. Le lexique est bien : les mots sont relancés comme dans un coup de dés.
Dans une lettre à Vaneigem, Debord qualifie sa liste de « rassemblement de mots ». Il y donne quelques indications sur le détournement de la forme dictionnaire et la « sécheresse absolue » qu’il convient d’y mettre. Le relevé donne un état de la théorie situationniste à mi-parcours et de l’inflexion que Debord veut y apporter. « Séparation », par exemple, n’y figure pas. Au mot « spectacle », le texte insiste sur son antériorité et sa récurrence dans les publications du groupe. Certains mots sont soulignés et forment une sorte de noyau théorique. D’autres sont des passants, des candidats hypothétiques. Dans cette catégorie, j’aime bien l’entrée suivante :
« – beatniks ? ? ? »
L’index qui clôt le volume mentionne près de trois mille noms propres dans l’ensemble de la correspondance. Contemporains mis à part, les auteurs que Debord, les lisant ou les éditant, a le plus fréquemment cités sont : Marx (84 fois), Machiavel (54), Clausewitz (45), Hegel (45), Bakounine (29), Sade (26), Gracian (24) et Dante (21). À ces statistiques, on voit que les lectures apaisées n’étaient pas son fort.
Guy Debord
Correspondance
volume ‘‘0’,’ septembre 1951 – juillet 1957
complété des « lettres retrouvées » et de l’index général des noms cités.
Librairie Arthème Fayard, 2010
448 p., 29,50 Euros
texte paru d’abord dans
CCP, cahier critique de poésie, 22
centre international de poésie Marseille, 2011
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