Le 4 Mars 2005, à 19h
Au Centre international de poésie de Marseille
« Les enjeux contemporains du processus de grammatisation.
Grammatisation et individuation à l’âge numérique »
Que Google envisage en partenariat avec des bibliothèques la numérisation de 15 millions d’ouvrages n’est pas un événement mineur, et que l’initiative vienne de l’industrie des moteurs de recherche n’est pas fortuit : cela nécessite une interprétation – et un effort de mémoire.
Cette événement s’inscrit dans la longue histoire du processus de grammatisation qui caractérise la civilisation occidentale.
J’appelle grammatisation un processus dont la littération n’est qu’un moment. Non pas un moment parmi d’autres, puisqu’il rend possible la pensée de la grammatisation elle-même, mais un moment dans une tendance à la discrétisation du continu, supportée par ce que je nomme des rétentions tertiaires, et qui s’est aussi exportée dans les machines et les appareils.
Le premier à avoir thématisé la question de cette exportation ou déportation qui est aussi une extérorisation au sens de Leroi-Gourhan est Platon, qui parla d’hypomnèse.
Il est intéressant de se pencher sur le sort des hypomnémata tel que le fit Michel Foucault (L’écriture de soi, texte majeur passé inaperçu et que je commente dans Mécréance et discrédit), et de mettre son analyse en relation avec celle des livres de compte que Max Weber exhume comme condition de la naissance du capitalisme dans l’esprit de la Réforme – laquelle n’aurait pas eu lieu sans l’imprimerie.
Mais ce n’est fécond, et non pas simplement précieux, que si cela nous permet d’enchaîner sur le développement machinique et industriel qui a conduit aux appareils contemporains de la grammatisation, et par lesuqels s’intègrent machines de production et appareils technologiques et sociaux à l’âge hyperindustriel des technologies culturelles et cognitives, infrastructures aussi bien que superstructures de ce qui appellerait de la part de l’Europe une économie politique et industrielle de l’esprit.
Je proposerai dans cette intervention de montrer comment la grammatisation a été pensée ces dernières décennies à partir d’un concept d’usage qui rend proprement inconcevable la question des pratiques hypomnésiques telle que par exemple Foucault la scrute chez les Stoïciens et les Chrétiens primitifs, et pourquoi il faut revenir à la question de l’otium comme ensemble de pratiques des hypomnèses – ce que sont aussi les technologies numériques.
Bernard STIEGLER
Philosophe
Directeur de l’IRCAM
Ex-directeur adjoint à la recherche de l’INA
A publié notamment « La technique et le temps », tomes I, II, III, « Echographies de la télévision » avec Jacques Derrida, « De la misère symbolique », « Philosopher par accident, entretiens avec Elie During », et « Aimer, s’aimer, nous aimer ». Son dernier livre est « Mécréance et discrédit ».
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