Le 14 décembre 2012, l'équipe du projet de recherche ANR ANAMIA présentait à la BNF ses travaux sur "La sociabilité Ana-Mia: une approche des troubles alimentaires par les réseaux sociaux en ligne et hors ligne". (1)
La conférence était intitulée: "Comprendre le phénomène pro-ana: corps, réseaux et alimentation".
Antonio Casilli m'avait invité à introduire la première session, "Environnement numérique et écriture de soi", où intervenaient Serge Tisseron et lui même.
J'ai repris ici cette introduction avec quelques modifications.
Si Antonio Casilli m'a proposé d'ouvrir cette première session, ce n'est certainement pas en raison de mes connaissances sur l'anorexie qui étaient à peu près nulles avant de prendre connaissance du passionnant dossier qu'il a rassemblé; il a dû plutôt pensé, j'imagine, à mon travail sur la lecture et l'écriture numériques, et sur les techniques de soi.
Il me fallait bien tout de même apporter quelque chose ici, et j'ai pensé contribuer à cette session en venant avec un mot. C'est un mot latin, le mot "Commentum", dont je viens de découvrir les multiples significations et qui me servira donc d'entrée.
Commentum et Commentarium évoquent pour nous inévitablement le texte sur le texte, l'explication d'un texte premier, comme dans ces commentaires qui glosent les articles publiés sur les sites pro-ana. Cette signification est pourtant secondaire et tardive.
Commentum d'abord est le plan, la chose projetée, le produit d'une pensée appliquée à un objet, le fruit d'une méditation. Et Commentarium désigne le recueil de notes, l'aide mémoire, le journal. C'est le mémoire d'un projet, notion qui correspond assez exactement aux sites personnels publiés par les anorexiques.
Le verbe Commentor (et Commentatio qui en dérive) signifie « faire des exercices », « étudier », « s'exercer ». Il s'applique aux exercices des gladiateurs, à la répétition de la déclamation, à la pratique de méditation. Il introduit ainsi cette notion d'entraînement, de régime qui est au centre de notre sujet.
Enfin, dernière signification, Commentum est le terme technique de rhétorique retenu par les Latins pour désigner le raisonnement probable, la production du vraisemblable dans le discours.
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Avec l'exemple des sites "pro-ana" ou "ana-mia", la tendance de l'environnement numérique à former, déformer et formater les écritures de soi, est repoussée vers de nouvelles limites, elles même provisoires.
Comme c'était déjà le cas pour les blogs, l'écriture numérique facilite la production et la publication des aide -mémoires: le carnet de régime, le journal de l'amaigrissement, les annotations qui l'accompagnent. Le numérique, environnement de travail et environnement de publication, introduit ainsi toutes sortes de déplacements entre les coulisses et la scène, l'espace de l'intimité et celui de l'exposition. La participation du public caractéristique du numérique est bien illustrée par les commentaires des lecteurs.
L'écriture de soi des anorexiques semble aussi passer par un type de protocole qui suppose de représenter crûment et mettre en scène le corps en modification. Les sites permettent d'associer les deux versants de l'expérience pro-ana: l'exposition de la faim, et la performance du jeûne. C'est une semblable virtuosité que décrit Kafka dans le récit Ein Hungerkünstler. Les traducteurs français ont d'ailleurs hésité sur le titre, partagés entre les deux aspects de l'expérience, proposant d'abord "Un champion de jeûne" puis le plus littéral "Un artiste de la faim".
Les commentaires des lecteurs assurent le passage de l'exposition de soi à la validation de la performance. Sur internet, le public devient témoin; il atteste de la valeur de l'expérience, rôle qui revient, avec les difficultés que l'on voit, à l'impresario, dans le récit de Kafka.
D'autre part - c'est le point que je crois le plus important et qui correspond aux aspects dramatiques de la situation des anorexiques – cette performance tire son sens de rendre effectif et spectaculaire un certain régime, un engagement dans l'exercice, un entraînement. Les jeunes filles se nomment elles-même des «régimeuses», mot d'une laideur exceptionnelle mais moderne, et pour ainsi dire télévisuelle (2). C'est le régime qui distingue l'anorexie, et particulièrement celle des pro-ana, l'anorexie exposée, des autres troubles de l'alimentation (obésité, boulimie).
Dans le commentaire qu'il a donné du récit de Kafka, Peter Sloterdjik pose d'abord que la tendance moderne à la dé-spiritualisation des ascèses n'a nullement entraîné la disparition de la vie positive de l'exercice (3). Puis il définit Kafka comme l'instigateur d'une «théorie négative de l'entraînement». Cette théorie est pharmacologique: tout entraînement en cache un deuxième, l'acquisition de la capacité, ici maigrir, emportant nécessairement la perte ou l'inhibition d'une autre capacité, ou d'une autre version de la capacité.
Les techniques de soi – lorsque nous parlons d'écriture de soi, nous faisons référence aux exercices spirituels de Pierre Hadot et aux techniques de soi de Michel Foucault – sont échappées depuis longtemps de l'enclos de la conscience ascétique. Elles témoignent pour l'exercice en tant que tel dans une société où le régime général, la consommation, punit et chasse l'exercice et l'entraînement.
Maais les techniques de soi sans doctrine, sans référence transcendantale, doivent bien trouver quelque part leur esprit, leur inspiration. Elles semblent le trouver ici – c'est la « thinspiration » - dans l'image et le rôle des mannequins de mode.
Autrement dit, l'écriture de soi des anorexiques sur les sites pro-ana est confrontée à l'industrialisation de l'inspiration, c'est-à dire aux industries de la faim.
(2)Certaines pro-ana refusent d'être confondues avec les régimeuses, qui est une appellation plus globale.
(3)Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Libella Maren Sell, 2011
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