On trouvera ci dessous un compte rendu de lecture initialement publié dans CCP, cahier critique de poésie 22, en 2011. Je remercie Emmanuel Ponsart de m’avoir autorisé à le reprendre ici. L’indication sur Khayati ne figure pas dans la version intiale.
Correspondance volume ‘‘0’’ est une boîte d’archives passée par l’imprimeur. Le premier dossier contient la correspondance de Debord de 1950 à 1957 ; le deuxième des lettres retrouvées, adressées à différents destinataires, à diverses périodes ; vient, ensuite, un paquet de lettres de 1967 envoyées à des américains ; et, enfin, l’index général.
volume ‘‘0’’ est d’abord le titre donné par l’éditeur à la correspondance des premières années. Huit livres sont déjà parus; celui-ci est le dernier. Dans la préface du volume 1, publié il y a plus de dix ans, Alice Debord, s’inquiétant de la perte ou de l’indisponibilité de certaines lettres, soulignait que ce manque était surtout sensible pour les pièces les plus anciennes, dont la collecte, plus difficile, serait plus longue.
Outre cet aspect pratique, le titre volume ‘‘0’’ fait allusion, par une sorte de coquetterie éditoriale, et sans crainte de lasser, au thème de la circularité et de la reprise au commencement.
Un curieux portrait que Debord trace de son activité donne le ton des lettres rassemblées ici. Après avoir souhaité un « style de travail qui est le minimum indispensable pour une action organisée à l’échelle internationale », il se décrit ainsi :
« En ce moment je ne cesse d’écrire, de copier des textes, ou de donner des instructions par téléphone comme un businessman (?) ».
En effet, les lettres nous le montrent sans cesse affairé, harcelant libraires et galeristes, commandant des impressions et réceptionnant des livraisons, mettant la main lui même par des affichages et des envois.
Quelles sont donc en ce temps les affaires du businessman lettriste ? Il fait commerce d’hostilités. Dans une lettre remarquable – à propos d’une réclame dans Potlatch pour la revue de Marcel Marien, Les Lèvres Nues – il écrit :
« Un appel direct s’accommode mal avec ‘‘notre public’’ hostile en majorité, et que seule la formule du cadeau gratuit permet d’insulter à domicile. »
La remarque assaisonne drôlement le sens de Potlatch, parfois présenté, au risque de lénifier, comme une manière d’émulation artistique. Debord s’en tient à la définition classique trouvée chez Mauss : « Le potlatch est une guerre ». L’hostilité est réciproque. Il ne se contente pas de susciter et constater l’hostilité du public. Il débusque ses mauvais goûts, dénonce sa misère, cherche sa réprobation. Une telle perspective désolera les lecteurs de ce début du XXIe siècle qui ont appris dans les Cultural Studies et toutes sortes d’autres sciences sociales, fraîchement apparues et nonobstant impérieuses, que le public est autonome dans son économie, créatif dans ses pratiques, et souverain dans ses goûts, en un mot inattaquable. Cette hostilité peut paraître démesurée ; comme dit Ettore Sottsass, le (génial) designer et architecte italien: « un movimiento formato da genii come te i tuoi amici francesi è fuori delle mia misura ». Mais Sottsass se trompe : l’hostilité de Debord n’est pas démesurée, elle est stratégique et tactique. C’est son idée fixe, sa fureur qui culminera dans la tirade du public du prologue de In girum imus nocte.
Théoriquement, l’hostilité publique est aussi la première version, le prototype de la critique du spectacle.
Les lettres retrouvées comprennent un document majeur qui fait l’intérêt principal du volume. Ce n’est pas une lettre, mais une note dactylographiée de onze pages, intitulée « Les Mots », écrite fin 1962. Il ne semble pas que ce document soit signalé dans les Œuvres Choisies, ni dans le deuxième volume de la correspondance.
Dès le premier numéro de l'Internationale Situationniste (1958), quelques définitions de base avaient été proposées: situation construite, situationniste, situationnisme, psychogéographie, psychogéographique, psychogéographe, dérive, urbanisme unitaire, détournement, culture, décomposition.
Mustapha Khayati publiera dans le numéro 10 (1966), sous le titre "Les mots captifs", une "Préface à un dictionnaire situationniste":
"C'est en quelque sorte un dictionnaire bilingue, car chaque mot possède un sens "idéologique" du pouvoir, et un sens réel, que nous estimons correspondre à la vie réelle dans la phase historique actuelle."
Mais ce projet de dictionnaire situationniste, dont la note de 1962 est en quelque sorte l’ossature, devait rester inabouti.
Pour qui s’intéresse à la formation de la théorie de l’Internationale Situationniste, au passage de l’hostilité du potlatch à la critique du spectacle, ce document est passionnant.
Produire collectivement un tel dictionnaire suppose remplies deux conditions : disposer d’un certain nombre de notions originales qui supportent la présentation en liste alphabétique ; mais aussi savoir dresser une telle liste. Elle peut être un vocabulaire ; mais si le vocabulaire formalise une théorie déjà bien établie, il n’est pas un bon instrument pour la construire. C’est par l’abus d’un tel vocabulaire, entre autres, que se ridiculisaient les pro-situs après 68. Le dictionnaire pointe la différence entre les définitions. Finalement il tend à donner une valeur de référence à la définition conservatrice et trouble le détournement. L’index flatte l’esprit de groupe et permet d’élever au rang de contribution les articles les plus éclectiques. Mais il étale et accentue les discordances. C’est une sorte de fédéralisme, de girondisme dans le langage qui convenait mal au style de l’Internationale Situationniste et au caractère de Debord. Le lexique est bien : les mots sont relancés comme dans un coup de dés.
Dans une lettre à Vaneigem, Debord qualifie sa liste de « rassemblement de mots ». Il y donne quelques indications sur le détournement de la forme dictionnaire et la « sécheresse absolue » qu’il convient d’y mettre. Le relevé donne un état de la théorie situationniste à mi-parcours et de l’inflexion que Debord veut y apporter. « Séparation », par exemple, n’y figure pas. Au mot « spectacle », le texte insiste sur son antériorité et sa récurrence dans les publications du groupe. Certains mots sont soulignés et forment une sorte de noyau théorique. D’autres sont des passants, des candidats hypothétiques. Dans cette catégorie, j’aime bien l’entrée suivante :
« – beatniks ? ? ? »
L’index qui clôt le volume mentionne près de trois mille noms propres dans l’ensemble de la correspondance. Contemporains mis à part, les auteurs que Debord, les lisant ou les éditant, a le plus fréquemment cités sont : Marx (84 fois), Machiavel (54), Clausewitz (45), Hegel (45), Bakounine (29), Sade (26), Gracian (24) et Dante (21). À ces statistiques, on voit que les lectures apaisées n’étaient pas son fort.
Guy Debord
Correspondance
volume ‘‘0’,’ septembre 1951 – juillet 1957
complété des « lettres retrouvées » et de l’index général des noms cités.
Librairie Arthème Fayard, 2010
448 p., 29,50 Euros
texte paru d’abord dans
CCP, cahier critique de poésie, 22
centre international de poésie Marseille, 2011
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