Dans son numéro 58, paru en septembre 2009, et portant en titre général «Comment Google a transformé nos cerveaux», Chronic’Art avait publié ces propos recueillis par Cyril De Graeve.
Je remercie le magazine de m’autoriser à les reprendre ici.
Le titre et les questions viennent de Chronic’art.
Chronic’art: Larry Page et Sergey Brin ont-ils conscience de l’impact et des conséquences de Google sur l’humanité?
Alain Giffard: Leur conception de la technologie est celle du XIXème siècle, ou de la cybernétique. Elle ne prend pas en compte le caractère pharmacologique de la technique - à la fois poison et contre - poison - et, par là, elle s’interdit de comprendre l’association de l’homme et de la technique. Finalement l’homme devient un problême; ce qui s’exprime, sur le plan stratégique, par la difficulté à prendre en compte les réseaux sociaux, et sur le plan de l’imaginaire, par la fascination pour la «singularité technologique» (référence à Ray Kurzweil, le «prophète» US qui, dans Humanité 2.0, annonce l’ère des machines spirituelles et des humains robotisé - et dont la «Singularity University» est en partie financée par Google, ndlr).
On parle souvent de HAL, l’intelligence artificielle de 2001, pour illustrer les intentions de Google. En quoi cette comparaison est-elle valable?
Il y a une base à cette comparaison. Google, c’est d’abord le moteur de recherche, et le moteur de recherche, c’est un robot, un robot - lecteur qui produit des actes et des textes de lecture, lesquels se mêlent inextricablement aux écrits et aux lectures humaines, et permettent à Google de produire les informations commerciales qu’il vend aux publicitaires. L’ensemble forme les lectures industrielles. A la différence de l’imagerie traditionnelle qui repose sur le face-à-face de l’homme et du robot, dans la réalité, le public a un rapport médiatisé avec le robot dont il ne voit pas le travail mais les traces, ces inombrables lectures éphémères que le lecteur humain doit évaluer et critiquer. Google propose une sorte de fuite en avant dans la robotisation qu’illustrent bien les spéculations de Larry Page sur l’Agent Personnel d’Information et le nom retenu pour le système d’exploitation des mobiles: Androïd. La technologie des agents existe depuis une vingtaine d’années, mais le dirigeant de Google choisit de la mettre en scène selon l’imagerie des robots.
Cela vous étonne de la part de quelqu’un qui pense que «le cerveau humain est un ordinateur obsolète qui a besoin d’un processeur plus rapide et d’une mémoire plus tendue»?
C’est du Kurzweill pur jus, tout droit sorti du bréviaire du transhumanisme. Je trouve amusante la face Mister Hyde de Larry Page. Au moins cela nous change du style «dents blanches, haleine fraîche» habituel chez les industriels de l’information politiquement corrects. C’est une phrase qui me semble résumer très crûment le problême auquel est confronté Google: comment traiter, sur le plan technologique, les lecteurs, les réseaux sociaux, les données «bottom - up»? Page répond : en supprimant le problême, en déclarant l’humanité obsolète. Mais c’est bien plutôt le moteur de recherche qui comme technologie devient obsolète quand il ne sait pas s’associer aux hommes, à leurs «cerveaux» comme à leurs pratiques. S’il y a une obsolescence de l’humanité, ce ne sont pas les robots qui la démontrent, c’est l’homme lui même.
Pourqui a-t-on le sentiment que Google, très attaqué aujourd’hui, malgré son slogan («Don’t be evil») toujours revendiqué, perd-il de sa crédibilité?
Pendant longtemps, Google a été le nom propre d’une belle entreprise - ce qu’elle est d’ailleurs. L’article de Nicholas Carr, en Juin 2008, a été le signal d’un changement de bord assez général. Les reproches adressés à Google sont innombrables: il détruit la notion même de connaisances personnelles; il porte atteinte à la mémoire, abime la lecture, favorise le copier - coller et le plagiat; mais aussi: il commercialise le bien commun, profite des logiciels libres mais préfère l’open source, bafoue les libertés et le droit à la vie privée, concentre l’information à un degré jamais atteint. Cela fait beaucoup. Le livre que nous avons écrit, Bernard Stiegler, Christian Fauré et moi, croise ce changement de contexte.
Il faut s’interroger sur la nature de ces reproches: après tout, il n’est pas habituel d’assister, dans l’espace public, à la critique spécifique d’une entreprise en particulier. Pour des raisons différentes, ni le libéralisme, ni le marxisme, ni même l’écologie ne font place à ce type d’analyse. Or, d’IBM à Microsoft, les industries de l’information sont l’objet de telles critiques. Elles culminent aujourd’hui avec Google qui est à la fois une industrie de l’information, une industrie du marketing et une industrie culturelle. C’est en tant qu’activités culturelles que ses activités font l’objet d’une critique qui atteste - enfin- de la compréhension de la nature profondément culturelle des technologies de l’information. Les logiciels sont des aide - mémoire, des fragments de langage, des chapitres de grammaire, des tables de raisonnement. Ils peuvent être discutés pour leur prix, leur régime économique ou juridique; ils doivent être évalués pour leur contenu culturel. Google fait partie des groupes qui rivalisent pour le contrôle de l’attention; elle est un des fleurons du psycho - pouvoir. Sa critique n’est donc pas exagérée.
Quel pourrait être le monde selon Google en 2030?
Pour Google en 2009, on sait ce que devrait être le monde autour de 2030, puisque d’après Ray Kurzweill, c’est à ce moment là que se manifestera la «singularité» technologique, c’est à dire que la civilisation humaine sera dépassée par les machines. Certains critiques de Google font la même prévision que les «singularitariens» mais en sens inverse: au lieu que la technologie dépasse l’homme, c’est l’humanité qui régresse jusqu’à devenir inférieure à ses propres produits...
Cyril De Graeve n’avait pas retenu ma phrase de conclusion:
Je suis tout à fait prêt, suivant les consignes du prophète Lucullus, à me repentir pendant ces vingt années qui nous restent, mais j’aimerais mieux que nous adoptions une conception moderne, c’est-à-dire critique, de la technologie.
Bonjour Alain,
Est-ce tu sais si l'autobiographie de ted nelson est prévue en traduction. J'ai proposé ça à mon éditeur (Champ Vallon). Il faut le convaincre. Puis-je te l'envoyer (par mail), le traduirais-tu ?
Amitiés
Jean-Didier Wagneur
Ne mets pas ce post sur ton site bien sûr.
Rédigé par : Jean-Didier Wagneur | 22/08/2011 à 12:06
« la fascination pour la “singularité technologique” »
Comme beaucoup d'utopies, le discours de Google repose sur le fantasme d'un monde sans contradictions ni fluctuations aléatoires, où les faits s'imposent d'eux-mêmes.
D'où sans doute le projet d'un "web of data" ou web des objets qui puisse fonctionner sans fin grâce à des algorithmes échappant à la pensée critique. Un refus du symbolique ?
Rédigé par : Alain Pierrot | 26/10/2010 à 12:07