Le journal de L'école des parents fait paraître un hors série sur le thème "Adolescents, confidences sur internet".
Cette livraison comprend les actes du colloque "Fil santé Jeunes" qui s'est déroulé en Octobre 2008 et diverses contributions.
Oriane Desseilligny est interviewée sous le titre "Du journal intime au blog: la quête des clics".
Isabelle Guardiola m'a interviewé. C'est cet article que vous trouverez ici, sous le titre "Skyblog, la grande secte molle".
Le titre est de la rédaction, à partir d'une formule de mon cru. Idem pour le résumé. La transcription est bonne. J'ai du cependant rectifier une confusion qui pourrait nuir gravement à ma réputation auprès de la jeune classe: bien sûr, Doc Gynéco n'est pas l'animateur de Skyrock; d'ailleurs tout le monde connaît Doc Gynéco. Il s'agit de l'immense et incontournable Difool, le grand magister de la jeunesse française, qui la guide le long des chemins escarpés de la "Libre Expression Populaire des Jeunes", selon la formule du Président Bellanger. Mes excuses les plus plates, donc, à l'un comme à l'autre.
Références:
L'école des parents N°577- Hors-série mars 2009 - Adolescents : Confidences sur Internet
http://www.ecoledesparents.org/revue/N577_libreacces.html
Merci à Jean Luc Raymond pour son compte-rendu sur:
http://www.epn-ressources.be/skyblog-la-grande-secte-molle-par-alain-giffard/
Isabelle Guardiola: Skyblog est le premier hébergeur de blogs de jeunes. Sa grande facilité d’accès et de maniabilité a favorisé son succès. Vous avez étudié ce phénomène…
Alain Giffard: J’ai passé beaucoup de temps notamment en 2005 sur les blogs, en analysant à la fois les aspects littéraires et technologiques et les contenus. J’ai exploré les blogs des jeunes et en particulier les skyblogs. Voici une plateforme créée par la radio Skyrock, dont les responsables ont, depuis le début, investi Internet et même avant, le minitel. Ma première découverte a été de me rendre compte que la réalité n’était conforme ni à la publicité que Skyblog faisait sur lui-même, ni à l’esprit du web. C’est une donnée que l’on retrouve aussi sur MSN : il s’agit de médias numériques tournés vers les jeunes mais coupés du reste du web. Très concrètement, il n’existe pas de liens vers l’extérieur. On peut l’analyser comme l’envie de privatiser une partie de l’Internet ; cependant il s’agit d’une contradiction, puisque ce qui caractérise le développement du web est le lien hypertextuel. Même s’il s’avère qu’on ne trouve que 10 % du web sur Google, le moteur de recherche a toujours affiché son parti pris de s’ouvrir et de rendre compte de ce qui existe. Sur Skyblog, on recherche l’inverse : on met les jeunes à l’écart. On les sépare de l’ensemble du web en les empêchant de se mettre en relation avec cet espace.
IG:Quel est l’esprit de Skyblog ?
AG:La logique affichée par Skyblog, conforme aussi à celle de la radio et reprise dans les discours de son président Pierre Bellanger, consiste à affirmer que l’épanouissement des jeunes passe par leur libre expression. Et ce, y compris sur un mode transgressif, souvent prisé par les adolescents… Skyrock relaie l’idée qu’encourager l’expression des jeunes favorise leur bien-être : « parler de tes problèmes avec les adultes et la société, exposer ton envie de ne pas respecter la règle, c’est bon pour toi… » Le principe devrait donc être celui de la libre expressivité ; or on fonctionne ici quasiment sur un mode d’anti-école dans l’esprit « Star Academy », dans laquelle on propose aux jeunes des modèles d’écriture présentés comme étant ceux à imiter… Ces modèles se déclinent à travers des « palmarès » ou « tops ». Dans un style en apparence spontané, on vous indique « la thématique qui marche », autrement dit, celle que les autres blogueurs plébiscitent. À l’époque de mon analyse, les palmarès pilotes étaient : beau gosse/belle fille, angels ( genre jeunes-filles dépressives…), top-models, rap, manga, gothic, gros cœur, ongles, Paris Hilton, Brice de Nice… Au fil des mois, sous prétexte d’établir le palmarès des blogs les plus regardés, on guide les jeunes. On les incite à se conformer à tel ou tel thème, en donnant des exemples de ce que les bons élèves de l’école Skyblog doivent accomplir. On insiste, par exemple, pour qu’ils adoptent un certain style, en encourageant l’utilisation de photos et de textes courts rédigés dans un langage courant. La forme album est très répandue et l’emporte de loin sur celle du journal intime.
IG: Bien entendu, les jeunes étant devenus une cible commerciale, la stratégie marketing du groupe s’appuie sur cette philosophie de formatage ?
AG: Des marques occupent sans vergogne le terrain. Skyblog est bourré de faux blogs pilotés par les agents de changement, décrits par Naomi Klein que l’on voit ici en pleine action. Il ne s’agit pas de personnes mais de sociétés. Sous l’apparence d’un blog de jeune, un agent de changement raconte sa journée : il se lève, commence à enfiler son survet Adidas et ses baskets Nike…Une fois qu’on a lu 20 posts, on se rend compte qu’il passe sa journée à mettre ses tee-shirt de marques… Il s’agit du type même de la publicité clandestine en cours sur un grand nombre de plateformes commerciales, sujet difficile à travailler précisément à cause de sa clandestinité… Bien sûr, par ailleurs, ce que la création de ces millions de blogs apporte, c’est une abondance d’adresses mails que Skyblog peut ensuite revendre. Il s’agit d’un marketing quasi captif, un système qui peut servir de manière extraordinaire la publicité, puisqu’en tenant Skyblog, on peut décrypter les thématiques en vogue chez les jeunes actuellement et vendre les informations… Comme dans une sorte de méga loft d’une émission de télé-réalité, des adultes peuvent en permanence regarder ce qui se passe chez les jeunes.
IG: Avez-vous fait le constat, vous aussi, d’une forte proportion de blogs morts-nés ?
AG: Tout à fait. Beaucoup ne sont pas maintenus pour une raison évidente : puisqu’ils sont articulés sur un processus d’identification à l’esthétique et à la vision du monde de Skyrock et Skyblog, une minorité adhère mais beaucoup de jeunes, une fois qu’ils ont créé leur blog, se demandent ce qu’ils vont bien pouvoir y raconter… Je vous cite ici l’un de mes passages préférés, trouvé à l’époque : « Voila c’est comme un journal intime, les articles ne seront pas extra intimes juste intimes mais je vous préviens que si vous n’avez que ça a faire d’écouter des histoires de collégiennes comme moi, vous n’avez rien a faire ici, désolée. Les autres, bonne lecture ». Cette jeune fille a ouvert son blog en débutant ainsi, et n’avait ensuite plus rien écrit ! Comme par réflexe, elle s’était arrêtée. D’autre part, j’ai été frappé par la tonalité plombante, désespérante se dégageant de ces espaces d’expression. J’ai lu des pages entières de jeunes tristes, faisant état de leurs problèmes, et qui semblaient, au fil du temps, plus mal encore…
IG: Pourquoi ce constat selon vous ?
AG: Ces jeunes restent sur un échec. Les sociologues qui ont étudié les blogs ont montré qu’ils n’avaient pas la fonction de libération des fantasmes mais servaient une mise en scène du groupe : les jeunes livrent par exemple, des commentaires assez insignifiants sur la soirée qu’ils ont passée avec leurs copains. Cela ne fonctionne donc pas comme un journal intime mais comme un retour, transversal, sur le groupe. En encourageant l’exposition de son intimité et de sa sexualité de manière extrêmement crue, en poussant sans cesse les jeunes à se questionner sur « pourquoi suis-je mignonne et plais-je aux garçons ? » ou en les ridiculisant lorsqu’ils ne décrivent pas leurs performances par le menu, on trouve au final un contenu très pauvre. La conséquence en est, pour des jeunes qui n’atteignent pas le haut du classement des palmarès, de se déprimer davantage.
IG: On peut penser que s’ils ne s’exposent pas sur Skyblog, c’est qu’ils se protègent, font preuve de bon sens et ne sont pas naïfs… Et qu’ils ont tout de même la possibilité de s’exprimer, intimement, ailleurs…
AG: Les jeunes peuvent aussi penser que les instruments que la société met à leur disposition ne sont pas efficients comme « techniques de soi ». Ils n’ont pas besoin de faire circuler leur journal intime ; en revanche on sait l’importance à cet âge d’écrire des poèmes, de cacher des journaux fermés à clé : parce que cela leur permet une distance face à eux-mêmes, de se confier à un support écrit, de le relire, de le revoir, de s’observer… Skyblog leur laisse à penser que la bonne manière de faire est la sienne, et lorsqu’ils s’y aventurent, cela ne fonctionne pas… Il s’agit d’un système pervers où on leur laisse penser que c’est cela l’intime, pour en fait contrarier le désir initial. Je pense que, de manière générale, les modes de faire qui sont tournés vers la culture de soi sont actuellement affectés et que les « natifs du numérique » sont les plus touchés par cette dés-individuation. Skyblog ne permet aux jeunes ni de se raconter ni de s’approprier la technique. Selon moi, il est fondamental que les jeunes s’individuent seuls et en groupe en passant par ces médias… Or ici, on ne leur permet pas d’aiguiser leur regard critique par rapport à la technique : on est dans un circuit fermé, une logique de secte. J’ai eu le sentiment, en travaillant sur Skyblog, d’avoir affaire à une grande secte molle… Un espace sans interactivité de contenus puisque le média interactif qui distille des conseils, c’est la radio avec Difool (cf plus haut) et l’astrologue conseiller de Pierre Bellanger ! On créée ici une addiction aux modèles de consommation médiatique du site et de la radio.
Propos recueillis par Isabelle Guardiola