The New York Review of Books publie dans son numéro daté du 12 Février un article important de Robert Darnton, intitulé " Google et l'avenir des livres ".
Historien des mentalités, Darnton est un spécialiste éminent des Lumières du XVIIIème siècle, auteur, notamment de " L'aventure de l'Encyclopédie ", " Le grand massacre des chats ", " Edition et sédition ".
Dans l'avant-propos de " Gens de lettres, gens du livre ", il décrit les deux principaux centres d'intérêt de son livre: le premier " concerne les intellectuels et la montée de l'intelligentsia considérée comme force sociale "; le second est consacré à " l'histoire des livres et de l'imprimerie en tant que moyen de diffusion des idées".
Darnton est ainsi l'historien de la République des Lettres au XVIIIème siècle, conçue comme un espace public qui associe milieu intellectuel, circulation des livres et technologie de l'imprimerie.
D'autre part, en tant que patron des bibliothèques de Harvard, il est parfaitement informé du déroulement récent du programme Google Books.
C'est précisément la dimension juridique de ce programme qui est la matière de son article.
On sait que depuis Octobre 2005, un groupe d'auteurs et d'éditeurs avait lancé une plainte en " class action " contre Google qui numérisait leurs livres, protégés par le copyright, sans leur demander un accord préalable. Le 28 Octobre 2008, après trois ans d'affrontements et de négociations, un arrangement a été trouvé entre Google et les ayant-droits. Cet arrangement doit être approuvé par le tribunal du Southern District de New York et cette procédure d'approbation pourrait durer encore deux années. En ce moment, Google fait paraître une annonce légale à l'intention des auteurs et éditeurs dans les journaux de langue française.
La critique de Darnton ne porte pas sur le contenu même de l'arrangement mais sur la situation de monopole de facto sur la numérisation des livres que Google arriverait ainsi à enlever. D'ores et déjà, Google n'a plus de concurrent réel pour la numérisation ; Microsoft par exemple vient d'abandonner son principal programme. L'approbation de l'arrangement rendrait extrêmement difficile l'apparition de " nouveaux entrants ". Bien qu'il semble plutôt confiant en l'actuelle direction de Google pour pratiquer des tarifs raisonnables, Robert Darnton soulève deux graves objections.
La première est assez évidente : Brink et Page peuvent se retirer ; la société peut changer de mains. Ce que le droit administratif français appelle " l'exigence de continuité du service public " s'applique merveilleusement dans le cas de l'activité des bibliothèques.
J'ai eu l'occasion d'insister, pour cet aspect du programme de Google Books, sur le caractère profondément irresponsable des décisions qui, en dernier ressort, reviendraient à lier la marche des bibliothèques publiques à la bonne santé du marché publicitaire. Aussi serais je tenté de compléter la première objection de Robert Darnton en m'inspirant de ce que les boursiers appellent " avertissement sur résultat ". Le scénario le plus noir combinerait ici : une baisse générale des investissements publicitaires ; une rétraction ou une récession des secteurs les plus concernés par la publicité sur internet ; une crise de la confiance des annonceurs quand à l'efficacité de ce type de publicité. Quoi qu'il en soit, la situation en 2009, du fait de la dépression, est bien différente de celle de 2005.
La deuxième objection de Robert Darnton porte sur le montant des droits que devraient acquitter soit les particuliers, soit les institutions. Il fait remarquer que le seul organisme qui puisse proposer ou s'opposer à une modification des droits est le " Book Rights Registry ", créé par l'arrangement pour représenter les intérêts des auteurs et des éditeurs. Darnton voit mal comment un tel organisme pourrait envisager d'un oeil autre que favorable une augmentation des droits d'accès par Google. Les lecteurs et les institutions ne sont donc nullement protégés contre le renouvellement de la situation que connaissent les publications scientifiques : l'excès des oligopoles de l'édition de périodiques entraîne une telle dépense pour les bibliothèques qu'elles ne peuvent plus acquérir de monographies, le pluralisme scientifique lui même s'en trouvant menacé.
En apparence, ces deux objections sont d'ordre pratique et semblent traduire les craintes fondées d'un grand intellectuel, universitaire et responsable de bibliothèques, qui s'est d'abord engagé avec enthousiasme dans le programme de Google.
Mais en réalité, la critique de Robert Darnton est beaucoup plus fondamentale. Il rappelle le point de vue des Pères Fondateurs sur la propriété littéraire : placer le bien public avant le profit privé. De même la lutte contre les monopoles de l'édition, la Compagnie des Stationnaires à Londres, et la corporation des libraires à Paris a été la condition de création de l'espace public des Lumières. Il oppose au monde " designé " par Mickey Mouse (allusion à l'amendement Bono étendant la durée du copyright) une " République numérique du savoir " héritière de la République des Lettres du XVIIIème siècle. Il souligne la contribution des amateurs à cette nouvelle République des lettres, " amateurs au meilleur sens du mot, simples citoyens amoureux du savoir ".
J'espère qu'on voudra bien accepter ici d'étudier ce point de vue. Il ne vient pas d'un esprit conservateur, opposé à la démocratisation du savoir, ennemi de la technique en général et de la numérisation en particulier. Au contraire : Robert Darnton est l'auteur de " Berlin Journal 1989-1990 ", et de " Démocratie "; il a depuis longtemps souligné les avantages du numérique ; il fait partie de ceux qui ont " signé avec Google ".
Aussi ses mots devraient porter :
" Ce résultat (l'arrangement) n'est pas ce qui était anticipé au début. En revenant sur le processus de numérisation depuis le début des années 1990, nous pouvons voir maintenant que nous avons raté une grande occasion. Un projet du Congrès et de la Bibliothèque du Congrés, ou une grande alliance des bibliothèques de recherche soutenue par un consortium de fondations, aurait pu faire ce travail à un coût réaliste et selon une conception qui aurait placé au premier plan l'intérêt public...Nous aurions pu créer une Bibliothèque nationale numérique, l'équivalent de la Bibliothèque d'Alexandrie pour le vingt-et-unième siècle. Aujourd'hui c'est trop tard. Non seulement nous avons échoué à réaliser cette possibilité, mais, ce qui est encore pire, nous sommes en train de permettre qu'une question de politique publique - le contrôle de l'accès à l'information - soit réglée par un procès privé ".
09/03/2009: Merci à Clément Laberge et Alain Pierrot pour la rectification et l'information en commentaires. Comme Alain l'indique, le Monde diplomatique de Mars publie une traduction du texte de Darnton.
Lire l'article : http://www.nybooks.com/articles/22281
Voir aussi : http://www.booksmag.fr
La république numérique des savoirs
Robert Darnton, dans la livraison d’avril du Monde Diplomatique, évoque la constitution, à l’ère de Google, d’une République numérique des savoirs. Je lisais son article en me rendant à la Semaine Internationale des Arts Numériques où venaient nous rencontrer notamment chinois et latino-américains. En rencontrant l’adjoint au maire de la ville chargé du développement durable, c’est la réalité du terrain qui nous a été d’abord exposée: il faudrait peu de choses pour que tout le territoire de l’agglomération ne devienne un grand cluster de l’innovation en ouvrant ses différentes composantes les unes aux autres, ce qui à l’évidence n’est pas le cas (ce sont plutôt les barrières qui symboliseraient l’entrée dans certains «lieux de savoir»); or c’est l’inverse, on le sait bien, que nécessite la transformation d’une ville en vrai territoire de la connaissance.
En écoutant ensuite dans notre réunion à la mairie les représentants des différents territoires de notre Living Lab, ce sont de même les extraordinaires atouts dont nous disposons tous qui me frappèrent dans l’énumération de nos projets. Des atouts, oui, si nous savons briser les jougs des législations d’autrefois, si nous savons dire non (et ce n’est pas toujours facile) aux stupidités que parfois nous développons collectivement faute de comprendre le passé ou de regarder le futur - ce qui revient, sommes toutes, au même -: je songeais, on l’aura compris, aux montagnes d’inepties engendrées par les débats sur les droits d’auteur. Dans les visioconférences que j’animais, je continuais de voir l’ampleur de ce qui était possible dans un pays comme la Colombie par exemple, dans une ville comme Malaga (Andalousie) ou encore en Ardèche, qui accueille le premier Centre Européen des Nouvelles Technologies qui a tant intéressé les délégations chinoises auxquelles je me suis adressée.
J’étais heureuse en sortant aussi bien de notre réunion professionnelle que de notre séminaire de prospective: oui, Monsieur Darnton - vous qui avez côtoyé comme historien les équipes de l’Encyclopédie et les plumitifs des Lumières -, oui une république non point seulement des lettres; mais des savoirs est aujourd’hui concrètement possible, à condition que nous nous débarrassions de nombre d’idées reçues, que nous arrêtions nos usines à fabriquer des textes que personne n’appliquera jamais, que nous dessinions ensemble un futur crédible de nos territoires au travers de processus de formation ancrés dans notre quotidien et d’échanger des connaissances qui laisseraient sur les bords du chemin ceux qui s’agrippent à leurs bonus et leurs stock-options devenus inutiles. Est-ce seulement un songe?
Rédigé par : laura garcia vitoria | 31/03/2009 à 11:49
Je poste ce commentaire de Yannick Maignien.
AG
Les conclusions de Darnton sont en effet symptomatique d'un désarroi, succédant très vite à l'enthousiasme de l'accord donné aux programmes de numérisation des Bibliothèques par Google!
Mais Darnton aurait dû se méfier... Le "modèle économique" de lecture industrielle de Google (AdWord et Adsense)- articulant gratuit ouvert et publicité est lui-même issu des modèles statistique de "lecture /évaluation" au sein de la compétition scientifique, où ce qui compte c'est le facteur d'impact, lui même calculé sur le nombre de citations dans les "revues classées"....Du "PageRanking" de notoriété...où il n'est plus nécessaire de "lire" les
articles, mais seulement de savoir dans quelles revues (et de quel rang ?) ils paraissent...
"Qui cite qui? Qui est cité par qui? S.Brin et L. page se sont d'abord appuyés sur des modéles scientométriques et bibliométriques.
Une sorte d'effet boomerang, donc.
Cette "lecture hiérarchisée", sinon capitalisée, prélude peut-être à d'autres défis:
Le risque est que ce ne soit pas seulement la "lecture" publique, les bibliothèques, qui
soient "shuntées", pris en otages, par ce procés privé entre Google et ayant-droits, mais
bientôt l'ensemble des processus "lecture/écriture" qui définissent les rapports de
chercheur/utilisateur aux données et documents numériques.
Google, Amazon, et surtout l'industrialisation à venir des "Réseaux sociaux" peuvent s'accaparer non seulement " la base de données des désirs humains" (sur laquelle se fonde le modèle économique de Google), mais les communautés qui s'auto-organisent, du type de celles de la recherche. Autant le savoir toute suite, pour réfléchir sur les raisons et moyens
de maîtrise publique de ces infrastructures numériques de recherche que sont les "réseaux collaboratifs".
En ce sens, nous pourrions demander à nos amis américains d'arrêter de penser naïvement que l'Université est "toujours" le creuset innovant du Bien public,... avant de voir revenir les avatars privés en boomerang!
Mais c'est bien l'invitation de Darnton! Il n'est pas trop tard pour proposer aux Bibliothèques Universitaires (et à leur SCD et SI) et à la Politique de Recherche de la BNF, ou des Grandes Bibliothèques européennes, d'avoir une réflexion sur la maîtrise des systèmes collaboratifs et des réseaux sociaux stratégiques que sont les chercheurs,
enseignants, étudiants (en tant que lecteurs/écrivains) qu'elles s'apprêtent à mettre en
oeuvre.
Sinon, (science-fiction) ce sera la "base de données des savoirs humains" qui sera contrôlée par Google.
[email protected]
http://www.tge-adonis.fr
Rédigé par : Alain Giffard | 24/03/2009 à 20:28
Le Monde diplomatique de mars 2009 publie la traduction de l'article de Darnton. Aperçu sur le site :
http://www.monde-diplomatique.fr/2009/03/DARNTON/16871
Rédigé par : Alain Pierrot | 05/03/2009 à 10:26
Le lien vers l'article sur le site NYBooks n'est pas le bon, il manque un 2. Voici le bon:
http://www.nybooks.com/articles/22281
Rédigé par : Clément Laberge | 17/02/2009 à 21:44