Six mois avant, quarante ans après
Guy Debord fit paraître La Société du spectacle en novembre 1967. Il ne semble pas que ce quarantième anniversaire ait beaucoup retenu l'attention des commentateurs, pas plus, d'ailleurs que le cinquantième de la création de l'Internationale Situationniste dans le bourg ligurien de Cosio d'Arroscia. Ce qui, somme toute, vaut pour une double confirmation : de la persistance d'une certaine " réception " française des textes de Debord, et de l'impérieuse nécessité dans laquelle se trouvent ceux qui veulent imputer à Mai 68 les méfaits de ce qu'il combattait, c'est à dire précisément la société du spectacle, d'en cacher la théorie.
J'ai pensé être utile en publiant ici une simple note de travail, une sorte de catalogue de ce qu'on pourrait appeler le " corpus " de la Société du spectacle dans l'œuvre de Debord, bien qu'évidemment on puisse trouver ou établir des relations avec nombre de ses autres textes.
Le " corpus " de la Société du spectacle
1965, dans une Lettre à Raoul Vaneigem (félicitations à propos du manuscrit du Traité de Savoir vivre à l'usage des jeunes générations), il évoque une forme assez sèche, une suite de thèses probablement assommantes à la lecture, mais qui peuvent donner à penser et donne l'état de son plan. (p 682).
1965, et après, plusieurs articles comportent ce qui correspond très probablement à des fragments du travail en cours, par exemple, dans les encadrés en marge de l'Adresse aux révolutionnaires d'Algérie et de tous les pays, " le spectaculaire concentré ", et " le spectaculaire diffus ". (p 685 et 686).
1967, Internationale situationniste (n° 11, Octobre 67) publie La séparation achevée. Ce texte constitue le premier chapitre du livre. Je le lis aussi comme le passage avec les thèmes antérieurement développés (critique de la séparation) et comme le cœur de l'ouvrage.
1967, le livre La Société du spectacle sort aux Editions Buchet Chastel, en novembre.(p 765).
1967, dans une " note d'information " à l'intention de l'attachée de presse de l'éditeur, Debord fournit quelques mots clés pour situer le livre. Document intéressant sur le type de lecture à laquelle il s'attendait (p 873).
1971, une lettre à Buchet Chastel donne les explications d'une rupture avec l'éditeur. Cette anecdote éditoriale, pleine de significations, souligne curieusement l'occultation du texte à notre époque : les éditeurs, s'étant trompés sur la date de dépôt légal ( !) ont reporté à 69 la publication originale. Mai 68 a bien eu lieu, ce pourquoi on vend du papier, mais Debord n'y était pour rien. Dans l'acte manqué de Buchet Chastel, toute la tentative de disjoindre la " théorie situationniste " et les " événements de Mai ". Finalement, après tentative de saisie, le livre est publié par les Editions Champ libre. (p 1076).
1973, Debord rédige, pour servir d'aide à ses traducteurs, un Relevé provisoire des citations et des détournements de La Société du spectacle. (p 862). Il existe aussi un Relevé des citations ou détournements de la Société du spectacle, qui est plus complet mais que je ne sais pas situer (Farândola, Paris, 2003).
1973, sortie du film La Société du spectacle. Un " film écrit et réalisé par Guy Debord d'après son livre ", lecture donc du livre par son auteur six ans après, six années qui recouvrent assez exactement la " période de mai 68 ". Par exemple, des 34 thèses du premier chapitre, Debord en retient 13 intégralement et reprend des passages de 6 autres. La disposition du film diffère de celle du livre. Le texte de la bande son est plus laconique. (p 1196)
1973, pour accompagner la sortie du film, Debord rassemble, dans une brochure publiée par Simar films (la maison de production de Lebovici), Quelques jugements sur le livre, publiés de 67 à 72. Outre la nouveauté du procédé (détournement du panorama de presse) que Debord systématisera, ce document atteste la " qualité " des commentateurs (Châtelet, Lefort, auquel l'I.S a répondu, Claude Roy, leur habituelle tête de turc, le T.L.S, P.H Simon, dans Le Monde, George Steiner) et la distribution édifiante des jugements (la revue des Jésuites, Etudes, reconnaît l'importance du livre avec une sorte de professionnalisme elliptique). (p 1268)
1975, sortie du court-métrage Réfutation de tous les jugements tant élogieux qu'hostiles, qui ont été jusqu'ici portés sur le film La Société du spectacle. Le long passage contre " l'anonyme de Vincennes " est particulièrement intéressant. (p 1292)
1979, Debord préface la quatrième édition italienne du livre : En 1967, je voulais que l'Internationale situationniste ait un livre de théorie. Avant d'analyser la situation italienne, Debord traite des traductions, des commentaires, des critères d'une théorie critique, et situe la place du livre par rapport à son activité passée. (p 1460)
1988, les Commentaires sur la société du spectacle sont publiés par les Editions Gérard Lebovici. Ces Commentaires sont le Contr'Un de Guy Debord, son livre politique classique, qui n'est pas sans rapport avec la société du spectacle, le livre et la chose. On peut le lire comme une suite, bien qu'il soit autre : "...ces Commentaires pourront servir à écrire un jour l'histoire du spectacle...En des circonstances différentes, je crois que j'aurais pu me considérer comme grandement satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d'autres le soin de regarder la suite. Mais, dans le moment où nous sommes, il m'a semblé que personne d'autre ne le ferait. " Nouveauté dans l'ordre théorique : le " spectaculaire intégré ", et dans l'histoire du spectacle : " que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois ". (p 1593)
1992, L'Avertissement pour la troisième édition française de La Société du spectacle fait le point sur les modifications présentées en 1979 et 1988 (théorie du spectaculaire intégré) : Je ne suis pas quelqu'un qui se corrige. (p 1792)
Les numéros de page correspondent à l'édition Quarto de Gallimard (Jean-Louis Rançon, Alice Debord et Vincent Kaufmann), sauf pour La séparation achevée qui n'y figure pas en tant que telle (réédition de Internationale Situationniste par Fayard, 1997).
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