Ce texte reprend l'intervention faite dans le cadre des " Entretiens du nouveau monde industriel " en Octobre 2007; il comprend quelques passages sautés à l'oral, et quelques nouveautés. J'ai conservé le ton oral et la forme de notes rapides.
(Note du 21 Octobre 2008 :
Ce texte a été publié dans le livre " Le design de nos existences ", octobre 2008. La version papier est plus travaillée sur le fond et sur la forme.
Dans les deux cas, il s'agit d'un état intermédiaire de mon travail sur ce sujet, entre l'étude remise au ministère de la Culture et un livre en préparation.)
01/ entrées
02/ dissensus
03/ cahier des charges
04/ le lecteur bon sujet
05/ lecture numérique, technique par défaut
06/ hypertexte, lecture, design
07/ lectures industrielles
08/ communauté des lecteurs numériques
01/ entrées
Résumée à l'extrême, la question de cet atelier est celle du " qui ", de l'importance du " qui " pour ceux, comme la plupart des participants à ces entretiens, dont l'activité dans le numérique, les médias, le design, est orientée autour du " comment ".
Question du sujet, de l'identité, de l'individuation. Articulation du " je " et du " nous " avec la technique.
Deux entrées personnelles à titre d'exemples :
Une entrée pratique : le " fossé numérique ", l'accès public à l'internet.
Lorsque j'ai eu la responsabilité d'animer la Mission pour l'accès public à l'internet, le point de départ était le rattrapage du retard français par rapport à Internet. Les pouvoirs publics suivaient attentivement l'évolution des statistiques d'utilisateurs connectés au réseau. Ensuite l'idée de " fossé " ou de " fracture " a rapidement été interprétée comme un effet des inégalités sociales ; c'était d'ailleurs le cas. Mais je pensais aussi que la technologie elle même contribuait à fabriquer le lien social ; et il était assez visible que les amateurs de l'internet, comme les réfractaires, ne se distribuaient pas strictement d'après les déterminations sociales, régionales, générationnelles ou autres.
Une entrée théorique : la communauté des clercs et la méthode de lecture d'Hugues de Saint Victor.
Au début de mon étude de la méthode de lecture d'Hugues de Saint Victor, je cherchais surtout à comprendre la technologie. Il était certes difficile d'ignorer que cette technologie était en propre celle de la communauté des clercs. Ivan Illitch l'étendait à la longue période, selon lui révolue, de la lecture " livresque " dans le monde occidental en général. Mais j'avais du mal à aller beaucoup plus loin et, par exemple, au delà de certaines banalités institutionnelles (renouveau des écoles, création des universités), à saisir le lien, que je supposais pourtant, entre cette méthode de lecture et la " réforme grégorienne ". Mon exposé de 2005 se place à ce moment. Poussé par la lecture de Pierre Legendre, j'ai commencé à comprendre que la méthode du Didascalicon de Hugues résonnait avec le nouvel ordre de lecture mis en place par le droit canon. Il y a un montage entre l'ordre des textes, celui de la lecture et l'ordre du " public ".
Mes explorations de cette question - ce qu'on appelle parfois les " subjectivités numériques " - ont pu porter ponctuellement sur des pratiques comme les blogs de jeunes et la musique en ligne.
Surtout j'essaie d'élargir mon travail sur la lecture numérique à la question du lecteur numérique.
02/ dissensus
La question du sujet est placée sous le signe du nouveau dissensus numérique.
Après une longue période de " story-telling " (Christian Salmon) sur les Terres Promises du numérique, de la " société de l'information ", ou de la " société de la connaissance ", marquée par le consensus sur la modernisation, nous sommes entrés dans une phase de dissensus.
Ce dissensus (comme un glissement du dissentiment au désaccord) s'appuie sur un grand nombre d' " affaires digitales " qu'on peut, à la manière des journalistes, classer dans trois rubriques : conflits économiques, atteintes aux libertés, risques écologiques.
Quelques exemples que vous n'aurez aucun mal à compléter.
Conflits économiques : en se limitant à l'économie des logiciels, trois modèles rivaux s'affrontent aujourd'hui, le modèle des logiciels propriétaires, celui de l'économie des médias (financement par la publicité), et les logiciels libres. On sort clairement des formes un peu stabilisées de concurrence des entreprises.
Atteintes aux libertés. A côté de nombreuses affaires qui évoquent la " société de contrôle " de Burroughs et Deleuze, la dénonciation des dissidents à la police chinoise par des entreprises de l'internet (comme le poète et journaliste Shin Tao par Yahoo) est un retour malheureux à la collaboration classique entre média et état répressif.
Risques écologiques : il s'agit ici d'écologie cognitive, avec le thème, de plus en plus souvent évoqué, de risque d'une catastrophe cognitive, consécutive au développement d'une quasi pathologie de l'esprit (troubles de la mémoire, de l'attention, affaiblissement des savoir-lire, écrire, compter).
Banalement, le dissensus n'est rien d'autre, après la période de la longue fête unanimiste de l'internet, qui n'a pas été sans charmes, que l'explicitation d'intérêts différents et parfois contradictoires.
Mais il produit aussi, dans le même mouvement, l'occasion de " poser la question du sujet ", en partant de la critique du modèle du consommateur des industries de l'information.
C'est ainsi que des propositions d'inspirations théoriques et politiques très diverses sont avancées. Je me limite à en citer quelques unes.
Nouvelles classes sociales : les " classes du nouveau " selon la formule de Richard Barbrook, dont la plus célèbre est hélas la " Creative Class " (Roger Florida, 2002). Mais aussi : les Prosumers (Alvin Toffler 1980), les Analystes Symboliques (Robert Reich, 1991), les Netizens (Michaël et Ronda Hauben), les Digerati (Brockman, 1996), la Netocracie (Bard et Söderqvist, 2002), les Pro-Ams (Leadbeater et Miller, 2004).
Chimères : la plus célèbre est celle de Donna Haraway (le Cyborg, 1985).
Les nouvelles théories du public : Joëlle Zask, à partir de John Dewey.
Les hackers : une théorie complète chez Mc Kenzie Wark (après Steven Levy et Pekka Himanen).
La philosophie de l'amateur de Bernard Stiegler.
Evidemment, ces propositions ne sont pas étrangères aux réflexions générales sur les subjectivités.
Exemple : Geert Lovinck : " Ce sont les théoriciens de la " multitude " qui traitent des notions d'usager ou de réseau de la façon la plus intéressante... Analogue à l'idée de " prosumer " que les cultural studies ont substitué à celle de consommateur, l'idée de multitude exprime une diversité radicale de la population active, tout à l'opposé des notions homogènes et fixes de " classes " ou de " prolétariat ", et sert à décrire les formations sociales du monde globalisé ".
Et ces propositions ne sont en rien consensuelles. C'est le temps des cercles, d'une certaine radicalisation des positions ; la théorie est plus polémique.
Exemples : la critique de Florida par Barbrook, Andrew Keen contre le " culte de l'amateur ". Zizek critique ainsi Söderqvist : " Ce livre est l'exemple ultime de ce qu'il est particulièrement tentant de nommer le nouveau cyber -stalinisme ". Dans " Servitude & Simulacre ", Jordi Vidal s'en prend aux " pomos " (postmodernes, notamment sur la figure du Cyborg) mais aussi aux extropiens et/ou transhumanistes.
03/ cahier des charges
J'essaie de rassembler les éléments d'un cahier des charges, les spécifications auxquelles devrait répondre une proposition, une bonne théorie de ce type, théorie des " subjectivités numériques ".
Premier point : elle devrait échapper totalement à l'analyse de classe, passe-temps théorique favori des années 70 qui consistait à révéler, de la manière la plus objective, l'étonnant potentiel politique d'un groupe social donné dont l'auteur avait le bonheur de faire partie ou dont il s'engageait, écrasé par le poids de sa conscience et de sa culpabilité, à épouser le point de vue et la cause.
L'analyse de classe est devenu un exercice de parfait wishfull thinking qui n'est acceptable qu'au titre de la parodie.
C'est précisément à une telle parodie que Guy Debord s'était livré dans le préambule d'In girum imus nocte en se livrant à une violente et goûteuse diatribe contre le public du cinéma.
Triple diatribe qui est bien dans notre sujet, contre le public du 7 ème Art qui aime la vie. Le ministère de la Culture ayant lancé sa campagne " Quand on aime la vie, on va au cinéma ", Debord répondait que ces amateurs, ces amoureux de la vie et du cinéma n'en étaient que les consommateurs, des spectateurs. Et sur la modernité de ces spectateurs : " Autrement dit, c'est la première fois que des pauvres croient faire partie d'une élite économique malgré l'évidence contraire ".
[digression sur la parodie]
Certaines des références que j'ai évoquées relèvent peu ou prou de la parodie.
Il se dégage de la longue liste de Richard Barbrook un effet comique assez réussi. Ses " classes du nouveau " évoquent irrésistiblement les années cinquante, le plateau Jean Monnet de la Commission européenne à Luxembourg, ou le " malaise des cadres " que les romans de Jean-Pierre Manchette résolvaient à sa façon.
Mc Kenzie Wark pratique trop systématiquement l'art du détournement pour que son manifeste hacker ne soit pas lu, au moins de temps en temps, comme une parodie. On lui souhaite en tout cas de tels lecteurs.
Donna Haraway qui a sa propre critique de l'analyse de classe, attend ironie, légèreté, et imagination de ses lecteurs - lectrices, mais avec un tel ton de sagesse désabusée qu'on s'attend au pire, qui arrive.
--------------------------------- [fin de la digression]
Deuxième point : une telle proposition théorique, pour être convaincante, devrait associer, de manière ingénieuse, subjectivité (s), technologie, droit et stratégie.
Subjectivité, pour éviter l'identité simplement objective, l'économicisme ou la sociologie plate, mais aussi parce que, dans une société saisie par l'industrialisation des envies, il ne suffit pas d'aller répétant " désirs, désirs, désirs ".
La critique de la subjectivité du consommateur est le point de départ. Par exemple, un thème classique est l'opposition entre la passivité du spectateur de la TV et l'activité, ou l'interactivité qui engagerait l'usager du Net. Encore faut il que ce comportement ne soit pas purement et simplement une forme d'hyperactivité de consommateur comme on le voit dans certaines formes de téléchargement de la musique
Technologie. Je crois rejoindre ici Bernard Stiegler. L'individuation des personnes et des groupes est médiatisée par la technologie.
Le " je " et le " nous " sont grammatologiques et technologiques. En nous et entre nous il y a le langage, puis ces métalangages que sont la grammaire et d'autres savoirs (la langue qui se connaît comme langue), et les technologies qui mobilisent ces savoirs. Ce sont des technologies de l'esprit, cognitives ; ce sont aussi des technologies culturelles, et, par là, sociales. C'est d'ailleurs la véritable raison pourquoi il faut critiquer la technique. Et la technologie participe encore à la subjectivation parce qu'elle est aussi une expérience (c'est le titre d'un livre de John Mc Carthy et Peter Wright " Technology as experience "). Une des erreurs qu'il nous est le plus difficile d'éviter est la tentation d'associer de manière non problématique, non critique, un acteur idéal ou simplement sympathique et un type de pratique intéressante, riche ou innovante.
Droit. Si on veut écarter le travers des théories neutres comme celle de la " Creative Class ", mais aussi pour éviter l'irénisme, y compris de l'éthique hacker selon Pekka Himanen, la question de la propriété est essentielle. C'est une question d'économie, de politique ; c'est aussi une question culturelle. Le grand mérite du mouvement des logiciels libres et des Creative Commons est non seulement d'avoir repris ce point à nouveaux frais, mais aussi d'avoir proposé des manières, précisément juridiques, de le traiter.
Mais la propriété n'est pas le seul point de droit : la rémunération des contributions culturelles, et la protection face aux intrusions publicitaires (Facebook) sont également décisives. Aujourd'hui sur le Net il est presque impossible de trouver des situations dans lesquelles le lien social n'est pas entrelacé avec la publicité.
Stratégie. Puisqu'il y a des forces, il y a aussi des lignes de force, des rapports de force. Il y a à s'opposer, et aussi à composer. Je prends un seul exemple, d'ordre économique, mais je crois central. Un conflit oppose sur la publicité les industries culturelles traditionnelles (la KulturIndustrie d'Adorno, croisée avec le marketing) et les industries de l'information (pensez à Google). L'enjeu n'est pas mince : c'est purement et simplement celui du contrôle de la formation des prix, de la valorisation des biens, en premier lieu des biens dits culturels. Il n'est pas si simple de choisir avec qui et jusqu'où composer. Or l'idée même d'un public qui définit la technologie comme sa question (au sens de Dewey) impose le compromis, la composition de ce public ou de ses éléments actifs avec l'un ou l'autre des courants industriels.
Dernier point de ce cahier des charges : je crois qu'une telle théorie consistera surtout en une généralisation réaliste et séduisante de certaines pratiques, expériences et démonstrations prototypées dans le cyberespace. Autrement dit, elle ne vient pas du dehors et elle s'appuie sur des pratiques " réelles " plutôt que sur des expérimentations de laboratoire.
Ne partons pas de l'idée, sous prétexte que nous nous passionnons pour les technologies de l'information, que cela va de soi. Pour d'excellents esprits, une telle orientation peut se résumer à n'être qu'une autre version de l'apologie de la société de l'information.
La tentative de généraliser les logiciels libres à la " culture libre ", qui est typiquement une des formes de cette opération, se heurte ainsi à certaines difficultés dont la principale est la suivante : la culture libre ne peut pas ne pas chercher à traiter ou à utiliser les éléments constitutifs de la culture propriétaire ; les deux cultures ne peuvent pas être purement et simplement juxtaposées.
Si nous voulons rompre avec les sophismes sur les utilisateurs et les usages, comme l'idée qu'une technologie ou un groupe de technologies comme le Web 2 pourraient être en soi orientés utilisateurs, le plus important, selon moi, est de s'appuyer sur un prototypage, une approche critique des pratiques. A côté de l'approche des subjectivités, c'est là que se donnera à voir la dimension objective.
04/ le lecteur bon sujet
(Titre en hommage à Jean Dubuffet, non seulement grand peintre et grand écrivain, mais aussi grand écrivain technique)
Le lecteur est une figure générique.
Je pars ici d'une interrogation initiale, très largement partagée: quel est le devenir de la lecture dans le temps où se développe sa forme numérique ?
On connaît la réponse édifiante du Ministère de l'Education nationale à l'enquête de la Commission européenne sur l'analphabétisme, en 1979 ; de tous bords elle a été moquée. Pourtant, d'une certaine façon, c'était bien la seule réponse possible. La République avait repris à l'Eglise le principe posé par Gratien (" Que nul ne soit clerc s'il est illettré ") et l'avait généralisé à l'ensemble des citoyens. L'enquête européenne soulevait cette interrogation dont nous ne sommes pas sortis: quel régime est donc la république aux citoyens illettrés ?
Nous sommes accoutumés à une certaine forme historique de l'espace public articulé par Kant autour de l'Offentlichkeit, du principe de Publicité. Dans ce cadre, l'activité de lecture conditionne l'effectivité de l'espace public. Et l'institution de l'espace public repose sur le rôle de la puissance publique en particulier pour organiser l'alphabétisation, et l'enseignement de la lecture et de l'écriture.
La lecture numérique, si lecture numérique il y a, nécessite aussi une telle alphabétisation, et un enseignement approfondi. Plus généralement toutes les pratiques culturelles numériques nécessitent la formalisation et la transmission d'un savoir et d'un savoir-faire.
Le retrait de l'état, et de toute puissance publique, de la formation à la lecture numérique, produit un face-à-face des industries de l'information et du public, des industries de lecture et des lecteurs.
Ce face-à-face est le contenu réel de ce que j'appelle l'espace des lectures industrielles, caractérisé notamment par une redistribution complète du " privé " et du " public ".
05/ la lecture numérique, technique par défaut
Cette partie est un condensé rapide de l'étude " Lire. Les pratiques culturelles du numérique, Juin 2007, ".
Je rappelle très brièvement cette histoire que vous connaissez en la reprenant du point de vue de la lecture. Avec le PC, et l'interface graphique, l'ordinateur devient une machine à lire. La lecture à l'écran se répand mais elle ne porte pas encore sur des " écrits d'écran ". Les designers travaillent sur l'hypothèse d'un nouveau medium mais dans des directions qui ne seront pas retenues. Le wysywyg d'un côté ; de l'autre des points de vue radicaux qui associent virtuel, hypertexte, multimedia, recherche d'une nouvelle interface.
Mais c'est une autre direction qui s'impose : le web. Avec le web, on passe de la lecture à l'écran à une lecture numérique. Bien sûr le web fait exister la lecture numérique parce qu'il permet la diffusion de textes numériques mais en même temps il repose largement sur cette pratique de lecture, pensez à Google et au systême de classement à partir des liens ht, donc des opérations de lecture, mais aussi aux blogs qui au début sont des web-logs des journaux de lecture. Cependant, sur le web, il n'y a pas de technologie spécifique de lecture numérique.
J'ai dans l'étude analysé la lecture numérique comme faire, autour de six opérations type (navigation, marquage, copie, prospection, annotation, structuration). C'est une grille dont nous avions constitué les éléments, avec Bernard Stiegler, Jacques Virbel, Philippe Aigrain, à l'époque du Poste de lecture assistée par ordinateur (PLAO) de la BNF. Pour ma part, j'ai travaillé sur l'historicité de ces opérations, puis je m'en suis servi non plus pour le design d'un logiciel, mais pour la compréhension des pratiques.
Pour me limiter aux leçons qui ont un rapport avec notre sujet, j'en citerai quatre.
1/ La lecture devient une activité publique; concrètement les lectures sont publiées. Ca s'est déjà produit dans l'histoire de la lecture, mais nous étions habitués à la considérer comme une affaire individuelle, et privée. Du même pas, le réseau n'est pas seulement un réseau de textes, mais aussi un réseau de lectures, un réseau de lecteurs. Une sorte de grand club de lecture.
2/ La lecture numérique s'appuie sur une attitude de simulation du lecteur, en particulier dans les activités de prospection (moteur de recherche, traducteurs) ; le lecteur simule une compétence encyclopédique (U Eco), triple. Capital pour comprendre les pratiques des jeunes.
3/ Tout se passe comme si le lecteur numérique s'arrêtait à un stade de pré lecture et qu'il devait bifurquer (papier) pour une lecture soutenue.
4/ La lecture numérique est une technique par défaut. C'est à dire que le lecteur est chargé non seulement de lire mais à chaque opération de lecture de reconstituer, par un bricolage itératif, les moyens techniques de la lecture numérique.
A ce stade, on peut faire intervenir la distinction de Katherine Hayles entre " Hyper attention " et " Deep attention ". Le point de vue des psychologues cogniticiens: comment la lecture numérique achoppe sur la lecture d'étude.
06/ Hypertexte, lecture, design
La seule proposition que l'informatique ait jamais faite sur la lecture numérique est l'hypertexte. Il y a eu des tas de discours sur la publication, la création, la recherche d'information, mais sur la lecture, la seule proposition est celle de cette tendance technologique qu'est l'hypertexte.
Existe-t-il une lecture hypertextuelle ? Il y a bien une lecture des textes hypertextuels mais y a t il une lecture hypertextuelle, j'entends une lecture numérique technologiquement ht ? Si je pars du principe d'une certaine autonomie de la lecture par rapport au texte, je peux par exemple avoir une lecture ht d'un texte qui ne l'est pas. De ce point de vue, on peut dire sans risque d'erreur : il n'y a pas de technologie de lecture hypertextuelle. Une telle technologie signifierait deux choses : la possibilité de diminuer l'intensité du potentiel hypertextuel (baisser la lumière ; imprimer) et surtout la possibilité de constituer son propre hypertexte de lecture.
Ici le design joue un rôle clé.
Cela a déjà été le cas pour les interfaces, voire pour l'hypertexte : Ted Nelson se considère comme un designer.
En reprenant l'image du design comme passage ou seuil (Richard Coyne) :
Du texte au texte numérique (Fluss)
Du livre au nouveau medium (exemple de la matérialité chez K Hayles, Writing machine)
De l'écriture à la lecture (en particulier avec toutes les fonctionnalités hypertextuelles qui peuvent être orientées soit écriture, soit lecture, comme l'annotation.)
De l'intimité à la publicité (force exceptionnelle de la chose imprimée, dans ce passage du plus public au plus intime).
07/ Lectures industrielles
La mise en place d'une industrie de lecture est une nouveauté inouïe.
On connaissait évidemment des technologies de lecture, par exemple sous la forme d'Arts de lecture. D'autre part, le développement des industries du texte avait été repéré depuis les débuts du XIXème siècle. Tocqueville parle des " industries littéraires " ; ce thème est repris par Adorno avec la Kulturindustry.
Mais ce qui caractérise l'économie numérique de ce point de vue, ce n'est pas le développement des " industries littéraires ", mais celui des " industries de lecture ", ou, dans le jargon actuel, plutôt que le développement des " contenus ", celui de l'économie et des industries de " l'accès " (Rifkin, L'Age de l'accès).
Les industries de lecture constituent bien un secteur d'activité économique distinct.
Elles mettent en œuvre trois types d'activité.
La plus facile à repérer, compte tenu de ce qui vient d'être dit sur la technique par défaut, relève de l'informatisation des moyens de lecture : moteurs, navigateurs, lecteurs. L'accent est mis, ici, sur le contrôle de l'accès.
Les industries de lecture sont celles dont le process est constitué par l'automatisation de l'acte de lecture. Dans l'ordre logique, le fonctionnement d'un moteur de recherche comporte un balayage (scanning),c'est à dire une prélecture automatique, une indexation, un classement-structuration, toutes opérations classiques de lecture. On sait que dans le cas de Google la production hiérarchisée des résultats (" page-ranking "), ou classement des textes, s'effectue en prenant en compte les liens hypertextuels, et, à travers eux, les logiques de lecture. Enfin ce que produit le moteur, à l'issue de ces opérations, c'est tout simplement un contexte de lecture.
Mais l'activité qui est l'objectif des deux premières, et en tant que telle la base du modèle d'affaires des industries de lecture, est la commercialisation des lectures et des lecteurs. La formule, définie par Google, de " publicité contextuelle " (" Adwords ", " Adsense ") est remarquablement explicite.
Les industries de lecture se situent au croisement des industries de l'information, des industries du marketing, et des industries culturelles.
En tant qu'industries du marketing, elles se rattachent au tournant nouveau de la publicité qui consiste à s'appuyer sur l'activité des consommateurs, au moyen de puissantes techniques d'individualisation. On parle ainsi de nouveaux formats de langage informatique pour le " user profiling ", ou le contrôle de l'attention : " attention profiling markup language ".
En ce sens, les industries de lecture s'appuient sur un certain type de " réseaux sociaux ", le réseau des lectures et des lecteurs numériques. La commercialisation de ce réseau est le cœur de l'activité des industries de lecture.
08/ La communauté des lecteurs numériques
Le public des lecteurs numériques est donc l'autre composante de l'espace des lectures industrielles, placée, comme on l'a vu, en face-à-face aux industries de lecture.
L'analyse de la lecture numérique comme pratique révèle l'importance de la responsabilité du lecteur, proportionnée au défaut de la technologie. Cette responsabilité, à la fois technologique, culturelle et sociale, est remarquable par son étendue, sa nouveauté, et par le fait qu'elle se combine de manière inédite avec la responsabilité traditionnelle du lecteur.
La pratique de lecture fait advenir une technologie-mouvement, toujours incomplète. Le lecteur exerce une responsabilité intellectuelle, assumée par l'auteur ou l'éditeur dans le cadre du livre imprimé, qui porte non seulement sur la clôture du texte, mais aussi sur le réglage de la lecture. Le réseau des lecteurs se constitue lui même comme public, comme réseau social ; c'est le cas notamment de la " blogosphère ". Enfin les lecteurs numériques doivent se former par eux mêmes, cette auto-formation suppléant à l'abstention de la puissance publique.
Ainsi la lecture numérique représente une contribution dans une perspective quasi économique. Lecteur numérique est celui qui non seulement lit, mais aussi rend possible la lecture en actualisant la technique, le texte, le public, le savoir. L'idée du lecteur numérique n'est rien d'autre que la combinaison inédite de cette nouvelle responsabilité avec la responsabilité traditionnelle du lecteur. Et, en ce sens, cette double responsabilité du lecteur numérique l'apparente à la figure de l'amateur, de la même manière qu'elle nécessitera, j'en suis convaincu, l'institution d'un droit du lecteur.
Mais cette responsabilité, cette contribution, dans la mesure où elles s'exercent dans le cadre de l'espace des lectures industrielles, ne peuvent manquer d'être orientées, voire contrôlées par les industries de la lecture. L'internet n'a inventé ni la lecture-consommation, ni l'association des médias et de la publicité, mais l'industrialisation des lectures par leur intégration au marketing.
Il est très difficile d'échapper à cet espace des lectures industrielles, si différent de l'espace public traditionnel de circulation de l'écrit. Quelle que soit sa maîtrise de la lecture classique et de la lecture numérique, chacun est situé dans ce processus de commercialisation de la lecture et de développement chaotique de sa technologie.
Si cet espace est bien le cadre dans lequel se projettent les subjectivités numériques, il est impossible de conclure sans évoquer un risque que j'ai résumé ailleurs par la formule " nouveaux savoirs, nouvelles ignorances ". Technique par défaut, risque de confusion entre pré-lecture et lecture, entre lecture d'information et lecture d'étude, entre les différentes attentions, place de la simulation, contexte d'autoformation, arrivée de la génération des " natifs du numérique " dont certains prennent la lecture numérique comme référence: tous ces éléments peuvent se combiner. Le risque est grand alors de ce que certains chercheurs anglais appellent " reading without literacy ", une lecture sans savoir lire qui est la forme la plus menaçante d' " illettrisme électronique ".
Références
01/ entrées
Hugues de Saint Victor: lecture et mémoire
Sur la musique en ligne: Garder le silence ?
02/ dissensus
Richard Barbrook: Class of the new
Bibliographie:
John Dewey, Le public et ses problêmes, traduction et préface de Joëlle Zask, Université de Pau/ Farrago/ Léo Scheer, 2003
Geert Lovinck, Le principe d'inconnexion, dans "Philosophies entoilées", Rue Descartes n°55
Andrew Keen, The cult of the amateur, 2006
(Je n'ai pas lu ce dernier livre)
Slavoj Zizek, L'idéologie de l'empire et ses pièges dans "Que veut l'Europe?", Climats, 2005.
Jordi Vidal, Servitude & Simulacre, Allia, 2007.
03/ cahier des charges
Cette partie reprend largement ce que j'ai déjà publié dans Le retour du manifeste
Pop. Cin. contre le public du cinéma
Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, dans Oeuvres, Quarto, Gallimard, 2006
John Mc Carthy et Peter Wright, Technology as experience, MIT Press, 2007.
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