L e R e t o u r d u M a n i f e s t e
Voici les notes de mon intervention lors de la première table ronde des Rencontres Place Publique " Hackulturation ", au Centre International de Poésie Marseille.
Ce premier jour, 25 Octobre, sont aussi intervenus, après Kenneth McKenzie Wark, Patrice Maniglier et Stephen Wright.
Les notes ont été simplement transcrites et conservent leur style oral.
Je propose au lecteur qui trouverait ce texte sur le blog, de lire auparavant le compte rendu de lecture de Un manifeste hacker paru dans CCP.
Selon McKenzie Wark, le choix du genre du manifeste signe le retour de l'histoire.
En tout cas, il traduit clairement le nouveau dissensus qui s'installe.
Dissensus
Le dissensus s'exprime d'abord par un grand nombre d'affaires. Ces " affaires digitales " vont du simple problème au crime, en passant par la polémique et le scandale. On peut les classer dans trois rubriques : conflits économiques, atteintes aux libertés, risques écologiques, un tel classement permettant au passage de rapporter le numérique aux rubriques habituelles des journaux.
Le krach de 2000 avait pu être analysé comme un échec des nouveaux business models, validés malencontreusement par l'exubérance des marchés. Quoi qu'il en soit, aux oppositions déjà anciennes (télécoms/contenus, qui faisaient les choux gras de la Commission Européenne) se superpose la concurrence entre modèles économiques. Par exemple, pour les logiciels, coexistent trois modèles : la logique " propriétaire " (Microsoft), la logique " contrôle de l'accès ou média " (Google), la logique " logiciels libres ". Parmi les affaires correspondantes : les procès de Microsoft, la polémique en France sur la loi sur les droits d'auteur.
Atteintes aux libertés : je rappelle seulement que les plus grandes sociétés ont accepté les réglementations imposées par le gouvernement chinois, et que Yahoo a livré le poète et journaliste Shi Tao à la police chinoise.
Ecologie : il s'agit ici d' " écologie cognitive ", avec le thème, de plus en plus souvent évoqué, de risque d'une catastrophe cognitive liée au développement d'une quasi pathologie de l'esprit : troubles de la mémoire, de l'attention, affaiblissement des savoir-lire, écrire, compter.
Dissensus donc sur le numérique, après une longue période de " story-telling " (Christian Salmon) sur les nouvelles Terres Promises de l'internet, de la société de l'information, et de la société de la connaissance.
Mais plus largement, relance de la critique d'une économie marquée par la fusion des industries culturelles et des industries de l'information, et d'une société dominée par cette économie, ce que pointe Mc Kenzie Wark avec sa " classe vectorale ".
Le temps des manifestes
Changement de période, et donc de ton. Passage de l'apologie aux manifestes.
Cardinal de Retz : " Vous savez que je crains les apologies, vous allez voir que je ne crains pas les manifestes ". Il était l'auteur du manifeste du Duc de Beaufort. (1)
Dans cette situation, on voit se développer des théories qui s'efforcent de décrire les camps et placer les acteurs.
La théorie de la " creative class " (Richard Malina) en est un exemple malen-contreux.
Certains essaient d'actualiser John Dewey, dont la théorie du public permet de montrer un sujet se constituant comme tel dans le moment où il se médiatise (voir, par exemple, les travaux de Joëlle Zask).
Bernard Stiegler propose une théorie de l'individuation de la personne ou du groupe à travers la relation (l'adoption) avec la chose technologique : l'amateur.
Richard Barbrook a réuni une anthologie amusante autour du thème de la " classe du nouveau " (The Class of the new/The Classes of the new).
Dans " L'idéologie de l'empire et ses pièges ", Slavoj Zizek adresse indirectement à Michaël Hardt et Toni Negri, via une critique du livre de Bard et Soderqvist, " Netrocracy ", le reproche suivant : " Le point clé est donc qu'il n'existe pas de netocratie " neutre " " (2). Reproche couramment adressé aux partisans des théories de la " class of the new ".
Cahier des charges
Il me semble qu'une bonne théorie de ce type devrait correspondre au cahier des charges suivant :
Premier point : échapper totalement à l'analyse de classe, passe temps des petits bourgeois aigris dans les années 70. L'analyse de classe, qui a connu son heure d'infamie avec le stalinisme, est devenue un exercice de parfait wishfull thinking qui n'est acceptable qu'au titre d'une parodie. C'est ainsi que Guy Debord s'y livrait dans le préambule de In Girum Imus Nocte. (3)
Et justement il faut reprendre les choses là où Debord les avait laissées. Autrement dit, c'est la première fois que des pauvres croient faire partie d'une élite économique, malgré l'évidence contraire. Autrement dit, c'est la première fois que des illettrés croient faire partie d'une élite culturelle, malgré l'évidence contraire.
Deuxième point : une telle théorie, pour être convaincante, devrait associer, de manière ingénieuse, subjectivité, technologie, droit, stratégie.
Subjectivité, parce qu'il faut éviter l'économicisme ou la sociologie plate, mais aussi parce que, dans une société saisie par l'industrialisation des envies, il ne suffit pas de sauter sur sa chaise en répétant " Désirs, désirs, désirs ". La critique de la subjectivité du consommateur est le point de départ.
Technologie. Je crois rejoindre ici Bernard Stiegler. L'individuation des personnes et des groupes passe par un moyen terme, est médiatisée par la technologie. Le " je " et le " nous " sont grammatologiques et technologiques. C'est d'ailleurs la véritable raison pourquoi il faut critiquer la technique.
Droit. Si on veut écarter le travers des théories comme celle de la " creative class ", mais aussi pour éviter l'irénisme, y compris de l'éthique hacker selon Pekka Himanen, la question de la propriété est essentielle.
C'est une question d'économie, de politique ; c'est aussi une question culturelle. Le grand mérite du mouvement des logiciels libres (et des Creative Commons) est non seulement d'avoir repris ce point à nouveaux frais, mais aussi d'avoir proposé des manières, précisément juridiques, de le traiter.
Stratégie. Puisqu'il y a des forces, il y a des lignes de force, des rapports. Il y a à s'opposer, et aussi à composer. Je prends un seul exemple, d'ordre économique, mais je crois central. Il y a une dispute sur la publicité entre les industries culturelles traditionnelles (la KulturIndustrie d'Adorno, croisée avec le marketing) et les industries de l'information sur le terrain d'Internet (pensez à Google). L'enjeu n'est pas mince : c'est purement et simplement celui du contrôle de la formation des prix, de la valorisation des biens, en premier lieu des biens dits culturels (Couverture du Parisien libéré : " le top de la culture " c'est un jeu vidéo de football). Il n'est pas si simple de choisir avec qui composer.
Troisième point de ce cahier des charges : il faut proposer, comme Pekka Himanen a tenté de le faire, une généralisation réaliste et séduisante des expériences et démonstrations du cyberespace.
Ne partons pas de l'idée, sous prétexte que nous nous passionnons pour l'internet, les technologies de l'information, etc, que cela va de soi. Pour d'excellents esprits, une telle opération peut se résumer à n'être qu'un autre miroir, une autre version de l'apologie de la société de l'information.
Après tout, la Creative Class, les Prosumers...sont bien une tentative d'une telle généralisation, omettant toutefois ce qu'a apporté le mouvement des logiciels libres : la question du droit, de la propriété.
La tentative de généraliser les logiciels libres à la " culture libre " se heurte elle même à certaines difficultés que nous verrons demain et après demain.
Paradoxalement, le hacker, figure à l'origine plus lointaine, semble un meilleur candidat. Il nous semble doté d'une sorte de vertu générique ; c'est un exemple qu'on a envie de généraliser. Cela reste à prouver.
Il y a bien sûr de nombreuses questions à poser.
Je me demande surtout s'il est nécessaire d'avoir une philosophie aussi unifiante, aussi intégratrice des différents faire humains, dans la politique, l'économie et la culture : un hack-action (on parle d'hacktivisme), un hack-travail (la production), et un hack-création (la libération de l'information chez McKW). On a parfois l'impression, en lisant Kenneth McKenzie Wark que Debord était victime d'une sorte de timidité...
Ne disposant pas moi même d'une telle théorie - sur le " plan social ", je ne vais pas beaucoup plus loin que défendre le public contre les Lectures Industrielles et revendiquer un droit du lecteur numérique - c'est dans cette optique que je lis Un Manifeste Hacker.
(1) Alexandre Dumas a fait entrer dans la légende ce personnage curieux. C'est, je crois, dans " Vingt ans après ", qu'il est arrêté par d'Artagnan. Petit fils naturel d'Henri IV (et de Gabrielle d'Estrées), il s'exprimait avec une grande grossièreté de langage. Pendant la Fronde, il prit la tête du parti populaire, ce qui lui valut le titre de " Roi des Halles ".
(2) Slavoj Zizek, " L'idéologie de l'empire et ses pièges " in Que veut l'Europe ?, traduction de Frédéric Joly, Climats, 2005.
(3) Je me permets de renvoyer au petit texte " Pop. Cin. Contre le public du cinéma ". (Une lecture du prologue de In Girum Imus Nocte), blog&plec, 2006
Ou ici.
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