La troisième rencontre organisée par Jacques Serrano (Place Publique) autour du thème de l'hackulturation portait le titre provocateur (mais interrogatif) :
"La culture libre peut elle briser la chaîne du livre ?"
A vrai dire, dans cette question, il n'y a que le verbe " briser " dont le sens soit assuré. Une partie de la discussion a donc porté sur la culture libre, et une autre sur la ou les chaînes du livre.
Voici les notes de ma contribution. Aliette Guibert et Patrick Lowie intervenaient aussi.
Après cette rencontre au CIPoésieMarseille, nous avons pu, avec Emmanuel Vergès, reprendre la discussion une semaine plus tard, dans le cadre d'un des groupes de discussion du " Barcamp " organisé par la FING de Marseille à l'Espace Jullien.
Culture libre, culture du livre
Beethoven aurait, paraît-il, jeté un jour à travers la pièce le livre qu'il lisait, un roman de Walter Scott, en s'écriant " Le bougre, il écrit pour de l'argent ! ". De ce bougre qui écrivait pour de l'argent, Adorno a fait l'emblème, non seulement de l'industrie littéraire, selon la formule de Tocqueville, mais plus généralement de la Kulturindustrie, traduite (visiblement mal) par " industries culturelles ".
Et certes, dans l'actuelle industrie littéraire, nous ne saurions reconnaître ni la tradition, ni le " Lis tout " de la Renaissance du XIIème siècle, ni la grande restitution de la lettre à Pantagruel, ni le principe " Publicité " (Öffentlichkeit) placé par Kant au centre des Lumières, bref aucune des grandes conceptions qui forment notre culture du livre en tant que culture historique.
Menaces sur la culture du livre
Le seul point d'entrée valable sur cette question n'est rien d'autre que la constatation des menaces que la Culture-Industrie fait peser sur la culture du livre, soit directement (industrie littéraire), soit indirectement (industries culturelles). Ce mouvement a déjà été abondamment et bien critiqué au XXème siècle, par des esprits aussi différents que Julien Gracq, Guy Debord, Schiffrin. Il nous reste seulement à intégrer quelques nouveautés en provenance du numérique. C'est un travail à faire (ie :qui n'est pas fait) ; ce n'est pas un travail de Titan.
On rappelle donc par un rapide relevé cette double menace.
Directe (industrie littéraire) : la " littérature à l'estomac " (Gracq), le marketing éditorial et tous ses effets; l'absence de pluralisme dans l'édition scientifique internationale ; l'abandon des publications ou des corpus traditionnels (les thèses en France ; la littérature latine du moyen âge qui tend à la disparition) ; la difficulté à maintenir les livres à petit tirage et à faire face aux besoins de la transmission des connaissances, etc.
Indirecte (industries culturelles) : concurrence des pratiques et des références (l'audiovisuel contre le livre et l'école) ; mépris du savoir, de la langue et des intellectuels ; ruine des instruments du savoir populaire (C. Latsch) ; progrès de l'illettrisme, affaiblissement général du savoir-lire ; pathologies de l'esprit (manque de concentration, perte de mémoire).
Dans ce contexte, la " révolution numérique " comporte certes une révolution technologique, habituellement appréhendée comme substitution des supports des textes. Mais elle comprend surtout une modification du processus de valorisation économique des textes et des livres.
1) Dans l'économie contemporaine, économie " orientée consommation ", la valeur des " biens culturels " est d'abord formée par la publicité, l'orientation des envies par le marketing, en amont de la consommation. C'est ici que l'internet devient le concurrent de la publicité classique, mass-médiatique, contrôlée par les industries culturelles.
2) D'abord pour tirer parti du numérique (Copyright Digital Millenium Act de Clinton pour remercier Hollywood), puis pour se défendre (crise de l'industrie musicale) les industries culturelles ont cherché à étendre la propriété intellectuelle et artistique. Le numérique est devenu un prétexte à restreindre les usages, y compris traditionnels. On en arrive à cette prétention paradoxale à la production en masse et à la chaîne de l'originalité. Mais le public ne suit pas ; il veut d'autres raisons pour payer.
3) La fusion des industries de l'information et de la Culture-Industrie présente donc à la fois une chance et un risque.
Le public gagne de nouveaux pouvoirs, non seulement à travers son " expression " littéraire, médiatique, technologique, mais aussi en participant à la construction de la notoriété des " biens culturels ", parmi lesquels les livres/textes, et donc à la véritable formation des prix.
A l'édition classique vient se superposer l'industrialisation informationnelle de l'écriture et de la lecture (Voir l'article sur les lectures industrielles). Le public est face à l'industrie. Les pouvoirs publics ne jouent aucun rôle dans ce processus.
J'en viens à la CULTURE LIBRE.
Il semble nécessaire d'écarter ce qui pourrait bien être un contre-sens. S'agissant du livre, la culture libre n'est pas ce qui oppose le numérique à la " chaîne du livre " traditionnelle. Elle n'est pas ou ne devrait pas être ce qui oppose l'informatique à la littérature comme référence de l'écrit. Elle est ce mouvement qui s'appuie sur l'expérience des logiciels libres pour répondre aux menaces qui pèsent sur la culture du livre, qu'il s'agisse du livre imprimé, ou du texte numérique.
D'après ce qui vient d'être dit, on voit se dessiner en creux les contours de cette culture libre : elle n'est au fond rien d'autre que la culture en général, comme dimension autonome de la condition humaine, pour ce en quoi elle se refuse à certaines déterminations de la Culture-Industrie.
Culture libre et logiciels libres
Concrètement, la culture libre est un mouvement, une " attitude " comme on dit, un régime de circulation des œuvres de l'esprit qui s'inspire du mouvement des logiciels libres. Dans ce mouvement, il y a plusieurs régions ou tendances, telles que la " copyleft attitude ", les " creative commons ". Par exemple, le livre de Florent Latrive, " Du bon usage de la piraterie " est sous titré " Culture libre, sciences ouvertes ". Il est préfacé par Lawrence Lessig dont le dernier livre s'intitule " Culture libre ".
Indépendamment de leur orientation, les différents courants ont deux points communs : ils s'appuient sur l'expérience originelle des logiciels libres et ils soulèvent la question du droit, d'une manière ou d'une autre.
Autrement dit, poser la question de la culture libre à propos du livre, c'est poser la question de l'élargissement de l'approche des logiciels libres à d'autres " créations " ou " biens " en l'espèce, le livre/le texte.
De tels élargissements ont pu être proposés notamment par des groupes comme le Critical Art Ensemble, Lawrence Lessig, Philippe Aigrain. En réalité, il y a deux élargissements : du logiciel au texte numérique, du numérique à l'ensemble des supports, y compris le livre imprimé. C'est d'ailleurs le cas pour les différents dispositifs juridiques mis en place.
Toutes les tentatives d'élargir au texte/livre l'approche des logiciels libres sont confrontées aux différences profondes entre ces deux types d'œuvres et de pratiques.
Les premiers initiateurs de cette conception de la culture libre ont souligné les sources autres que les logiciels libres : la technologie de l'hypertexte, en particulier dans la conception de Ted Nelson, permettant à la fois l'intertextualité, du côté des auteurs, et la diversité des parcours, du côté des lecteurs; la " succession contre-canonique " (selon les mots de McKenzieWark), qui va de Lautréamont aux situationnistes, à Burroughs en passant par Duchamp ; plus généralement l'idée de littérature elle même, conçue comme " inter-texte ". C'est l'orientation du Critical Art Ensemble, dans un texte connu " Utopie du plagiat, Hypertextualité et Production culturelle électronique ".
Pour le dire simplement, tout tourne autour de la relation entre les textes. L'auteur ou le lecteur peuvent-ils s'appuyer sur le réseau des textes ? ou est-ce qu'un excès d'appropriation finit par limiter non seulement le recours au numérique, mais toute circulation des écrits, et finalement l'écriture comme la lecture ?
Le premier type de pratique " intertextuelle " est la copie, qu'il s'agisse de citer, de commenter, ou de transformer. Cette pratique est au cœur de la littérature. Elle est aussi, sous le nom de " transclusion " à la base du dispositif de Ted Nelson.
Elle est nécessaire à l'étude et présente dans la création. Il suffit de citer Nadja d'André Breton (ce livre est scandé par des photos, détails de peinture, extraits de texte) pour imaginer les effets d'une application complète des limites excessives à la circulation des textes et images.
Les Creative Commons, selon la conception de Lessig sont une réponse à ce type de besoins : sans renoncer à sa propriété littéraire, l'auteur peut faciliter largement les différentes utilisations de son texte.
Citation, détournement, coopération
Le groupe Negativland dans son texte " Sur le droit de citation " a pointé les limites de cette approche trop restrictive. Elle repose sur la séparation en deux secteurs : un secteur de produits industriels valorisés par le marketing avec une conception de plus en plus extensive de la propriété et un secteur de culture traditionnelle, notamment académique, désintéressé par goût et par force. Plus, elle présuppose une coexistence pacifique des deux secteurs, des deux cultures. Or cette situation n'est plus celle du XXIème siècle.
Le commentaire, la critique ne peuvent pas s'appuyer seulement sur des textes, des images, ou des informations qui seraient hors commerce, ou à ses marges. Au contraire, la première condition d'un espace public culturel, c'est la mise en commun, et la plus large appropriation des références qui sont échangées, discutées, critiquées, le plus échangées, le plus discutées, le plus critiquées. La monopolisation, la mise hors circuit public de ces références, en même temps que leur diffusion par les mass-médias (modèle de la médiatisation du sport) est profondément contradictoire avec la vie des idées, et l'activité artistique. (Ne pas confondre ici gratuité et possibilité ou droit d'appropriation).
Il faut aller plus loin et évoquer, à travers la pratique du détournement, la possibilité de dégager un sens nouveau à un texte, une image, par une transformation (du contexte, du genre rhétorique, etc). Le public veut parler la belle langue de son siècle. Le droit de créer avec des miroirs est son caprice. Ce que démontre l'étonnante pratique expressive à partir de la photographie numérique. La querelle sur la pratique du détournement est une réalité du numérique et le droit de détourner une revendication de la culture libre.
Une autre différence avec les logiciels libres est la question de la coopération, de la participation...S'agissant du texte, on peut avoir le sentiment que certains partisans de la culture libre décalquent un peu mécaniquement la logique des logiciels libres ; il s'agirait, de produire collectivement un texte en s'appuyant sur un média participatif dont le logiciel serait lui même libre. Cette hypothèse peut valoir dans certains cas qui, par définition, correspondent à une écriture collective : débat politique, encyclopédies. Mais elle ne convient pas pour la littérature qui doit rester le modèle de référence pour la circulation de la chose écrite en général.
Philippe Aigrain pour éclairer ce point dans " Cause Commune " a donné l'exemple des écoles et groupes, artistiques ou littéraires (Bauhaus, Oulipo...) et de leur coopération.
Une position plus solide me semble être de réaffirmer la position traditionnelle de la littérature, en la plaçant au cœur de l'écrit. La " coopération " comprend alors les différentes relations entre auteurs (y compris les auteurs disparus), textes et lecteurs. En ce sens, la culture libre sera nécessairement amenée à reconnaître un droit du lecteur.
J'ai essayé de résumer la question du passage des logiciels libres à la culture libre, et notamment leur élargissement au texte/livre parce que, pratiquement, c'est ainsi que la question est posée.
On ne peut réduire les différences évidentes et donc les difficultés à concevoir une tendance unificatrice plus large. C'est en particulier la condition pour convaincre les éditeurs et les libraires sérieux, les auteurs et les institutions attachés à la figure classique de la culture du livre qu'il serait absurde de confondre avec la Culture-Industrie.
Curieusement, ces difficultés sont aussi à l'origine de la séduction qu'exerce la proposition d'une " culture hacker ", qui, quoique partant d'une expérience encore plus singulière (les casseurs de code), peut produire des propositions plus générales (Voir 1ère Table ronde).
Il est certainement difficile de parler d'une situation de la culture libre. En tout cas, elle a deux aspects : le plus connu est celui de la publication ; mais la formation d'une opinion publique différente de celle des mass médias est aussi importante.
Un point clé pour finir : la culture libre est/serait nécessairement une culture critique : la critique des mass-médias, des monopoles et des industries culturelles est en quelque sorte native ; elle doit s'étendre aux opportunités offertes par les industries de l'information et à la technologie elle même.
Références
Julien Gracq, "La littérature à l'estomac", revue Empédocle, 1950, repris dans Préférences, Librairie José Corti, 1961
Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie, Exils, 2004
Lawrence Lessig, L'avenir des idées, Presses Universitaires de Lyon, 2005
Philippe Aigrain, Cause commune, Fayard, 2005
L'article cité du Critical Art Ensemble, "Utopie du plagiat, Hypertextualité et Production culturelle électronique", et celui du groupe Negativland "Sur le droit de citation" ont été publiés dans l'"anthologie du libre" rassemblée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, Libres enfants du savoir numérique, Editions de l'Eclat, 2000.
Sur le droit de citation du groupe Negativland
Free Culture de Lawrence Lessig
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