Voici le texte de mon intervention à la soirée d'hommage à Ted Nelson, au Cube, le 02 Octobre 2007
Avant de passer la parole à Ted, et en guise de présentation ou d’introduction – en réalité ce n’est ni une présentation, ni une introduction, mais plutôt un hommage – je voudrais en quelques mots m’interroger devant vous sur cette question : ce que Ted Nelson, la personne et l’œuvre, nous ont apporté et nous apportent à nous, français qui nous intéressions et nous intéressons à ces questions.
Pour cela, j’ai choisi quatre entrées, quatre traits.
DESIGN
La première entrée, c’est le mot design, design et designer. Ted Nelson se définit comme un designer, comme quelqu’un qui « produit des designs ».
Avant de rencontrer Ted Nelson en mars 91, j’avais lu un de ses textes qui m’avait beaucoup marqué. C’était un article intitulé « The right way to think about software design » (1).
En France, l’emprise intellectuelle de France Télécom à l’époque était telle qu’on continuait de présenter la nouvelle version du minitel comme le terminal du futur. Mais chez ceux, de plus en plus nombreux qui pariaient sur le PC en réseau, la plupart était fasciné par l’interface et la métaphore du « bureau ». Et l’article de Ted, dont le titre était une sorte de détournement de l’article classique de Vannevar Bush « As we may think », s’en prenait précisément à cette métaphore du desktop et s’efforçait de poser les principes d’un bon design.
Nous découvrions ainsi qu’on pouvait opposer à la démarche strictement ingénieriale qui prévalait dans les méthodes de conception ou de conduite de projet informatique une autre approche, plus abstraite, plus globale, plus innovante qui était celle du designer.
Plus abstraite, plus globale, plus innovante, mais aussi plus intuitive, plus intellectuelle, et finalement plus artiste. Il était déjà difficile de définir en France le design, en tout cas le design dans le domaine du texte, de l’ordinateur. Il n’est pas sûr que nous ayons beaucoup progressé sur ce point.
J
e comprenais le terme par référence à ma formation typographique, mais beaucoup plus généralement comme un équivalent du mot latin « Ars ». C’est à dire indissolublement un savoir (arts libéraux et arts mécaniques du Moyen-Age), un savoir faire, une orientation technique, une méthode, et un dispositif qui n’est jamais une simple illustration, une démonstration, une maquette, mais qui est l’œuvre elle même.
Ars memoriae, ars legendi (Hugues de Saint Victor), ars scribendi. Par exemple, la définition du dispositif de Gutenberg est celle d’un « art d’écriture artificielle ». Mais comment ne pas citer la définition que Gutenberg donnait de son propre travail : « Kunst und Afentur », « Art et entreprise », et, pourquoi pas, « Art et aventure » (2).
Certains auteurs modélisent leurs propres intuitions, et conceptions sur l’activité intellectuelle, non pas à travers des essais philosophiques ou des énoncés scientifiques, mais au moyen de dispositifs techniques, d’arts. Les arts de Raymond Lulle, grand écrivain et philosophe catalan, n’étaient pas seulement des traités, mais aussi des dispositifs interactifs de mémoire et de rhétorique, qui devaient « fonctionner ». Le théâtre de mémoire de Giulio Camillo, le Champfleury de Geoffroy Tory, véritable traité du design des lettres, tous les deux à la Renaissance, sont d’autres exemples.
Pour un français, la notion de design est ici hautement intéressante, parce qu’elle asseoit et centre l’approche culturelle dans un secteur dominé par la fusion de la techno-science et du marketing.
MEDIA
Deuxième entrée : media, ou medium.
Il y a une vingtaine d’années, le multimédia était un thème permanent de l’industrie informatique. L’idée qui prévalait était que le support numérique permettait de rassembler textes, images, sons, programmes et les différents contenus dont ils étaient les matériaux.
Ce qu’apportait Ted Nelson était un point de vue bien différent : oui, l’ordinateur en réseau avait la potentialité d’un media, mais ce média serait fondamentalement original, il fallait inventer quelque chose pour actualiser ce potentiel du réseau. D’où sa proposition, à travers Xanadu, de proposer l’hypertexte comme format générique de ce nouveau médium, comme hypermedia.
Un mot pour illustrer l’importance de cette thèse : la critique du Wysiwyg (lire sur l’écran comme sur le papier et donc prendre le papier comme modèle de l’écran) a été la condition de l’ouverture vers une lecture numérique.
Aujourd’hui, la plupart des commentateurs chroniquent le rôle de média de l’internet, du web, etc. Par exemple on commente la concurrence entre les blogs et les journaux, mais on est encore dans le wysiwyg, ils n’ont toujours pas compris l’hypertexte.
Dans la philosophie de l’hypertexte, on ne peut pas séparer la conception du travail intellectuel (l’hypertexte comme mode d’écriture non séquentielle, je dirais comme manière de soutenir sa pensée sans la contrainte séquentielle), du design du nouveau medium. Il faut traiter à la fois et l’un et l’autre.
Par exemple, Ted Nelson présentait bien Xanadu comme un système de publication. Mais cela ne signifie pas que, comme nous le voyons sur le web, la publication, très vaguement et très succinctement hypertextuelle de textes qui sont non seulement séquentiels, mais ultra-séquentiels (la plupart des textes d’expression sur les blogs sont ultra-séquentiels) puisse être qualifiée d’hypertexte.
CRITIQUE
C’est une transition toute trouvée avec ma troisième entrée : critique.
Il y a dans l’aventure de Ted Nelson une dimension agonistique et même polémique.
Il a critiqué les terminaux passifs et l’informatique centralisée (Computer’s Lib), les mauvais designs, le wysiwyg, la métaphore du bureau, aujourd’hui l’orientation du web. Cette critique a pour lui quelque chose d’amer, d’usant mais c’est aussi pour nous quelque chose de très précieux.
Nous avons besoin de consensus, mais nous avons aussi besoin de dissensus, de critique. Or, particulièrement en France, le discours ambiant sur les technologies de l’information penche clairement vers un consensus immodéré, excessif. Consensus, du rapport Nora Minc aux années 90, autour de l’ingéniérie et de l’industrialisme d’état. Consensus depuis, en sens contraire, dans la direction d’une imitation et d’une adoption de la technologie « telle qu’elle est ».
Il nous manque le débat et la critique sur la technologie même, le media, le design.
Or je crois que nous ne pouvons pas discuter de tout : le droit, les usages, les inégalités, en « oubliant » de discuter le cœur même de la question, le contenu du medium qui joue un rôle de plus en plus central dans les relations sociales comme dans les processus d’individuation.
Il y a une chose qui a changé depuis ces années où les idées de Ted Nelson ont commencé à être connues des français. Depuis le milieu des années 90, une génération entière s’est habituée au numérique, au PC, aux réseaux, etc. Les critiques que nous pouvons mener, par exemple en nous appuyant sur les conceptions de Ted reposaient à la fois sur une situation ouverte, diverses pistes technologiques et médiatiques étant possibles, et d’autre part sur notre connaissance des medias antérieurs.
L’hypertexte de Ted Nelson ne tourne pas le dos à la littérature ; il est au contraire fidèle à l’idée même de littérature. Mais cette génération peut être tentée de considérer les dispositifs actuels, (le web , les blogs…) avec leur conservatisme et leur fermeture, comme les dispositifs de référence, prendre le mauvais design pour le bon, le pseudo hypertexte pour le vrai, et être non seulement peu encline à la critique de la technologie, mais être même privée des moyens de la conduire.
C’est donc notre responsabilité de faciliter le dissensus et la critique.
TRANSCLUSIONS
Par ces quelques mots, je n’ai pas voulu décrire la réception du travail de Ted Nelson en France. Je me suis contenté d’une perspective ; dans cette soirée nous en verrons d’autres.
Le dernier trait, la dernière entrée appartient au lexique de Ted Nelson et à notre jargon de l’hypertexte, c’est la « transclusion ».
La première fois que j’ai lu le nom de Ted Nelson, c’était dans une bibliographie de Jacques Virbel, dans un livre de nos amis de Paris 8, coordonné par Roger Laufer qui, plus tard, a reconnu l’importance de Ted Nelson dans son « Que sais je ? » sur l’hypertexte (3). J’avais été frappé par le titre « Literary machine ». Plus tard, nous avons invité Ted, en 1991, à intervenir comme expert sur le projet de la Bibliothèque de France (4).
Depuis cette époque, à de nombreuses reprises, nous tous avons pu repérer ici et là des idées ou des morceaux de réalisation technique qui devaient beaucoup au travail de Ted. Parfois explicitement, d’autre fois sournoisement.
J’aimerais définir la transclusion, d’une manière que j’espère vous ne trouverez pas trop sentimentale, comme l’amitié entre les textes.
Et c’est donc sous le signe de la transclusion que j’exprime à Ted Nelson notre reconnaissance et vous invite à l’applaudir.
(1) Dans un livre coordonné par Brenda Laurel "The art of human-computer interface design ", Apple 1990 et Addison Wesley, 1995
(2) Sur le design, en particulier sur le vocabulaire autour de « design », voir Vilém Flusser « Petite philosophie du design », Circé, 2002.
(3) « Le texte en mouvement », sous la direction de Roger Laufer, Presses Universitaires de Vincennes, 1987
(4) Xavier Dalloz était l’organisateur de ces réunions. A celle-là était aussi intervenu Ben Davis du MIT.
if:book s'intéresse à Ted Nelson :
http://www.futureofthebook.org/blog/archives/2007/10/ted_nelsons_still_on_the_job.html
La couverture d'une édition de son Literary Machines :
http://www.apsed.com/images/Ted_Nelson_Literary_Machines.jpeg
Rédigé par : Alain Pierrot | 18/10/2007 à 10:46