Internet et les partis politiques : introduction
Ce blog n'est pas consacré aux questions politiques, telles qu'on les entend habituellement, et il ne vise pas à commenter l'actualité.
Mais il apparaît assez visiblement qu'un nouveau domaine est aujourd'hui transformé par le numérique : l'activité des partis politiques.
Nous allons assister à certaines nouveautés lors des deux campagnes électorales françaises à venir, présidentielles puis législatives ; à vrai dire, les choses sont déjà bien avancées.
je ne commenterai pas l'orientation des candidats et des partis politiques ; j'essaierai simplement de comprendre ce phénomène, comme je le fais à propos des bibliothèques, de la culture des jeunes, de la lecture.
La première partie situe le sujet ; la deuxième rassemble des informations sur les principales expériences. La troisième tentera de dégager quelques leçons pour la campagne présidentielle française.
Origine des réticences des partis politiques par rapport à l'usage du numérique
Le politique ne découvre pas le numérique. Depuis une dizaine d'années, en France, le pouvoir exécutif et législatif, les collectivités territoriales, l'administration publique se sont mis à utiliser les technologies de l'information. Ici ou là, on commence timidement à travailler en réseau. La réflexion sur les liens entre le numérique et le politique est elle même plus ancienne puisqu'elle remonte à la fin des années soixante dix. Voir par exemple la série " Informatisation de la société " publiée dans la foulée du rapport Nora-Minc, à la fin des années 70 (la " télématique ").
Mais une institution - centrale dans les démocraties- a jusqu'ici toujours résisté au numérique : le parti politique. Même aujourd'hui où les premiers signes d'un numérique politique apparaissent clairement, on cherche vainement une approche qui serait précisément de l'ordre du politique : une interprétation et une délibération sur le sens et la portée de ces technologies, rapportés aux philosophies, aux valeurs ou aux objectifs du politique. L'église catholique a élaboré une doctrine consistante sur la " communication sociale ". On ne trouve rien de tel chez les partis politiques gouvernementaux, ni d'ailleurs chez les partis et groupes radicaux ou marginaux. Les seules théories politiques construites, et intéressantes dans cette mesure, sont celles des hackers, que je ne partage pas. Cette absence d'intelligibilité - je prétends pas évidemment la combler- est le cadre général des expériences et initiatives en cours.
D'où vient cette réticence ? Il y a probablement quelque chose de vrai dans ce sentiment d'un grand écart entre l'obligation de modernité qui s'impose à celui qui va exercer le pouvoir, et la réserve du même lorsqu'il tente de comprendre comment la technologie façonne le lien social de manière différente. Mais cela n'empêcherait nullement un discours, a fortiori un discours critique sur les technologies de l'information. On lit souvent que les partis politiques sont des organisations pyramidales, et, comme telles, réfractaires au réseau. Mais la République française, l'Eglise catholique, le Pentagone ou Microsoft ne semblent pas être des organisations anarchistes, fascinées par l'horizontal et le réticulaire ; elles ont pourtant élaboré une doctrine sur leur propre usage du numérique.
Je propose ici quelques pistes pour expliquer cette réticence.
La politique démocratique s'est étroitement configurée autour des mass médias, c'est à dire de la fusion des industries culturelles et du marketing. Ce rapprochement s'est effectué aux Etats-Unis entre les deux guerres mondiales, et en Europe après la seconde guerre. Ce rapprochement est une alliance ; cette alliance s'est faite sur un contenu démocratique, et s'est révélée favorable aux régimes démocratiques dans leur confrontation stratégique avec les totalitarismes.
Rappelons que les inventeurs et les ténors de la publicité et du marketing, comme Bernays, se sont engagés profondément dans les luttes pour les droits civiques et l'opposition à Hitler. Leur rôle par exemple a été éminent dans l'entrée en guerre des américains. Qu'ils aient eu tendance simultanément à vendre leurs produits comme autant d'objets symboliques de cette citoyenneté consommatrice est et n'est pas un autre sujet. La même observation pourrait être faite pour Hollywood.
Après guerre, l'excès de cette orientation est devenue manifeste lors de l'élection d'Eisenhower. Le directeur de campagne de son rival a fait remarquer que la campagne présidentielle avait été ravalée au rang d'une campagne de publicité pour une lessive et " qu'au train où allaient les choses, bientôt les américains auraient un acteur comme président " ce qui révèle un véritable tempérament de prévisionniste. On sait que, de manière plus ou moins systématique, les politiques européens se sont mis à imiter Eisenhower et Nixon.
L'élection d'Eisenhower est ce moment historique où l'articulation de la politique démocratique et des mass medias devint excessive. Il faut en situer la logique : c'est le point où l'économie orientée consommation - c'est à dire le devenir culture de l'économie- ne respecte plus aucune limite, n'accepte pas l'autonomie des autres domaines, qu'il s'agisse de la politique ou de la culture, et prétend absorber dans sa marche la totalité de la condition humaine. Cette sujétion du politique à une économie excessive, sortie de son lit, et qui veut être tout, est résumée, à la fois symbolisée et articulée par l'organisation des rapports entre les politiques et les medias.
Il apparaît ainsi que nombre de politiques se sont résignés à leur sujétion aux excès de l'économie, et qu'ils en ont parfois intériorisé les règles jusqu'à l'impuissance. On constate que la plupart des partis occidentaux gouvernementaux semble ne pas pouvoir faire autrement que d'accepter l'autorité des mass médias. Par cette formule, j'indique le peu de crédit que j'apporte aux multiples indignations particulières (corruption, marchandisation, " peoplelisation ", partialité). Une explication très générale, c'est qu'ils y croient, qu'ils adhèrent et font leur cette idéologie. Elle n'est pas sans fondement : la démocratie contemporaine a partie liée historiquement avec la " société de consommation " et avec le type de communication industrielle qui l'ont aidée à vaincre les totalitarismes. Cette association prolonge le schéma établi déjà par Tocqueville. Le politique (c'est valable aussi mais bien différemment pour la culture) doit renégocier son rapport à l'économie ; il ne peut pas l'ignorer ; il ne peut pas fuir la situation. Mais l'explication par l'idéologie, très souvent équivoque, est incomplète parce qu'elle n'explique pas comment, d'un point de vue opérationnel, on en est arrivé là, ni a fortiori, comment la situation pourrait être transformée.
Deux logiques sont à l'oeuvre.
La première est négative. Les politiques - en tout cas ceux qui acceptent la responsabilité gouvernementale- n'ont pas le choix. On connaît des cas de candidats qui pont été élus malgré leur oligarchie, comme Jimmy Carter, ou de forces qui ont réussi à s'imposer électoralement malgré une inégalité médiatique flagrante, comme récemment l'alliance emmenée par Romano Prodi en Italie, on n'en connaît aucun qui ait pu se passer des mass médias. Il n'y a là qu'un banal constat sur l'état des forces et de leur rapport, interne et externe au politique.
Le politique qui saura regagner du terrain aura élaboré non pas le plan de communication qui plait aux médias, mais la stratégie médiatique, c'est à dire technologique, qui lui permet de sortir de l'impuissance.
La deuxième logique est positive. On peut la dire avec le vocabulaire du droit romain ; certains politiques inclinent à échanger ce qu'ils pensent avoir encore, même comme reste : la puissance (potestas), contre ce qui leur est nécessaire pour l'exercer, l'autorité (auctoritas), notamment la légitimité par les élections. Dit plus crûment, ils échangent leur propre sujétion contre un contrôle de l'opinion publique via les médias. Cet échange est un scénario d'horreur, où le politique ne cesse d'entraîner le citoyen dans son abaissement.
Pour quiconque veut faciliter la reconstitution d'une puissance publique, c'est par la légitimité du politique qu'il faut commencer, c'est à dire par l'homme.
L'internet peut il aider le politique à reconstituer sa légitimité, et donc sa puissance ?
L'internet comme media et les partis politiques
De manière générale, il s'agit de comprendre le rôle que peut jouer l'internet comme media, ce qui suppose d'avoir établi en quoi il est un media, et un média différent des autres.
Il faut entendre ici le mot (media) dans ses deux sens étymologiques : un milieu, un moyen terme où on se rencontre, où on échange, où se crée du " lien social " à travers une activité symbolique et pratique et le moyen technique de cette médiation, moyen qui n'est pas neutre puisque, précisément ses règles technologiques organisent, instituent le milieu. Autrement dit, le media internet n'est pas seulement un nouveau support. Il articule un " qui " (c'est la question du public de l'internet), un " comment " (c'est la question de la compréhension des technologies de l'information comme technologies culturelles) et un " quoi " (c'est la question des pratiques numériques).
Spécifiquement, du point de vue des partis politiques, il faut introduire la distinction média stratégique/ média tactique : l'internet relève des deux.
D'une part, les partis politiques devront réussir leur migration vers ce nouveau milieu, ce nouvel espace social qui, évidemment ne remplace pas les anciens.
De ce point de vue, l'internet s'apparente à certains espaces de référence, que les partis politiques ont intégrés comme les lieux logiques d'organisation de leur action : la ville ou le quartier, l'entreprise, le marché, ou à ce qu'on appelle parfois les " espaces tiers ", à la fois publics et privés (le café, le club d'activités).
Des points très importants de la réalité pratique des partis vont être questionnés : le modèle d'identité militante (adhésion par internet), la territorialisation de l'activité (sections virtuelles, forums), l'organisation du leadership (rôle des activistes en ligne), les formes de la communication et de l'action politique (listes de diffusion, blogs).
A propos de l'activité politique " de base ", on peut utiliser la métaphore suivante : après la délocalisation par les mass medias, qui ont littéralement marginalisé les formes traditionnelles du " militantisme ", surviendrait la re-localisation par le réseau. Encore faut il que cette migration vers l'internet puisse conjurer le risque d'exclusion numérique.
Au delà, il est assez vraisemblable que la dimension intellectuelle de l'activité des partis politiques sera modifiée, plus progressivement, par le déplacement qu'introduit la technologie par rapport à l'idéologie.
D'ores et déjà, on peut s'attendre à ce que l'expertise, réelle ou supposée, pilotée par ou pilotant le politique, soit elle même placée sous le regard critique qui devrait caractériser les démocraties. Le réseau devrait permettre de mieux associer les adhérents et sympathisants des partis, non seulement à leur activité, mais aussi à la réflexion, à l'élaboration et à la décision politique.
On souligne fréquemment que cette association pourrait être plus large, plus fluide et plus étroite. Cependant l'expérience de la réflexion collective sur le net présente aussi certains inconvénients : certains effets de la maîtrise inégale de l'expression seraient tempérés par l'échange " réel ", mais renforcés par la technique ; surtout, le numérique ne propose pas d'instruments éprouvés pour construire collectivement un accord à partir d'un débat.
En effet, une autre transformation que personne ne maîtrise, devrait accompagner la confrontation des deux grammaires de l'idéologie et de la technologie.
L'idéo-logie tend à tout ramener à l'identique et au contradictoire : le même, le symétrique, le semblable, l'homothétique, le différent, l'autre, le contraire. Sur le web, le sens est fabriqué différemment par liaison, association, fédération, agrégation. Les internautes apporteront cette technique, cette grammaire, cette autre manière de fabriquer collectivement du sens.
Un scénario positif serait la re-politisation des partis autour d'une nouvelle méthode d' " intellection " de la chose politique ; mais je prends peut-être mes désirs pour la réalité.
D'autre part, pour ceux de ces partis qui sont appelés à gouverner, leur rôle de préparation de l'exercice du pouvoir leur impose d'être synchrone avec le fonctionnement législatif et gouvernemental, les modes de travail des administrations publiques, centrales ou locales. Sur ce point fondamental qui n'est pas abordé ici, soulignons qu'il s'agit d'une tâche de long terme.
L'internet, c'est ce qui nous préoccupe ici, est aussi un media tactique. C'est à dire que les différents moyens proposés par le net, et son fonctionnement de forum virtuel permettent d'envisager d'y recourir dans un cadre tactique donné, lié à une période déterminée de l'activité objective et subjective d'une force politique, à un objectif précis, à un champ de forces bien circonscrit. Habituelle en politique, la métaphore militaire de la campagne permet d'identifier certaines situations de ce type : campagnes d'opinion, mouvements sociaux et politiques, et, bien sûr, campagnes électorales ou référendaires.
Les deuxième et troisième parties de cette note seront centrées sur cette question du media tactique, et plus spécifiquement sur le rôle d'internet dans les campagnes électorales. (à suivre)
Autant vous le dire à Place de la Démocratie (xmo.blogs.com), on a adoré votre papier. Passionnante perspective historique inhabituelle sur le sujet et qui donne un vrai recul.
Par contre, la réflexion sur l'usage existe, même si on vous l'accorde, elle reste cantonnée encore aux experts de la chose et aux universitaires.
Les billets de Thierry Vedel ou de Netpolitique sont excellents sur la question par exemple.
et pour la reflexion interne aux partis lire ce papier universitaire http://www.sciencespo-toulouse.fr/IMG/pdf/DEL_12_Blanchard.pdf aussi pour sa biblio.
Mais on entends bien qu'il n'existe pas de doctrine officielle. On est au stade de l'expérimentation. Et la démocratie est un working in progress perpetuel.
Nadia & Xavier
Rédigé par : pdld | 24/11/2006 à 19:25