La note qui suit est le memo d'une intervention au Congrès de l'Association des bibliothécaires français, qui s'est tenu du 9 au 12 juin dernier. Ce congrès fêtait le centenaire de l'ABF.
Ce texte reprend quelques éléments déjà publiés ici.
C'est un exercice un peu rapide pour inviter à une approche moins techniciste de ces questions.
Il a été publié par l'ABF dans les "Actes du centenaire" ici:
http://www.abf.asso.fr/article.php3?id_article=674
Votre association m'a invité à intervenir sur l'écriture et la lecture numériques. En quelques minutes, je ne prétends pas dresser un tableau complet de cette question. Mais il me faut surtout préciser ceci: l'angle d'attaque ne sera pas la technique, mais l'usage, les usages, ou plutôt les pratiques, c'est-à-dire l'examen de ces deux pratiques techniques - l'écriture et la lecture numériques- comme pratiques culturelles.
Dans une période récente, j'ai essayé, dans cette perspective, de produire un cadre d'analyse général pour la lecture numérique, puis présenté une approche des blogs, ainsi qu'une contribution sur le téléchargement de la musique.
Encore faut-il que ces choses, l'écriture et la lecture numériques, existent, qu'elles aient atteint un stade minimal de consistance technique. Je pars du principe que le web a constitué le plan d'opérabilité de l'écriture et encore plus de la lecture numérique. Non pas parce qu'il en serait le seul exemple, ni même le meilleur sur le plan expérimental, mais parce qu'il réunit les deux conditions nécessaires: la caractère effectif qui permet d'analyser une pratique culturelle comme pratique sociale et la modélisation, à travers les protocoles (qu'elle soit ou non suffisante est une autre affaire).
Partir de l'entrée "pratiques", c'est se rattacher à une approche que les bibliothécaires connaissent bien et qui fut, celle, par exemple de Michel de Certeau qui, dans l'Invention du quotidien, avait précisément choisi de développer l'exemple de la lecture.
On dira qu'il y a une pratique lorsque l'usager n'est pas un simple public de l'institution, ni un simple consommateur des services, et qu'il participe de manière autonome au dispositif technique. Autrement dit, on ne s'arrête pas à la question du "comment", on pose aussi la question du "qui".
Mais, dans la mesure où les industries de l'information, comme industries culturelles, visent précisément à investir les désirs des sujets, leurs envies, adopter une approche "pratiques" plutôt qu'une approche "technique", c'est nécessairement revendiquer le risque de la critique, ou comme Certeau le disait déjà, d'une polémologie des pratiques culturelles: une analyse qui distingue, sépare et parfois oppose ces pratiques.
Ecriture numérique: communication, journal subjectif, industrialisation de l'intimité
Des instruments d'écriture numérique, on peut dire quelque chose de très simple: leur développement comme produits ou services industriels a constamment suivi une pente qui était le modèle de l'écriture - communication: traitement de texte, PAO, présentation, webs, mails, sms. A contrario, le développement des moyens techniques d'écriture pour appuyer la pensée, sans parler de la création, est mineur. Je sais qu'il existe des gestionnaires de plans ou d'idées, mais leur utilisation est infinitésimale, ce qui souvent se comprend.
L'écrit numérique, selon sa pente la plus courante, est un support de communication, pas de pensée. L'exemple des blogs est intéressant précisément parce qu'il traduit un déplacement par rapport à cette orientation.
Dans mon travail sur les blogs, j'ai proposé de considérer la datation - la présentation chronologique inversée- comme l'équivalent, dans l'ordre de l'expression individuelle, de la programmation, dans les mass media.
Danah Boyd dans son article " Broken metaphors: blogging as liminal practice" donne la parole à Jennifer, une blogueuse:
"Avec le blog, c'est comme si nous étions dans un grand square public; chacun a apporté sa caisse à savons; elles sont à peu près de la même hauteur, et tout le monde lit en même temps".
Everyone's reading at the same time. Tout le monde lit au même moment.
Remarquez que les auteurs de blogs sont définis comme lecteurs de leur propre message. La synchronisation par la datation et l'ordre chronologique inversé créent une temporalité rhétorique, une impression de "faire la même chose en même temps", un cadre de vie commun aux blogueurs, finalement une communauté. Je vous rappelle le we - blogs de Peter Meyerholz.
Communication, synchronisation, communauté: voilà le premier versant de l'écriture numérique à l'œuvre dans les blogs.
Il est donc intéressant d'interroger la métaphore du journal intime, couramment évoquée.
Rappelons nous ces hypomnemata, écrits aide- mémoire, dont Foucault dit qu'"au sens technique, ils pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d'aide - mémoire..."
Cet aide mémoire peut être aussi bien un journal d'opérations (comptabilité, navigation) qu'un journal de "publication de soi" (publicatio sui), un journal objectif ou subjectif.
Dans tous les blogs, à un degré ou à un autre, le jeu sur journal objectif/ journal subjectif, espace public/ espace privé est un élément central.
Par exemple, Figoblog, que je considère comme la meilleure source d'information sur tout ce qui a trait à la bibliothèque numérique, déclare se consacrer à la fois à la bibliothéconomie, et aux confitures de figues, illustrant ainsi de manière plaisante les deux pôles, professionnel/public et personnel/privé.
L'écriture numérique conjugue la dimension communication (banalisation de l'expression individuelle publique) et la dimension "culture de soi". Nous sommes bien en face d'un processus d'individuation, de subjectivation, individuelle et collective autour d'un instrument de mémoire. Il reste, c'est la partie proprement critique, à examiner la manière dont s'effectue cette subjectivation dans un contexte précis qui est industriel.
Je prendrai ici l'exemple de Skyblogs sur lequel j'ai mené une enquête en 2005.
La première constatation, c'est qu'il n'y a pas de communauté transversale des skyblogs. Les skyblogueurs sont coupés de la blogosphère et du web. Les liens entre blogs renvoient à l'entre - soi, à l'exposition du groupe territorial des amis.
Le deuxième point est la question de l'intimité.
Sur ce point, mes deux exemples préférés sont les suivants:
"Voilà ce skyblog est mon journal intime, donc je ne mettrai pas de photos et je ne donnerai pas mon nom". (ji08)
"Voilà c'est comme un journal intime les articles ne seront pas extra intime juste intime mais je vous préviens que si vous ne n'avez que ça à faire d'ecouter des histoires de collegiennes comme moi vous n'avez rien à faire ici desolé mais les autres bonnes lecture". (journal-intim 1)
Avec pas mal de conséquence, journal-intim1 est resté vide, comme ji08.
Jusqu'ici je n'ai pas mentionné la circonstance que Skyrock, loin d'être un simple hébergeur technique, était une radio musicale qui promeut avec succès l'habituelle culture World Ado à destination de ceux que Jérôme Bellanger, son PDG, a appellés la "première génération numérique".
Sur Skyblogs, la culture World Ado est diffusée de haut en bas, essentiellement à partir de la page d'accueil et des "tops", à travers des thèmes et des propositions d'identification. Des marques occupent sans vergogne le terrain, la gestion de leurs blogs étant parfois délégués à ces agents de changement décrits par Naomi Klein, qu'on voit ici en pleine action. Le succès de Skyrock d'abord, comme radio musicale, puis de Skyblogs, comme organisateur commercial de la communauté des ados, sont dus à leur capacité à capter certains des traits psychologiques et affectifs les plus caractéristiques du World Ado, et à les retourner sous la forme de messages d'identification et de formats technologiques.
C'est en ce sens que j'ai parlé pour les Skyblogs d'"industrialisation de l'intimité".
Lecture numérique: au-delà de l'accès aux textes
Dans l'ensemble, le mouvement est le même pour la lecture numérique, bien que les moyens de lecture proposés en général par les technologies de l'information soient particulièrement médiocres: on lit sur le web, mais il ne constitue pas réellement un environnement de lecture.
Cet aspect est précisément relancé aujourd'hui, jusqu'à un certain point, sur le plan technique, sur celui des usages, voire de manière limitée dans le domaine théorique.
Par exemple, bien qu'il y ait beaucoup d'exagération autour du Web 2, les instruments de "Folksonomie" ou de "Social Bookmarkings", c'est-à-dire de partage des métadonnées, des références au sein du public les lecteurs, attestent à mon avis clairement de l'émergence du lecteur numérique comme sujet collectif.
Les blogs eux-mêmes sont doublement des instruments de lecture: directement, parce que nombre d'entre eux sont des journaux de lecture, mais aussi parce qu'ils suscitent l'annotation, soit publique dans les commentaires, soit privée, dans les mails.
Plus généralement il faut poser et reconnaître, en en tirant toutes les conséquences, la dépendance du web comme système techno-culturel à l'égard de la lecture et du lecteur numériques, qu'il s'agisse d'une dépendance immédiate au niveau de la navigation (il faut qu'il y ait du lien et ce lien fonctionne comme lien de lecture), ou de la dépendance des moteurs de recherche, via le "page - ranking", le classement des résultats, à l'égard du travail de lecture.
La lecture "à l'écran" présente donc le paradoxe d'une opération structurante mais mal outillée. Ce paradoxe n'est qu'apparent: jusqu'à maintenant, le type de lecture privilégiée par le numérique est la lecture - information; il faut que le lecteur numérique détourne le dispositif s'il veut l'utiliser comme technique de soi.
De la même manière que j'ai fait référence à Skyblogs, j'introduis ici Google.
Vous savez qu'à l'origine Google est un projet technique de bibliothèque (Stanford Digital Library). Il est frappant de constater que la technique publicitaire du moteur de recherche (et donc son financement direct jusqu'à présent) repose aussi sur la méthode des mots clés. Google est donc une illustration assez parfaite de l'organisation industrielle de la lecture numérique.
Le sujet de la BNE est traité dans une autre table ronde. De fait le programme de la bibliothèque numérique soulève de nombreuses questions: régime économique, sélection des titres, nouvel encyclopédisme. Pour m'en tenir à la seule lecture numérique, c'est-à-dire à la réalité de cette lecture numérique comme lecture industrielle, je relève deux limites.
La première limite est inhérente au projet de Google et apparaît dans sa dénomination: "Google book search": le dispositif s'arrêtera à l'accès, voire, dans certains cas, à la communication des fichiers numériques, sans proposer de services de lecture.
Par exemple et sauf erreur, il semble que, dans un premier temps au moins, on ne pourra pas utiliser le moteur de recherche sur le texte d'un livre.
Cette orientation limitée à l'accès peut sembler curieuse. En numérisant, Google élargit son activité au-delà de l'accès. De fait le livre imprimé sera proposé à la lecture et le système devra prendre en charge, au moins les fonctionnalités primitives de lecture. D'autre part, le type de lecture qu'appelleraient les titres numérisés - en particulier pour les collections des bibliothèques- suscitera chez les lecteurs des activités d'annotation, de commentaires, d'archivage des lecteurs, et donc des besoins de logiciels adaptés.
La deuxième limite - je le regretterais si elle devait se confirmer - est l'abandon de l'utilisation des liens hypertextuels pour le classement des résultats de la recherche. Ce serait là abandonner le concept originaire de Google, et cette forme de coopération intéressante entre le travail collectif des lecteurs numériques et le service du moteur de recherche. Or il me semble que cette coopération - et plus généralement le déploiement du réseau de lecture numérique - ne sont pas moins nécessaires, et pourraient même être plus intéressants dans le cas des livres numérisés.
En évoquant Skyblogs et Google book search, j'ai voulu montrer que la critique des pratiques d'écriture et de lecture numériques, comme pratiques culturelles, ne pouvait être conduite sans analyse de leur industrialisation.
L'industrie est l'arrière fond du développement des moyens d'écriture et de lecture numériques. Il serait particulièrement vain d'imaginer des dispositifs techniques autarciques, purs de toute influence économique, ou qui dicteraient naïvement leurs besoins à l'industrie.
Dans une période où les industries de l'information rejoignent, et, parfois, fusionnent avec les industries culturelles, il ne s'agit pas d'opposer culture et industrie, mais plutôt de créer les bases et les règles d'une nouvelle coopération.
Dans cette perspective, les bibliothèques ont plus que leur mot à dire: un rôle à tenir. J'ai proposé qu'un travail soit lancé sur l'idée d'un "service de lecture numérique". La bibliothèque numérique devrait avoir un tel service, qui serait d'abord celui du lecteur numérique et serait donc organisé autour de la mémoire individuelle ou collective du (des) lecteur (s).
Au moment où l'A.B.F fête son centenaire, plutôt qu'à la bibliothèque numérisée, c'est à la relance de l'idée de bibliothèque dans l'univers du numérique que je vous invite.
Références
"Sur la bibliothèque numérique européenne", "Garder le silence? Musique et internet", "Skyblog et blogosphère", "Idée du lecteur: la lecture numérique":
http://alaingiffard.blogs.com
Le dernier texte est paru dans "Nouveaux medias, nouveaux langages, nouvelles écritures", L'Entretemps éditions, 2005.
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