Ce texte est une reprise largement remaniée de ma communication au séminaire général de l'ITEM, " De l'archive manuscrite au scriptorium électronique ", à l'invitation d'Aurèle Crasson, en 2005.
Je remercie mes amis de l'ITEM de m'avoir incité à ce retour sur une expérience qu'ils avaient si bien accompagnée.
précédents
Le projet de " Poste de Lecture Assistée par l'Ordinateur " de la Bibliothèque de France - souvent désigné à l'époque par l'acronyme " P.L.A.O " - n'était pas sans précédents.
Le plus célèbre était le dispositif imaginé par Vannevar Bush au tournant de la seconde Guerre Mondiale et intitulé " Memex ". Ce projet, d'ailleurs populaire, devait stimuler l'imagination de Douglas Engelbart et, plus tard, de Ted Nelson, inventeur de l'hypertexte.
En réalité, le projet de Bush lui même avait été précédé d'une station de lecture de microfiches, conçue par Golberg, avec le parrainage de Paul Otlet, une des grandes figures du monde des bibliothèques.
Ce point mérite d'être souligné : la lecture numérique est au croisement de deux tendances technologiques, la plus évidente étant attachée à ce que nous appelons en français " l'informatique ", et l'autre, une tendance en quelque sorte " sui generis " d'équipement et d'organisation du travail intellectuel.
Mais le modèle qui dominait la vision de l'informatique des bibliothèques à la fin des années 80 était bien différent et ressemblait plutôt à ce qu'une autre figure importante de l'informatique, Licklider avait proposé à la Bibliothèque du Congrès en 1970. Dans ce modèle, le projet technique était centré pour l'essentiel sur le catalogue, ou l' " information secondaire ", et la recherche de cette information.
Evidemment la liste organisée de la collection est une des pièces maîtresses de son système. Selon la célèbre formule, " une bibliothèque, c'est un catalogue ". Cependant la concentration, devenue habituelle dans la profession mais redoublée par la technologie, sur un seul type d'information et d'activité avait une conséquence qui aurait surpris plus d'un bibliothécaire ancien : de tels projets en étaient venus à oublier littéralement le texte, la lecture, le lecteur lui même.
En ce sens, remettant la lecture au centre d'un programme technologique de bibliothèque, le PLAO marquait une rupture avec le modèle dominant et permettait d'anticiper ce qu'on appelle aujourd'hui la bibliothèque virtuelle.
prospective
Un projet comme celui de la BdF, et en particulier le volet numérique de ce projet, intègre nécessairement un certain nombre de choix, qu'on qualifie ordinairement de prospective ou de prévision.
La prospective n'est pas seulement nécessaire parce qu'on ne saurait concevoir une informatique de bibliothèque qui se développe à l'écart, et comme indépendamment de la tendance technologique générale. Elle dessine le plan d'extériorité des industries de l'information par rapport à la culture en général, et au monde du livre en particulier. Un exercice de prospective revient en somme à prévoir de quelle manière la technique croise la culture (ou s'impose à elle) et quelle marge stratégique est laissée pour déplacer ce point de croisement.
La prospective était particulièrement importante dans le cas de la lecture numérique, puisque cette hypothèse reposait sur trois options dont aucune n'était assurée : la banalisation de l'ordinateur, sa mise en réseau, la numérisation des livres.
Les deux premières prévisions n'étaient pas spécifiques à un projet de bibliothèque. Mais elles étaient fortement contraintes dans le cas français, par l'hégémonie du modèle du minitel et l'influence de France Télécom.
Pour l'ordinateur, l'alternative était la suivante : si l'ordinateur multimédia personnel n'était pas destiné à se banaliser, le P.L.A.O serait une sorte d'équipement spécifique, une " station ", selon la formule de l'époque, vouée spécialement au travail de bibliothèque.
Le raisonnement était redoublé dans le cas du terminal de réseau, où les bibliothèques devaient attendre beaucoup, selon le dogme officiel, de la formule à venir du minitel.
Nous avons opté, en sens contraire, pour un schéma selon lequel, non seulement, l'ordinateur personnel, hors ligne et en ligne, se diffuserait au point de constituer la plate-forme unifiée d'accès au texte numérique, mais aussi se modifierait au cours de ce processus pour devenir une véritable machine à écrire et à lire.
bibliothèque numérique
En ce qui concerne la numérisation des livres, la prospective était beaucoup plus difficile. De manière évidente, le texte électronique se diffusait, par exemple, sous la forme de livres électroniques, les e-books qui connurent une certaine célébrité à cette époque. En revanche peu d'initiatives majeures permettaient de prévoir la numérisation de livres imprimés, et particulièrement de livres anciens. On sait qu'il aura fallu attendre dix ans pour qu'un opérateur important -Google- relance cette perspective.
D'autre part, derrière la prospective se cachait une autre interrogation, sur la signification profonde de l'opération de numérisation. Dans le secteur des bibliothèques, la numérisation - ce à quoi poussait la notion équivoque de " gestion électronique des documents " - était plutôt conçue comme un service pratique, plus efficace, mais au fond du même ordre que la photocopie ou la microfiche.
La BDF rompait avec ce type d'orientation sur deux points fondamentaux :
- en adoptant une conception du livre numérisé, comme texte et non pas comme document,
- en s'efforçant de construire une collection numérique autour de la notion de textes de référence, c'est à dire en privilégiant le critère intellectuel.
Du point de vue du projet, nous étions convaincus qu'il fallait tenir les deux bouts de la corde: le programme intellectuel et technique de numérisation des textes, et la préfiguration des logiciels de lecture.
épisodes
Le travail sur la lecture numérique à la BDF connut deux étapes.
D'abord la réflexion fut conduite au sein d'un groupe de pilotage du projet " PLAO " auquel était associé un groupe de " grands lecteurs ". Puis la conception informatique fut intégrée au chantier général du système d'information de la bibliothèque. Deux prototypes différents furent alors produits et devinrent une partie du cahier des charges de la réalisation définitive.
Mais, début 94, une " réorientation " entraîna l'abandon définitif du poste de lecture, dont cependant les prototypes continuèrent à être utilisés quelque temps. La numérisation des livres était poursuivie jusqu'à 80 000 ouvrages, la réorientation des crédits bloquant le passage à la numérisation en mode texte. En même temps le repli sur une informatique locale entérinait sans le dire la perspective paradoxale d'une consultation dans les murs des ouvrages numérisés.
Aussi l'institution se trouva t-elle bousculée par la politique nationale de développement de l'internet, et l'injonction de mettre en ligne les documents déjà numérisés, opération conséquente sur le plan de l'architecture technique, qui fut finalement conduite et connue sous le nom de Gallica.
La surprise fut grande alors de voir le succès de la bibliothèque numérique dépasser tout ce qui avait été prévu y compris par les responsables initiaux du projet. L'institution pourtant ne semblait pas tirer fierté de cette réalisation et c'est à Jean Noël Jeanneney qu'il revînt, en 2005, d'être le premier président de la BNF à revendiquer clairement l'importance de la bibliothèque numérique, et à engager le débat et les projets actuels que l'on sait.
pratiques
La méthode retenue de 90 à 93 est un point important de bilan. Elle ne pouvait pas se réduire à une prospective honnête, un esprit de principe (une bibliothèque pour des lecteurs) et une dose de volontarisme politique.
En résumé, cette méthode, dont le mérite revient principalement à Bernard Stiegler, consistait à préférer une approche " pratiques " à l'approche habituelle dite " utilisateurs ".
Nous ne sommes pas partis de l'idée que l'informatique était un outil correspondant aux besoins connus de l'utilisateur pour autant qu'on sache les spécifier et lui même s'adapter à la technique.
Au contraire, nous nous sommes appuyés sur les pratiques des lecteurs et leur manière d'adopter la technique, éventuellement en la détournant, en la décomposant ou en l'intégrant de façon hérétique.
Cette démarche d'appropriation - au sens de " définition d'un propre "- emporte à la fois une critique de la technologie telle qu'elle se présente concrètement, à un moment donné, et une prudence sur l'activité de codification du savoir ; or la lecture, non seulement la lecture savante, mais toute lecture, constitue précisément un tel savoir que l'informatique entend codifier. C'est d'ailleurs là un des enjeux de ce que l'on appelle aujourd'hui, un peu rapidement, la " société du savoir ".
Ce type d'approche n'était pas très éloignée de la logique des usages, telle que Michel de Certeau l'a analysée, ni, à vrai dire de toute recherche technologique correctement menée ; elle n'était donc pas originale. Mais elle était rare à un moment et dans un contexte où prédominait le schéma de l' " informatisation ", c'est à dire, ici, de l'industrialisation des activités intellectuelles. Elle reste la pierre de touche pour l'appropriation critique du numérique.
C'est ainsi qu'un groupe de " grands lecteurs " fut constitué. Il comprenait notamment Jean Paul Demoule, Jean Gattegno, Christian Jacob, Jean Pierre Lefebvre, Bruno Paradis, Jacques Roubaud. Ces lecteurs furent équipés, chez eux, de micro-ordinateurs et de logiciels, en même temps que les textes sur lesquels ils travaillaient étaient numérisés. Cette expérimentation, consignée par eux dans les " Rapports des grands lecteurs " et abondamment discutée par le groupe que pilotait B.Stiegler, a permis d'élaborer les premiers éléments de conception du PLAO.
Cette méthode a été conservée dans la phase suivante qui a permis de réaliser et tester deux prototypes différents développés par l'équipe de Roger Laufer à Paris VIII, et l'Université de technologie de Compiègne, avec le concours de différentes sociétés.
fonctionnalités
Avec le vocabulaire technique auquel l'internet et le web nous ont habitué, le PLAO pourrait être décrit comme un navigateur de lecture, disposant d'un moteur de recherche local, et de fonctions de marquage (signets), d'annotation hypertextuelle et d'échange.
Au sein du groupe de pilotage du projet, le linguiste et informaticien Jacques Virbel était le meilleur spécialiste de l'informatique appliquée au texte et apporta la plus grande contribution au modèle fonctionnel du P.L.A.O.
Voici comment il présentait, dans le cahier des charges, ces différentes fonctions que résumait la notion de lecture active :
1) Fonction présidant à la constitution d'un corpus personnel : accès, identification, parcours de survol, feuilletage, sélection de documents, saisie, stockage.
2) Fonction facilitant la lisibilité : nombre et propriété des écrans, vitesse de défilement, mode d'intervention du lecteur, agencement logique et physique des fenêtres,
3) Fonction de structuration des corpus personnels : organisation des textes engrangés, indexation automatique et/ou manuelle ; repérage et balisage conceptuels logiques et linguistiques ; opérations de recherche, et de structuration.
4) Fonction d'analyse et de traitement de texte : annotation, commentaire associé à des passages, création de liens hypertextuels entre passages, typage et commentaire de tels liens ; gestion, classement, indexation des passages annotés, ainsi que des commentaires générés par la lecture.
5) Fonction de classement et d'archivage : constitution de dossiers structurés rangeant l'ensemble de documents et produits dérivés de la lecture.
6) Fonction d'édition
7) Fonction d'environnement de lectures et de dictionnaires.
8) Fonction de communication entre utilisateurs, entre utilisateurs et administrateurs de la bibliothèque, entre la bibliothèque et les autres serveurs de données.
lecture numérique
Aussi la première question, dans la perspective d'un bilan, porte t-elle sur l'existence même de la lecture numérique.
Y a-t-il lieu de chercher à définir les contours d'une forme particulière de lecture, singulière par sa relation avec la technologie numérique, ou bien cette lecture numérique ne serait elle au fond que la lecture habituelle, plus ou moins bien adaptée à l'écran ?
Cette question se dédouble d'ailleurs en une question de fait et une question de droit. Soit une première interrogation sur l'état de la technologie : voit on réellement des usages et des moyens techniques qui autorisent à parler de lecture numérique avec un minimum de vraisemblance ? et une autre sur la bonne manière de lire avec cette technologie, bonne lecture pouvant d'ailleurs imposer de modifier la technologie.
A la première question, il est possible aujourd'hui de répondre positivement. Il suffit d'être attentif à la signification culturelle des usages de la technique.
Premier point : le web, dont l'essor est immédiatement postérieur à l'expérience de la BdF, a créé le plan d'opérabilité de la lecture numérique, dans le sens où son succès a permis à la fois la diffusion d'un grand nombre de textes numériques, mais aussi la socialisation de ce type de pratique à travers un grand nombre d'actes de lecture, et une pratique régulière de lecture en ligne par les internautes.
Autour du web sont disponibles plusieurs logiciels qu'on peut rattacher, plus ou moins évidemment, à la lecture. C'est d'abord le cas du " navigateur ", terme français retenu pour traduire l'anglais " browser " qui veut dire " feuilleteur ". La métaphore anglaise est plus simple, plus directe que la française ; elle indique clairement qu'on a affaire ici aux fonctionnalités primitives correspondant dans l'univers du livre à tourner la page. Les moteurs de recherche produisent des index. On définit souvent leur usage comme une " recherche d'information " mais il n'est pas très difficile de l'analyser comme une pré-lecture. Dans le cas de Google, en particulier, la présentation utilise les liens, c'est à dire les références ou renvois aux divers sites pour produire le classement des résultats.
La combinaison du web et d'une recherche automatique s'appuyant sur les liens a ainsi créé une situation technologique très particulière. En réalité, le web ne peut " fonctionner " autrement qu'en s'appuyant sur les liens hypertextuels transversaux, c'est à dire sur les opérations de lecture. Ce point est trop généralement sous estimé : le lien de lecture n'est pas seulement un moyen pour l'internaute individuel de naviguer, il est l'axe de structuration générale du web.
Ce nouveau potentiel de lecture numérique est mis en œuvre par les services et usages de l'internet le plus récent, comme les blogs et les services du Web 2.
A l'origine, les blogs (contraction de web et log) ne sont rien d'autre que des journaux de lecture du web, des textes farcis de nombreux renvois, proposés par les lecteurs les plus actifs du web comme une entrée possible. Les blogs et la technique qui leur est associée (fils RSS, agrégateurs et syndicateurs) ont rapidement développé, comme l'autre versant de l'expression individualisée, des pratiques de lecture collective. J'ai essayé d'en rendre compte à travers la notion de " publication des lectures " : publication des textes lus eux même et de leur contexte, publication des références, et publication des annotations.
La pratique du marquage et des annotations, capitale dans le PLAO, se développe en particulier à travers les " tags ", marques du type des mots-clé, produits directement par l'internaute pour décrire aussi bien les textes lus que les textes écrits.
La lecture numérique existe et il est possible de commencer à établir le dossier d'une enquête sur cette nouvelle forme de lecture. Les lecteurs numériques se comptent en millions. En ce sens, l'orientation centrale du PLAO a été plus que confirmée.
A la différence des années 80 et 90, la réflexion sur un tel sujet ne consiste plus seulement à explorer les possibilités de la technique mais à proposer une analyse critique des usages réels.
hypertexte
Globalement les moyens techniques que je viens de survoler rapidement peuvent être rattachés à la notion d'hypertexte.
Comme orientation, l'hypertexte jouait un rôle important dans l'expérience du PLAO, non seulement dans le choix des spécifications fonctionnelles, et la vision de la lecture active, mais aussi, directement, par les contacts personnels que nous pouvions avoir avec les pionniers américains de l'hypertexte. Ainsi nous suivions les travaux de Ted Nelson qui était venu présenter Xanadu dans le cadre de l'étude de prospective technologique pilotée par Xavier Dalloz. Et en 93, nous invitions Jay Davis Bolter, créateur de Eastgate, et auteur de Writing Space, à présenter les siens lors d'un colloque que j'organisais avec Geoffrey Nunberg .
On sait que Bolter, dans Writing Space développe une théorie qui oppose trait pour trait le livre imprimé et le livre numérique, autour de la notion d'hypertexte. Cette théorie a connu un large succès, bien au delà de la sphère habituelle des spécialistes du texte numérique : elle joue un rôle clé par exemple, dans l'Age de l'accès de Jeremy Rifkin. De leur côté, au début des années 90, certains spécialistes américains de la littérature rapprochaient l'hypertexte de Nelson et la " french theory " de Derrida et Foucault, en s'appuyant sur les idées de prééminence de la lecture et des lecteurs.
Je crois que nous lisions les mêmes auteurs que nos partenaires américains, mais je ne suis pas sûr que nous les lisions de la même façon.
Fondamentalement l'hypertexte était reconnu par le programme comme la première orientation technologique qui permettait de réintroduire le texte dans un projet informatique. L'hypertexte joue ici de trois façons : comme la technique qui rend possible l'existence réelle du texte numérique et l'expérience de lecture à l'écran ; comme une technologie non seulement d'écriture mais aussi de lecture ; comme une tendance générale qui adopte le point de vue de la culture écrite pour évaluer l'informatique.
Dans une formule qui confine au slogan mais que je trouve excellente, Ed Barrett, éditeur de la collection du MIT sur l'hypertexte, a résumé cette tendance générale : non plus informatiser le texte mais textualiser l'ordinateur (" not computerize the text, but textualize the computer").
Cette orientation a gardé non seulement toute sa portée générale, mais aussi toute son efficace technique. Il suffit d'opposer les nouveaux logiciels du Web 2 et la solution paradoxale retenue par Google pour ses bibliothèques numériques qui consiste à revenir en arrière, en abandonnant le principe d'appui sur les liens hypertextuels, liens de lecture, pour s'en tenir à la seule recherche sur les mots.
lire, savoir lire
Que la notion technologique d'hypertexte emporte la prééminence du lecteur est un débat. Que cette prééminence soit favorable ou contraire à la bonne lecture en est un autre.
Il me semble pourtant qu'une autre détermination, supérieure dans l'ordre pratique, doive aussi être retenue. Il s'agit du processus réel selon lequel la technologie, ici l'hypertexte, est diffusée et adoptée.
Autrement dit, il est impossible de séparer la méthode (l'art, la technique) et le sujet (le public, l'utilisateur, l'amateur), la lecture et le lecteur.
Dans le contexte de la BdF, les utilisateurs du P.L.A.O étaient les lecteurs de la future bibliothèque, et plus précisément les chercheurs, comme l'étaient les grands lecteurs expérimentateurs. Nous avions retenu l'idée d'une " lecture savante ". La perspective d'un poste de lecture pour le grand public, parfois évoquée sous l'appellation abrupte et significative de " Poste de lecture simplifié " fut rapidement délaissée, suivant la tendance qui vit se réduire toujours plus la place de ce grand public dans la future bibliothèque. Un tel projet nous aurait confronté à de toutes autres questions.
Si complexe que soit le P.L.A.O, il revenait " seulement " à codifier le savoir lire des chercheurs. Faire le point sur les instruments disponibles (informatique, linguistique, sémantique), imaginer le montage technique le plus probable, et observer les lecteurs lisant. Le dernier point est le plus difficile : le savoir lire des intellectuels, des lettrés est loin d'être totalement explicite ; il conjugue une ou des traditions, des spécifications disciplinaires ou autres, des logiques d'appropriation individuelle. En ce sens un tel projet est aussi une recherche sur la lecture.
Mais dans le cas de lecteurs experts, un point d'entrée solide sur l'appropriation des techniques de lecture numérique sera la comparaison avec la manière de lire classique. Pour les lecteurs maîtrisant moins bien la lecture traditionnelle, l'absence de méthode explicite de lecture numérique produit une situation particulière que certains chercheurs anglais appellent " reading without literacy ", une activité de lecture sans savoir lire, sans culture de la lecture. Le lecteur devient le client, le consommateur de divers services de traitement technique des textes. D'où vient qu'un peu partout, dans l'enseignement, une fois dépassé l'usage de l'internet pour la documentation et la gestion administrative, l'utilisation des technologies de l'information achoppe non seulement sur la question de la formation, mais sur celle du contenu même de ce savoir, autrement dit, sur l'absence d'un Didascalicon de la lecture numérique.
polémiques
J'ai évoqué plus haut (prospective) la relation entre la tendance technologique générale, et un projet culturel et numérique ; il me faut maintenant la préciser. Fondamentalement, les systèmes de lecture numérique sont d'origine industrielle. Cette lecture industrielle a son histoire. Elle s'est d'abord développée dans le cadre d'une informatique professionnelle, dans lequel les clients étaient des entreprises ou des grandes administrations. A partir du PC et du web, les industries de l'information rejoignent et, jusqu'à un certain point, fusionnent avec les industries culturelles : elles deviennent " orientées consommateur ". Le projet du PLAO se situait précisément à la charnière entre ces deux époques.
Dans l'enchevêtrement des polémiques qui caractérisaient, en général, le projet de la Très Grande Bibliothèque, les " nouvelles technologies " étaient le champ d'un débat qui n'a cessé de s'amplifier depuis : sachant que de tels dispositifs imposent un travail commun de l'industrie et de la culture, qui définit le cahier des charges ? Si le PLAO a été la première victime de la " réorientation " de 94, c'est parce qu'il indexait la possibilité d'une autre coopération entre culture et technique. Il était évidemment de notre responsabilité de ne pas oublier le texte et la lecture dans un projet technique de bibliothèque.
Je ne vois pas quel excès d'aplomb il y avait à créer cette situation dans laquelle la bibliothèque - c'est à dire ses lecteurs- expérimentaient de nouvelles pratiques de lecture et s'appropriaient la technologie. Cette question est devenue plus vive que jamais.
actualité de la bibliothèque numérique
Les projets concurrents de la bibliothèque numérique européenne, de Google et de Yahoo ont heureusement et bruyamment relancé la question de la bibliothèque numérique. La conception technique de la TGB se déroulait dans une sorte de vide, ou du moins de rareté des références : il fallait les rechercher, les solliciter, en prendre la mesure. Les projets en cours se développent au contraire dans le trop plein de ce que Jacques Roubaud a appelé TONUTRIN, le tout numérique.
J'ai rappelé ailleurs que ce tout numérique ne devait pas conduire à l'effacement de la figure de la bibliothèque comme institution, mais, au contraire, imposait la relance de son idée. Ainsi le réseau devrait être l'occasion de constituer la première véritable bibliothèque européenne, parce qu'européenne dans son principe intellectuel.
Il faut encore affronter ce que pourrait être la relation entre cette bibliothèque et la lecture. Je propose de la modéliser autour de l'idée d'un " service de lecture numérique ", au sens où les bibliothécaires parlent d'un service de la salle.
Un tel service reposerait d'abord sur une certaine idée du lecteur numérique, c'est à dire sur une critique des pratiques numériques comme pratiques culturelles, et des subjectivités qui s'y attachent. Il emporterait en conséquence l'institution d'un droit du lecteur.
Il réorganiserait la technologie de la lecture numérique - dont la plupart des éléments existent déjà, mais épars, à la fois formatés et désintégrés, méconnus du fait de leur origine industrielle- au service de la mémoire individuelle et collective du (des) lecteur(s). La mémoire doit être l'axe de l'appropriation de la technique, comme elle l'a toujours été dans l'histoire de la lecture.
Du point de vue de la bibliothèque, la lecture-information est une méprise ; elle l'était à l'époque du PLAO et l'est restée. C'est à la lecture comme technique de soi que nous devons nous attacher.
Bibliographie
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- Giffard Alain " Mnémoniques/la Bibliothèque virtuelle ", Résonance, n°10, Peter Szendy (éd), IRCAM, 1996.
- Giffard Alain " Petites introductions à l'hypertexte " in " Banques de données et hypertextes pour l'étude du roman ", Nathalie Ferrand (éd), PUF, 1997.
- Giffard Alain " Idée du lecteur. Le lecteur numérique ; le droit du lecteur ", dans Nouveaux medias, nouveaux langages, nouvelles écritures , Colette Tron et Emmanuel Vergès (eds), Editions de l'Entretemps, 2005.
- Giffard Alain " Le temps de la bibliothèque numérique européenne ", dans la Lettre de Confrontations Europe, avril-juin 2006
- Giffard Alain " Roland Barthes, la lecture et l'hypertexte ", 2004, et " La bibliothèque numérique européenne ", intervention devant l'assemblée d'Ars Industrialis, 2005.
Sur : http://alaingiffard.blogs.com
- Maignien Yannick et Virbel Jacques, " De la lecture assistée par ordinateur à la lecture interactive ", Littérature, informatique, lecture. Alain Vuillemin et Michel Lenoble (éds), PULIM, 1999
- Stiegler Bernard, " Machines à écrire et matières à penser ", Genesis 5, 1994, Jean Michel Place
- Stiegler Bernard, " Le temps de la lecture et les nouveaux instruments de la mémoire ", Sciences de l'information et de la communication. Textes essentiels. Daniel Bougnoux (éd), Larousse, publié auparavant dans la revue " Autrement ".
- Virbel Jacques, " Annotation dynamique et lecture expérimentale : vers une nouvelle glose ? ", in Littérature, n°96.
- Virbel Jacques, " La lecture assistée par ordinateur et la station de lecture de la BNF ", in Les banques de données littéraires, A Vuillemin (éd), PULIM, 1993.
- Virbel Jacques, " Reading and managing texts on the BNF station ", in The Digital Word, P.Delany, G.Landow (eds), The MIT Press, 1993.
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