Voici le texte de mon intervention à la table ronde inaugurant l'exposition Guy Debord, Documents Situationnistes au Centre International de poésie de Marseille, le 10 Mars 2006. Cette discussion avait été précédée de la projection de Critique de la séparation. Je remercie Emmanuel Ponsart de m'avoir incité à cet exercice.
Une lecture du prologue de In girum Imus Nocte
Exécration
Les Latins appelaient exsecratio l'opération symbolique qui consiste à dépouiller un objet de son caractère sacré. Le dictionnaire de Trévoux (1752) définit ainsi l'exécration comme " retour d'un objet consacré à l'état profane ".
Exsecratio aussi : malédiction, violente imprécation, horrible sentiment de répulsion.
En 1964, Asger Jorn avait intitulé " Contre le cinéma " la plaquette qui comprenait le texte du film Contre la séparation .
In girum imus nocte et consumimur igni a la particularité d'établir d'abord une critique du public du cinéma : ce prologue pourrait être appelé la " tirade du public ".
Je propose ainsi d'écouter, voir et lire cette tirade du public comme une table d'exécration. Comme une de ces formules de magie noire qu'on appelle formules de défixion.
Formule - Contre le public du cinéma - que Debord opposa aux affiches du ministère de la culture en 78 " Quand on aime la vie, on va au cinéma ".
Comme un retour, à l'état profane de spectateur, du public de cinéma, alors consacré, doublement et triplement, comme public, comme public amateur du 7e art, et comme public qui aimait la vie.
Population Cinématographique
La Population Cinématographique, Pop. Cin. en abrégé, est une catégorie statistique créée par les instituts de mesure de l'audience pour le compte des services de l'état. La Population Cinématographique comprend l'ensemble des individus des deux sexes, agés de six ans et plus, étant allés au cinéma au moins une fois dans l'année. A partir de ce chiffre, se calcule un excellemment scientifique taux de pénétration qui est le rapport entre pop-cin et tout le monde.
J'aime beaucoup cette population assez nouvelle dont plusieurs choses peuvent se dire.
Il faut convenir qu'il n'est pas difficile d'appartenir à la Population Cinématographique. Aller au cinéma au moins une fois dans l'année : on peut dire que Pop.Cin. n'est pas regardant.Peut être même est-il plus difficile de ne pas faire partie de la population cinématographique que d'en faire partie.
Je suggèrerais, sur le modèle de Pop.Cin., de construire une Pop.Gas., population gastronomique, composée de ceux qui mangent correctement au moins une fois dans l'année, ou une Pop.Lib., population libidineuse, avec ceux qui éprouvent un désir au moins une fois l'an.
Deuxième remarque : les politiques et les industriels de la culture persistent à parler de public ; les experts et les statisticiens, de population. Ces derniers se livrent en douce à un déclassement, à une exécration.
Sur le plan strict du calcul, la Population Cinématographique peut parfaitement rester constante, voire progresser, alors même que le nombre d'entrées au cinéma diminue.
Les mêmes experts remarquent que la consommation cinématographique par habitant a été divisée par 2,5 depuis l'heureuse époque de Hurlements en faveur de Sade.
Enfin, les meilleurs connaisseurs de Pop.Cin. confirment l'analyse de Guy Debord. Un statisticien dit que " Pop.Cin est très CSP+, et même CSP++ ".
Debord écrit : " Le public du cinéma, qui n'a jamais été très bourgeois et qui n'est presque plus populaire, est désormais presque entièrement recruté dans une seule couche sociale, du reste devenue large : celle des petits agents spécialisés dans les divers emplois de ces " services " dont le système productif actuel a si impérieusement besoin : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, propagande, amusement et pseudo-critique. C'est là suffisamment dire ce qu'ils sont ."
Analyse de classe
L'analyse de classe était le passe-temps favori des petits bourgeois dans les années 70. C'était une sociologie frivole - small talk and pass time - avec encore plus de ressentiment que l'officielle, ce que le singulier de classe était sensé puissamment évoquer.
Ce qui intéresse le plus le petit bourgeois, c'est lui même. Il y a un professeur qui apprenait à ses suiveurs à distinguer subtilement la couche inférieure et la couche moyenne de la petite bourgeoisie moderne, elle même convenablement distinguée de l'ancienne.
Debord parodie cette analyse de classe. Ayant expédié le milieu social du public de cinéma dans le passage cité, il évoque certains aspects qui l'apparenteraient à des formes antérieures d'oppression avant d'en donner les traits spécifiques et indiscutablement modernes.
Les salariés du premier rang se voient donc comparés successivement aux esclaves, aux serfs, aux prolétaires, et - à propos d la consommation à crédit, de l'illusion de la liberté de consommer - au système du " péonnage ".
C'est l'arrivée de ces peons qui signe, pour moi, la technique de Debord. Le film montrant des publicités d'employés consommateurs, le texte détourne alors des images de pampas, d'haciendas: les vrais gauchos font irruption sur le théâtre historique des faux, comme sortis des dessins de Glenn Baxter. Ces peons sont les figurines du cinéma de papier, comme dit Boris Donné, qui impose ses images à l'autre.
Quand à la modernité de ces nouveaux peons : " Autrement dit, c'est la première fois que des pauvres croient faire partie d'une élite économique, malgré l'évidence contraire. ".
Misère
La participation double ou triple à l'achat des pacotilles du marché - à commencer par les films- c'est la misère. Le public de cinéma n'est pas riche, mais, plus que pauvre, il est misérable.
Ce point est plus inacceptable que le précédent. D'ailleurs il n'a pas été accepté, comme le montre le dossier d' Ordures et décombres ou ses récentes amplifications. Et il est peu probable que cette vérité de Debord soit devenue plus acceptable.
A peu près à l'époque où Leibovici programmait In girum imus nocte, se diffusait la théorie des pratiques culturelles, selon laquelle, l'usage n'étant pas totalement défini par le marché, la procédure, ou l'institution , l'usager disposait toujours d'une marge d'invention du quotidien.
Pour reprendre le vocabulaire de l'I.S, le spectateur s'y voyait crédité a priori du désir et de la capacité à créer des situations. Une telle théorie fut rapidement reçue comme doctrine de l'état.
Le prologue d' In Girum est inconciliable avec cette idée. Ce film est difficile dès le début qui n'est pas aimable.
L'habitude s'était prise de reprocher à Debord sa dialectique, mais ici c'est plutôt lui qui arrête les détournements rassurés de la dialectique. Le mal du public de cinéma - sa misère - n'est pas si mystérieux qu'il le croit, ni si compliqué que la théorie des pratiques culturelles le voudrait.
Toute polémologie des pratiques doit faire avec cette " vérité si rude ".
Le bébé de Rosemarie
Personne ne travaille pour eux et ils n'auront pas de descendance : voilà la malédiction.
Le rôle des enfants - leur regard - importe dans la description de cette misère. Enfants enlevés, séparation des parents et des enfants, rivalité - psychologique, mais surtout sociale -, et même haine. Héritage impossible, transmission échouée.
Ces enfants " ...méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés... "
Dans les Commentaires sur la Société du Spectacle (1988) Debord écrira : " Le changement qui a le plus d'importance, dans tout ce qui s'est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle...c'est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois ". Et dans le film réalisé par Brigitte Cornand, en 1994, les images issus de reportages sur les conflits scolaires sont accompagnées d'un commentaire qui évoque le Léviathan de Hobbes.
On utilise, en 2006, pour décrire cette séparation des corps, les formules de la psychiatrie industrielle : " trouble des conduites ", " troubles de l'attention et de la concentration ", " hyperactivité ", et autres troubles pouvant culminer avec la célèbre " personnalité anti - sociale ".
Les sorciers de l'INSERM se penchent, dès le berceau, sur le bébé de Rosemarie pour mesurer ses oreilles et vérifier qu'il a bien été voué à celui auquel on a fait du tort et dont on tait le nom.
C'est ainsi que le public du cinéma est privé de descendance.
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