Cet article m'a été demandé par La Lettre de Confrontations Europe et doit paraître dans son prochain numéro.
Tout ensemble de textes numériques, qu'il provienne des auteurs, des éditeurs, des bibliothèques, voire de collections particulières, ne forme pas une bibliothèque numérique.
Pour qu'il y ait bibliothèque, il faut trois conditions : que chaque titre soit sélectionné selon un critère explicite ; que la collection forme un ensemble intellectuel cohérent ; et, enfin, que cette collection soit elle même organisée.
Sous la même appellation de " bibliothèque numérique " on peut entendre deux acceptions bien différentes : le cas où une bibliothèque classique, avec sa propre logique de collection, est " numérisée ", c'est à dire son catalogue informatisé, ses textes transférés sur support numérique, et rendus accessibles sur internet ; le cas où, un certain nombre de textes étant disponibles sous forme numérique, leur rassemblement et leur organisation, en tant que collection, représentent, dans l'ordre numérique, l'équivalent de la bibliothèque classique dans l'ordre des textes imprimés.
La BNE relève clairement du second cas.
D'une part, il n'existe pas une telle bibliothèque européenne classique, prête à être numérisée.
D'autre part, l'addition des fonds des bibliothèques d'Europe qui ont été numérisés selon des logiques diverses et parfois contradictoires : valorisation, préservation, constitution d'une collection, ne saurait former un ensemble cohérent, et encore moins une bibliothèque européenne.
Autrement dit, la bibliothèque numérique européenne pourrait bien être la première bibliothèque européenne authentique, étant la première dont le caractère européen constituerait le principe intellectuel.
En ce qui concerne le contenu de la collection, la meilleure orientation - la plus significative sur le plan culturel, la plus forte sur le plan du symbole politique, celle aussi que le grand public saisirait intuitivement - est celle d'une collection complète des textes et auteurs de référence. C'est cette option que j'avais fait prévaloir à l'origine de Gallica. Dans le cadre américain, le projet " Open Content Alliance ", mené avec Yahoo, en est assez proche.
Cette option permettrait de poser une question fondamentale : quels sont les livres que les européens reconnaissent en propre comme les leurs ?
La question de la référence européenne est centrale. Elle appelle un montage, à la fois symbolique et technique et ce montage nécessite une croyance, cela qui nous pousse à dire : ces références sont les nôtres ; nous sommes les lecteurs de ces textes. La bibliothèque est une des institutions traditionnelles et centrales de ce montage. Au moyen de la bibliothèque, les hommes désignent les textes, les nomment, les rassemblent et disent : ce sont nos textes, gardons les pour pouvoir les lire.
Je ne prétends pas ici approfondir le contenu d'une telle collection, mais seulement l'illustrer par quelques exemples.
Un tel programme serait l'occasion de transposer la littérature latine européenne - c'est à dire l'essentiel du savoir européen pendant plus de dix siècles - qui se rapproche dangereusement de son seuil de " non-transmissibilité " du fait de la quasi disparition de la lecture en latin. Il pourrait aussi, s'inspirant d'Alain de Libera (" Penser au Moyen-Age ") mettre l'accent sur les contributions des cultures juives ou arabes à la Renaissance du XIIème siècle.
La préface de Giorgio Colli à son Encyclopédie des auteurs classiques préconise de " garder ouvertes les barrières traditionnelles qui excluent, l'un de l'autre, les différents domaines de la culture ". C'est assez dire qu'une telle collection ne serait pas étroitement littéraire mais qu'elle devrait comprendre les grands textes de savoir de toutes les sciences ; Colli, par exemple, avait édité Fermat, Newton, Darwin, Einstein.
Nécessairement la question des textes des européens devrait être débattue. Je ne vois aucune raison d'y répondre de manière identitariste voire fondamentaliste : pourquoi la BNE ne serait elle pas l'occasion de découvrir la culture byzantine, indienne ou japonaise ?
Une telle perspective imposera, loin de toute procédure automatique, la sélection des textes. Il faudra choisir le bon exemplaire, la bonne traduction, ce qui nécessitera une coopération entre les bibliothèques d'Europe. Pour de nombreux auteurs, en effet, les exemplaires ou les éditions de référence sont dispersés sur plusieurs pays.
Sélection, collection : la BNE serait une véritable bibliothèque.
Reste à examiner le troisième critère : l'organisation. Dans l'univers classique des bibliothèques, cette organisation passe par le catalogue et le classement, les moteurs de recherche jouant un rôle comparable pour les bibliothèques numériques.
Il faut ici rappeler que Google, à l'origine, est un projet de bibliothèque (" Stanford Digital library ").
L'originalité, et tout l'intérêt de Google est d'avoir intégré à son système de classement les liens hypertextuels qui renvoient sur les sites, c'est à dire, finalement, les citations par les lecteurs. Dans cette perspective, Google Book Search, le programme de numérisation des livres, me semble constituer un recul, puisque, semble-t-il, le classement reposera sur la seule demande.
La BNE devrait, bien au contraire, s'appuyer résolument sur le réseau de ses lecteurs, non seulement à travers le moteur de recherche, mais en facilitant les diverses opérations de lecture numérique.
Ainsi conçu, le projet de B.N.E, loin d'être simplement réactif, associerait l'idée européenne dans l'ordre intellectuel, la relance de la bibliothèque comme institution, et la maîtrise stratégique des technologies de la lecture numérique.
Voir :
" Sur la bibliothèque numérique européenne, exposé à Ars Industrialis, 05/11/2005 "
" Idée du lecteur. 1. La lecture numérique "
In " Nouveaux medias, nouveaux langages, nouveaux écrits " Editions de l'Entretemps. 2005
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