Ce texte est paru dans le "Dossier Guy Debord" de CCP - Cahier Critique de Poésie n° 9, juin 2005. Ce dossier comprend notamment des articles de Boris Donné, Jean François Bory, David Lespiau, Dominique Meens, et une bibliographie d'Emmanuel Ponsart. Je remercie Emmanuel Ponsart et Jean Pierre Boyer, éditeurs de CCP, de m'avoir autorisé à reprendre ce texte.
Voir: Site du cipM.
Normalement, Memoria - la Mémoire est une dame. Cesare Ripa dit dans son Iconologie : " Ce n'est pas sans mystère qu'on lui donne ici deux visages, et une robe noire, avec une plume en la main droite, et un livre en la gauche ". Et conséquemment le mot est du féminin.
mémoir(e)s
Pourtant le français connaît aussi le mémoire : dans cet emploi, il signifie " relation par écrit, relevé de comptes, dissertation ". Le conseiller, l'académicien, l'apothicaire, l'étudiant produisent de tels mémoires au masculin. Le mémoire est proche du rapport, terme que Guy Debord et d'autres situationnistes affectionnaient et lui ont préféré.
C'est ce mémoire là, qui, porté au pluriel sur le modèle du latin " memoriae ", prend le sens d' " ouvrage faisant le récit des événements dont on a été témoin ", soit comme " relation de faits particuliers pour servir à l'histoire ", soit comme " récits où sont racontés les événements de la vie d'un particulier " ( Littré).
Parmi les mémorialistes, Debord cite Commynes, admire le Cardinal de Retz, et détourne le Général de Gaulle.
Si vous aimez éviter les fautes de français, vous aurez donc soin, comme lui, d'accorder ainsi : " mes Mémoires, depuis trente-cinq ans, n'ont jamais été mis en vente ".
Le mémoire, au singulier, est un genre d'écrit ; les mémoires, au pluriel, en sont deux. Mémoires de Guy Debord relève des trois et traite aussi de la mémoire.
il ne se passait pas grand chose en 1952
Stevenson est l'auteur de Memoir of Fleemy Jenkins, et bien sûr de l'Ile au Trésor dont un fragment est cité dans Mémoires : " Nous étions quinze sur le coffre du mort... ".
Stevenson aussi s'appelait le candidat malheureux aux élections présidentielles américaines de 1952. C'était un démocrate ; il dénonça le rôle excessif de la télévision et déclara que le peuple serait choqué d'une campagne qu'on avait ravalée au rang de bagarre entre Waysoap et Palmolive. Son assistant prétendait qu'au train où allaient les choses, bientôt les américains " auraient des acteurs professionnels comme candidats ".
Un chien devînt célèbre : Checkers était le seul cadeau que Nixon, candidat à la vice-présidence et accusé de corruption, voulût bien reconnaître avoir reçu des groupes financiers. Le succès musical de l'année était Unforgettable par Nat King Cole. Le spectacle progressait inégalement : IBM produisit son premier calculateur pour la Défense et l'appela simplement " Defense calculator " ; en revanche, on baptisa du nom de Miko la première bombe H qui fit s'engloutir l'ilôt d'Enwetok. Londres connût le grand Killer Smog, un brouillard de pollution jamais surpassé.
des femmes disparaissent
On peut lire le livre, selon la définition d'Asger Jorn , comme un " livre d'amour relié en papier de verre " ; livre d'amour, essai-photo, comme il y a des romans-photo, en trois épisodes. Juillet 52 : Barbara. Septembre 52 : jeunes femmes connues de Debord. Septembre 53 : jeunes inconnues, ces dernières en petite tenue.
Devant cette page de 53 pleine de soutiens-gorge, je pensais au grand Pierre de Ravenne, juriste et auteur du " Phoenix seu artificiosa memoria " qui, présentant son art de mémoire, révèle un secret longtemps tu par pudeur : " si tu veux te souvenir très vite, place dans les lieux de très belles vierges ; en effet, la mémoire est merveilleusement bien excitée par le recours aux jeunes filles ".
les règles de l'honneur underground
Des noms des amies et amis de Guy Debord, et aussi des sources des images et des textes détournés, on peut tout savoir, grâce à Boris Donné, l'auteur de (Pour Mémoires).
Debord avait lui même indiqué l'origine d'un certain nombre de détournements. Ignorant ces indications, Donné a refait le travail. Il s'est fait le paléographe de Mémoires ; il sait tout, il est terriblement informé; aucune donnée bio ou biblio-graphique ne lui échappe.
Et comme paléographe, Boris Donné n'a pas un tempérament enclin au retrait ; il n'est pas du genre à se complaire dans le brouillard de l'œuvre. Je ne sais pas s'il fallait renforcer les propres indications de Debord par de semblables accréditations, mais, s'il le fallait, Donné l'a fait de manière excellente. Avec lui, aucun hiatus in MS, Mémoires est établi et pour longtemps.
(Pour Mémoires) (je crains que ces coquettes parenthèses soient appelées à une destinée tragique: elles ont déjà disparu de la Bibliographie générale de la France) se définit donc comme un essai d'élucidation des Mémoires de Guy Debord, essai qui comprend non seulement une grande quantité de ces précises et précieuses accréditations, mais aussi plusieurs interprétations d'une convenable orthodoxie.
Je présente seulement la principale qui est en quelque sorte homothétique : Mémoires est à l'œuvre générale de Debord ce que ces années de jeunesse sont à son existence entière. Les années 1952 et 1953 figurent, pour Donné, une " origine absolue ", une " explosion primordiale ", une " genèse ", et Mémoires, comme récit de cette période, est la " matrice " de l'œuvre.
Il est difficile d'ignorer la valeur que Debord accordait à ces moments de sa vie.
Allusif sur l'Internationale Situationniste, elliptique sur 1968, In girum imus nocte et consumimur igni est centré sur ces années, définies, d'après Hobbes, comme le " point culminant du temps ". C'est à elles d'ailleurs que s'applique la formule du titre.
Panégyrique y revient en plus d'un chapitre, surtout au deuxième :
" Je crois plutôt que ce qui, chez moi, a déplu d'une manière très durable, c'est ce que j'ai fait en 1952. "
Ou ce passage, qu'on commentera sûrement ici :
" Après tout c'était la poésie moderne, depuis cent ans, qui nous avait menés là."
Quand au livre, Debord ne le mentionne pas dans In Girum, mais en reprend certains éléments.
En revanche, il le fait figurer dans la bibliographie de Panégyrique 2, parmi les huit œuvres citées.
Dans sa postface à la réédition du livre en 1993, intitulée " Attestations ", il écrit :
" Je n'ai en tout cas pas dit le moindre bien de ces Mémoires en leur temps. Et je ne crois pas qu'il y aurait plus à en dire maintenant ".
comme on dit en architecture
La page de titre présente le livre comme " entièrement composé d'éléments préfabriqués ", avec des " structures portantes " d'Asger Jorn.
Comme le montre le dossier produit par l'éditeur Allia, c'est Debord qui a mis en page, c'est à dire disposé les éléments détournés- double disposition : rhétorique et graphique - avant l'intervention de Jorn.
Lettre de Debord à Jorn:
" Après l'expérience de Fin de Copenhague, je réunis un très grand nombre d'éléments pour cette nouvelle construction du récit, dont je t'ai déjà parlé. Je te demanderai des lignes colorées d'une assez grande complexité qui devront former la " structure portante ", comme on dit en architecture. "
" Construction ", " éléments préfabriqués ", " structures portantes ", couverture en papier de verre: Debord affectionne la métaphore architecturale pour décrire le livre ou le texte. Ailleurs il parlera de " livres rédigés en béton et en amiante " et de " bâtiments maçonnés en plats sophismes ".
Dans le Nouveau théâtre d'opérations dans la culture (1958), le " détournement d'éléments esthétiques préfabriqués " se combine à l' " architecture situationniste " pour former l' " urbanisme unitaire ".
Courante en typographie, l'image architecturale - charpentes de béton supportant les " préfas " - est ici un peu forcée.
Plus tard, Debord remplacera la mention " entièrement composé d'éléments préfabriqués " par " composés uniquement de phrases détournées ".
Peut être le symbole des édifices de mémoire, désactivé en apparence depuis longtemps, avait-il ici retrouvé son emploi.
il y a lieu
Les théoriciens des arts de mémoire recouraient en effet à l'architecture.
Ils disposaient leurs souvenirs dans des lieux propices : églises, palais, vastes maisons. Quintilien précise ainsi quels lieux peuvent être choisis comme lieux de mémoire :
" Ce dont j'ai parlé pour une maison, on peut le faire aussi dans un bâtiment public, un long voyage, une promenade dans une ville, ou avec des peintures. Et nous pouvons imaginer des lieux de ce genre pour nous-mêmes ".
L'autre partie des arts de mémoire comprenait les signes, ou notes, et les images actives, dont Cicéron disait qu'elles devaient être " saillantes, à vives arêtes, caractéristiques, qu'elles puissent se présenter d'elles mêmes et frapper aussitôt notre esprit ". Les découpages ou détourages de Debord s'apparentent à de telles images actives.
Dès son début, le livre fait appel au sens habituel de " mémoire " : la mémoire au féminin. Ainsi, en p [1] : " me souvenir de toi, je le veux ", en p [2] : un extrait d'Hamlet, " ma jeune mémoire ", et un détournement d'un article sur les mémoires artificielles : " mais l'originalité de l'homme a été, jusqu'à présent, sa possession d'une mémoire à accès rapide ".
On éclaire ainsi quelque peu le nom de " structures portantes " donné aux lignes colorées de Jorn. Elles sont plutôt l'équivalent des pentes psychogéographiques du Discours sur les passions de l'amour et The naked city : des tendances spontanées d'orientation d'un sujet. Dans l'ordre du livre : des tendances spontanées d'association par le compositeur, puis par le lecteur, des fragments de textes ou d'images détournés.
Les arts de mémoire appelaient catena (ou chaîne) des liens de mémoire, un certain moyen de contraindre l'orientation des souvenirs et d'éviter les mauvaises pentes.
Il ne semble pas que Guy Debord ait connu à cette époque les arts de mémoire, que les contemporains, en particulier en France, n'ont redécouverts que tardivement. Mais il développe, à nouveaux frais, le champ métaphorique traditionnel donné par Quintilien : théâtre, architecture, villes.
Mémoires peut ainsi être lu comme un dispositif de mémoire complet. L'anti-livre est le support de l'espace dogmatique personnel de Debord : montage de phantasmes et de souvenirs, de décisions et de phrases, d' " axiomes, mais aussi de décor " (Pierre Legendre).
Classiquement, cet espace est divisé comme une chronologie, et c'est ainsi qu'il se visite.
Debord relit son art de mémoire, oubliant ou non l'enfance, déplaçant tel signe ou telle image d'une période à une autre, invitant telle ou telle catégorie de lecteurs à partager une vision donnée de l'édifice.
Un exemple de la manipulation des lieux et des signes, si caractéristique des pratiques d'anamnèse ou de réminiscence des arts de la mémoire : la phrase centrale " je voulais parler la belle langue de mon siècle ", un des plus célèbres détournements de Debord (à partir de Baudelaire). Elle clôt Mémoires ; lieu : septembre 1953. Dans les " Attestations ", il lui rattache la démarche générale du livre ; lieu : 1958. Et, dans Panégyrique 2 ,il la place dans la première période ; lieu : 1951 (son arrivée à Paris).
De ce point de vue, il n'est pas nécessaire de reprendre l'idée de matrice de Boris Donné pour suggérer que Panégyrique, sans s'y résumer, s'appuie sur une visite ultime par Debord à son art de mémoire d'abord figuré par le livre de 58.
partition d'asger jorn
Le premier lecteur de Mémoires fut Asger Jorn.
De Fin de Copenhague à Mémoires, il y a échange de rôles entre les deux amis. Debord est conseiller technique en détournement pour le premier livre que signe Jorn. Il est l'auteur des Mémoires auxquels Jorn contribue par les structures portantes.
Mémoires est un anti-livre avec de la peinture à l'encre.
Jorn lui accordait une grande importance : " dans le domaine du livre c'est probablement mon apport le plus neuf ". Il s'en inspira dans des peintures telles que Modifications. On sent l'influence du livre dans le 1¢ LIFE édité par Walasse Ting, et auquel Jorn collabora.
L'expérience de Jorn est conduite à la fois à partir de et parallèlement à celle de Debord. Son intervention ne constitue en rien un travail d'illustration classique dans lequel il proposerait les formes, qui organiseraient fonctionnellement, comme flèches ou pentes, l'hypertexte détourné. Elle ressemble plus aux improvisations " devant " les films des musiciens de jazz de l'époque: une bande-encre monté à l'impression avec la bande texte-image de Debord.
La contrainte de Jorn, ce n'est pas l'encre, c'est l'offset, la reproduction. Chaque page forme un essai différent, un test de détournement à la fois de la technique de reproduction, et du type de relation graphique couleur - texte. L'encre , l'effet de matière indexe des blocs de fonctionnalité symbolique : souligner, relier, cocher ; mais aussi : tacher, maculer, couler ; ou bien : strier, tracer, tirer ; ou encore : agir, figurer, exprimer.
Il s'ensuit une grande impression d'hétérogénéïté : selon les pages, c'est un livre cobra, situationniste, pop, expressionniste.
En ce sens, chaque page est un prototype, mais l'impression se forme que Jorn constitue progressivement une sorte de répertoire de ses interventions.
Il est intéressant, en ce sens, de suivre et comparer la manière dont il a résolu le problème des pages ne comprenant qu'une phrase, dans lesquelles ses lignes colorées ne pouvaient donc figurer des orientations.
C'est à la dernière page qu'il y réussit le mieux.
" Je voulais parler la belle langue de mon siècl ", détournement de Guy Debord, avec de la peinture d'Asger Jorn, est un chef d'œuvre du XXème siècle.
1 de l'impasse de clairvaux
C'est aussi un des principaux lieux communs de Debord, un maillon essentiel de sa catena.
" Bernard, Bernard, disait il, cette verte jeunesse ne durera pas toujours " est un autre de ces détournements majeurs, véritable mot de passe de ses lecteurs.
Il s'agit d'une citation du Panégyrique de Bernard de Clairvaux où Bossuet met en scène le prédicateur s'adressant à lui même. Avant Mémoires, Debord avait déjà utilisé cet extrait dans La Valeur Educative (Potlatch n°16). Il le reprendra dans In girum ; dans ce contexte, la citation débute par " Bernard, que prétends-tu dans le monde " et s'achève par la phrase.
On sait que Debord a fait grand usage des sermons de Bossuet, dans Mémoires et ailleurs.
Il ne s'est pas contenté d'extraits. Son propre Panégyrique est plus profondément inspiré par celui de Bossuet, grand texte fort mensonger.
Bernard de Clairvaux, une autre pente de Guy Debord y mène, par Guido Cavalcanti, une de ses signatures dans sa correspondance privée, et Dante.
Jusqu'où faut il suivre ces leçons ? Comment lire à partir de Debord ? Comment lit-on impasse de Clairvaux ? Faut il suivre les forts commandements qui sont " dedans ", qu'évoque une référence à la Règle du Temple ?
Parmi les adversaires du vrai chef de la chrétienté au XIIème siècle, le cathare Henri de Lausanne, Abélard, Arnaud de Brescia, Gilbert de la Porrée, et le seul que mentionne Bossuet : Guillaume d'Aquitaine, le comte de Poitiers, le prince des troubadours.
Bernard de Clairvaux se comparait lui même à un " oisillon sans plumes ", à un saltimbanque; il se décrivait comme " la chimère de son siècle ", tiraillé entre la vie contemplative et la vie active, mi-clerc, mi-laïc. A un de ses anciens disciples, devenu pape, il recommandait de développer la considération : " Je ne veux pas que tu confondes entièrement considération et contemplation. L'une s'attache à la certitude des choses ; l'autre s'applique plutôt à la recherche opiniâtre du vrai. "
Mais je crois que ce qui, chez Bernard, attirait le plus Debord, c'était sa manière de lire.
commencement sans commencement
Le détournement majeur n'est qu'une forme contemporaine, au demeurant bénigne, du vol d'ancêtre, le grand jeu culturel des occidentaux. Pour qui entend porter ses mauvaises intentions jusqu'à la " négation généralisée " il faut trouver quelque chose.
Il y a de la fierté dans la mention descriptive des Mémoires conservée jusqu'à la fin, " entièrement (ou uniquement) composés d'éléments détournés ".
Une autre manière de voler l'ancêtre, de le détourner entièrement serait de ne pas toucher au texte, de ne pas le citer, ni le diviser sans le recomposer, de le conserver dans son intégrité en l'accompagnant d'une lecture entièrement nouvelle.
Cette manière a été expérimentée. Un des maîtres en est Saint Bernard, notamment dans ses quatre vingt sept Sermons sur le Cantique des Cantiques.
" Quel est celui que ce commencement sans commencement, et cette façon de parler si nouvelle dans un livre si ancien, ne rendrait pas attentif ? "
Dans la lettre déjà citée de Debord à Jorn, il parle d'une " nouvelle construction du récit ". Dans une autre lettre au même, à la même époque, à propos de l'Internationale Situationniste récemment créée : " Il faut créer tout de suite une nouvelle légende à notre propos. " Et, dans une lettre à Staram, il rappelle un rêve de 1953 : " un livre dont l'action se serait prolongée explicitement dans un grand nombre de livres publiés, récents ou classiques. "
Note bibliographique
Mémoires est le premier livre publié par Debord, qui adressa des exemplaires de l'édition originale de 1958, dite " de Copenhague ", à des amis.
Le collectionneur Harald Falkenberg en montrait les collages lors d'une exposition récente " Central Station ", à la Maison Rouge, Paris, 2005. Du vivant de Debord, le livre fut publié (reproduit) par Jean-Jacques Pauvert aux Belles Lettres, en novembre 93, avec le texte des " Attestations ". Le stock de cette édition fut détruit lors de l'incendie des Belles Lettres, en 2002.
Gérard Berreby (Editions Allia) réalisa alors , et publia, en 2004, l'excellente édition commentée ici qui comporte le fac-similé de l'édition originale, le texte des " Attestations ", la reproduction de certains collages, et plusieurs pages d'un exemplaire annoté par Debord, avec indication des détournements.
Le même éditeur a publié, la même année, l'essai de Boris Donne, (Pour Mémoires).
Commentaires