Ce texte a été présenté, une première fois, lors d'un colloque organisé à Venise par Yannick Maignien.
Voyez ici les informations sur cette manifestation.
Je l'ai remanié dans la perspective des travaux du comité InfoEthique du CNRS, piloté par Jean Gabriel Ganascia.
Ethiques sans éthique
Il y a prolifération d'éthiques particulières sur le net, comme autant de micro-formes de politesse, de civilité (la " netiquette "), de pseudo et de quasi contrat. Simultanément, grande floraison aussi de déontologies, chartes, déclarations, forums, professionnels, associatifs, administratifs ou commerciaux qui, implicitement ou explicitement, se présentent comme autant de manifestations d'une démarche éthique.
Il est intéressant de considérer d'abord ces initiatives en rappelant la vieille notion de " science pratique ", construite par Aristote, et son triptyque : politique, éthique, économique.
Dans cette conception, la définition du bien commun relève du politique, l'éthique assurant le passage entre le bonheur et la vertu. L'éthique y est donc doublement subordonnée : en tant que science pratique, au savoir théorétique et à la forme de vie qui lui est associée, et, parmi les sciences pratiques, au politique auquel revient la place éminente.
Une réflexion contemporaine sur l'éthique n'impose pas d'opter pour telle ou telle conception philosophique. Mais ce que nous pouvons retenir ici utilement, c'est la tripartition de la pratique et le jeu entre les différentes disciplines.
Aujourd'hui, tout particulièrement dans le domaine dit de la " société de l'information ", l'expansion, parfois, l'excès de l'économie, et l'incapacité concomitante du politique à tenir son rôle conduisent à déléguer les questions pratiques que le marché ne sait pas résoudre aux éthiques. C'est cette délégation qui est derrière la prolifération d'éthiques, non seulement pratiques -parce que l'éthique est une question pratique- mais en quelque sorte pratico-pratiques.
On remarque que les éthiques, ou, pour être plus explicite, les " ethics " figurent ici par défaut, c'est à dire pour combler un manque, empirique pour les uns, salutaire pour d'autres, du politique.
Joue un rôle clé, notamment, l'idée selon laquelle, le net étant mondial, il ne pourrait y avoir de législation commune sur un grand nombre de sujets .
Or, si on peut discuter la nécessité d'une éthique générale, ou celle d'associer politique et éthique, il est clair que l'éthique ne peut pas être une fonction résiduelle d'une politique elle même érodée.
L'éthique, qui n'a jamais été ce qui reste lorsque le politique a fait son travail, ne peut être le notaire d'une économie qui, prenant toute la place, n'arrive plus à faire le sien.
En clair, toutes ces ethics/éthiques et ces chartes ont peu de choses à voir avec l'éthique : ce sont des éthiques sans éthique.
Face à la norme technique
La difficulté de penser l'éthique de l'internet procède d'une autre, plus générale: celle de penser à la fois l'éthique et la technique, c'est à dire deux milieux et deux dimensions que l'approche traditionnelle tient pour subordonnés, l'un à la politique, l'autre à la science.
Or la subordination habituelle de la technique à la science vaut comme autre subordination de la pratique à la théorie. Rapprocher éthique et technique c'est rapprocher deux domaines pratiques.
C'est aussi, dans l'ordre logique, rapprocher un cas ou une situation (l'éthique est souvent une casuistique) et ce qui relèverait d'abord du même, de la répétition (la technique).
La tentation est grande alors d'éviter cette évaluation, par exemple par un déplacement vers la socialisation apparente de la technique. Dans cette direction on en arrivera facilement à comprendre " éthique de l'internet " comme " éthique dans la société de l 'information " ou " éthique des usages des technologies de l'information ".
Cette difficulté de penser apparaît d'abord comme une difficulté de parler. C'est ainsi que la formule " éthique de l'internet " joue de la confusion du gérondif subjectif et objectif : est-ce l'internet qui dispose d'une éthique en propre, ou l'éthique qui s'applique à l'internet ?
D'ailleurs, dans le dictionnaire d'éthique de Monique Canto-Sperber, on trouve aussi bien une " éthique des ordinateurs " qu'une " éthique des ingénieurs ". Grâce à un latinisme, le Vatican se sort de cet embarras grammatical en parlant d' " éthique en internet ".
Le point de départ, ici, du rapprochement de l'éthique et de la technique est la question de la norme technique.
Comme les autres systèmes techniques, le réseau des réseaux comporte sa propre normativité technique. Pour l'Internet, le grand commandement qui semble résumer et organiser tous les autres, c'est : " il faut être en réseau ".
Cet impératif se présente sous différentes versions : interconnexion et interopérabilité, ouverture, respect des normes et formats, liberté conditionnée par les exigences de l'accès, etc. Toutes ces versions semblent ne rien faire d'autre que décliner la consigne : " il faut être en réseau ".
Et pourtant leur consistance normative tient plutôt au redoublement du vrai commandement initial, du commandement " qui est en dedans " : " il faut être sur le réseau ".
L'impératif moral que certains, à la manière des idolâtres, attribuent à la technique, fonctionne sur le mode tautologique, circulaire : " il faut être en réseau parce qu'il faut être sur le réseau " et " il faut être sur le réseau parce qu'il faut être en réseau ". Cette confusion entre le devoir-être en réseau et le devoir-être sur le réseau est partout ; c'est l'équivoque de la notion d' " éthique de l'internet ", ou le double rôle de l'hypertexte, à la fois protocole et rhétorique.
Les normes dont le respect est nécessaire au bon fonctionnement du système technique instituent en quelque sorte le passage obligé entre la société et le réseau : de la société au réseau et du réseau à la société.
Mais l'impératif de réseau, qui n'est rien d'autre que celui d'un " vivre dans une société élargie " ne peut fonder aucune obligation. Etre homme en société n'est qu'une des conditions logiques d'une éthique ; ce n'en est ni le contenu ni l'orientation.
C'est ainsi que la norme technique de l'internet chez ses propagandistes semble receler ou exprimer les plus profonds mystères du vouloir-vivre en société : supériorité de la coopération, de l'échange, du partage, supériorité du social pour le social.
De beaucoup, Hegel était plus clair et plus performatif lorsqu'il disait : " l'étude de la grammaire doit être considérée...non seulement comme un moyen, mais comme un but . "
Mais la norme technique ne saurait constituer seule le pivot de l'éthique pour la raison simple qu'elle ignore le deuxième constituant essentiel de l'éthique: l'attitude du sujet qui choisit ceci de préférence à cela (la proairesis), y compris celui qui choisit de ne pas être en réseau, ou celui qui choisit de critiquer la réalité de la norme réseau.
Ethique est l'autre nom de décision. Ceux qui jamais ne décident pensent que la décision est fonction d'une analyse rationnelle de la chose. Mais de cette connaissance de la chose ne dérive aucune véritable décision, simplement l'oubli dans la chose de celui qui ne sait pas décider.
L'éthique revient donc à porter sur la norme technique, non pas un regard " rationnel ", ce qui reviendrait à juger le nom de la technique d'après sa chose, (c'est notre pain quotidien, ce pourquoi on parle de technologie, mais ce n'est pas l'éthique), mais en fonction d'une préférence, d'une proairesis.
Supposons donc que soient réunies les conditions telles qu'un groupe d'hommes soient préparés à exprimer une telle préférence.
Désirs d'internet
Roland Barthes commence son cours au Collège de France " Comment vivre ensemble ? ", qui fait suite aux " Fragments d'un discours amoureux ", en dépliant la notion d' " acédie ", atonie du désir, perte de la capacité en soi de s'investir.
L'acédie est devenue follement à la mode chez des commentateurs, dont certains parfaitement atoniques. Voilà de quoi faire des Expos, et nous voilà revenus au temps de l'invention des bains de mer, et de Beau Brummel, mais lui au moins savait faire dix huit nœuds de cravate.
Pour que le sujet puisse manifester sa préférence à ceci plutôt qu'à cela, à telle pratique du réseau, voire à telle technique plutôt qu'à telle autre, encore faut-il qu'il en ait le désir. C'est ce que la théorie classique de l'éthique affirmait en rappelant que les qualités morales sont celles du caractère, du tempérament, de la " partie désirante de l'âme ".
L'exemple des blogs hébergés et encadrés par certains mass-media, comme Skyblogs, illustre bien cette forme nouvelle d'acédie numérique : se plier à ce qui se donne comme norme technique, être sur le réseau pour exister, et finalement manquer même de désir pour cela.
A ce point, on posera donc qu'une éthique de l'internet suppose non seulement une technologie, c'est à dire une approche à la fois critique et pratique de la technique, mais aussi un désir, une singularité, une appropriation par le sujet du numérique, comme technologie de l'esprit.
Elle ne consiste pas à siéger virtuellement dans une commission de normalisation, ni à réagir aux questions d'une sinistre " analyse des besoins ". Elle est plutôt une " certaine inclinaison ", un " javelot chu dans l'herbe qu'on ramasse ", une " joute avec le passé ", une " revenance ", un " penchant de l'âme " de certains hommes ou certaines femmes (ce qui fait, quoi qu'on en ait, tout l'intérêt du travail de Cynthia Harraway) à l'égard de ce que nous pouvons ressentir comme héritage concrétisé par la technique.
Ethique du lecteur numérique
Finalement je donne le lecteur numérique comme exemple d'une éthique appliquée, régionale, de l'internet.
Détour un peu compliqué, puisque pour rendre compte d'une question assez méconnue " l'éthique de l'internet ", nous passons par un exemple, encore plus méconnu, que j'appelle le lecteur numérique.
Cependant, pour le raisonnement, il est peu important que nous soyons d'accord sur la réalité du lecteur numérique, ou qu'il ne s'agisse que d'un phantasme théorique ; ce qui compte, ce sont les conséquences à partager d'un point de vue éthique.
Je suis partisan d'un droit du lecteur et je crois que la lecture numérique l'impose.
La lecture numérique existe. Elle se caractérise par l'hypertexte, le renouvellement des opérations de division, de marquage, de copie, de prospection et de simulation, d'annotation et de publication des lectures.
Le web n'est pas seulement un réseau de textes, c'est aussi un réseau de lectures. Il n'est pas seulement un réseau de lectures, mais aussi un réseau de lecteurs.
A partir de ce point, je propose un droit du lecteur. Non seulement pour garantir une activité traditionnelle, un droit coutumier aujourd'hui limité par le numérique, mais aussi pour faciliter les pratiques de lecture qui non seulement tirent parti du web, mais sont à la base de son fonctionnement réticulaire.
Sur tous ces points, voyez ici.
Cependant le recentrage de la lecture vers le lecteur, du lecteur vers les lecteurs, la communauté des lecteurs, doit s'accompagner d'un troisième déplacement, des lecteurs vers les nouvelles subjectivités culturelles. C'est la question de l'éthique.
Une fois donc que serait reconnu ce droit du lecteur, notamment du lecteur numérique comme collectivité - c'est à dire cette politique dans la répartition trifonctionnelle de la pratique chez Aristote- quelle serait la place spécifique d'une éthique du lecteur numérique ?
Je distinguerai trois types de relations ;
Sur la relation du lecteur avec tous les autres, je pense que la notion de bien commun, telle que Philippe Aigrain, notamment, la reprend, éclaire bien les choses.
Par exemple, la Bibliothèque Numérique Européenne est une question de bien public, c'est une question politique. Mais ce que chaque intellectuel, chaque lecteur peut décider de soi même par rapport au public du lectorat, c'est le bien commun, c'est l'éthique : donner mes sources, les vérifier, les numériser, créer un nouveau réseau hypertextuel, assurer sous d'autres formes la permanence du savoir lire ancien, ou mesurer le déplacement propre au numérique.
Deuxième relation : la relation du lecteur avec son ou ses réseaux immédiats. Le public, c'est bon pour la télévision, c'est fini. Le réseau est un réseau de réseaux. L'espace public et l'espace privé s'instituent différemment. La responsabilité du lecteur numérique aujourd'hui doit se prendre sur la limite entre son ou ses réseaux et le réseau général, le réseau des réseaux.
C'est le problème très concret des blogs. La blogosphère est un exemple magnifique de l'impératif et de la difficulté de développer un sens critique de la lecture.
Un autre exemple, tout aussi courant, est celui de la responsabilité parentale. Les pouvoirs publics peuvent bien se pencher sur les techniques de filtrage, et même légiférer dessus. Il reste une responsabilité évidente des parents à l'égard de l'addiction médiatique et technique : de nombreuses décisions, de différents types, à prendre parfois en toute ignorance.
Enfin, dernière relation, la responsabilité du lecteur, du lecteur numérique par rapport à lui même. Et je voudrais évoquer ici d'abord le beau livre de Brian Stock " After Augustine, the meditative reader ", où l'auteur montre que la lectio divina et la lectio spiritualis, développées parallèlement et concurremment à la lecture scholastique, à l'époque médiévale, intégraient une responsabilité du lecteur à l'égard de lui même, concrètement à l'égard de sa situation psychologique et cognitive après l'acte de lecture : responsabilité à l'endroit de la qualité de la memoria, de la préparation de l'anamnèse, et de la méditation. Voyez ici.
Quel serait l'équivalent d'une telle responsabilité ? Une piste nous a été fournie hier par Giovani Anceschi avec l'idée de " fatigue du web " ; d'autres parlent de déconcentration , ou de " désarroi cognitif ".
Notre responsabilité serait - dans la perspective des techniques de soi de Foucault - d'éviter notre mutation en lecteurs fatigués du web, poissons crédules aux yeux bouffis d'incertitude et d'envie.
En ce sens le propre du lecteur numérique se tient au sein d'une collectivité amicale partageant la même ironie ; éthique et politique y concourent à l'idéal d'une culture de soi démocratique.
Juste pour donner une info, la sortie de mon ouvrage "penser l'éthique des ingénieurs" aux PUF an avril 2008.
Bonne lecture !
C.
Rédigé par : christelle | 01/05/2008 à 02:16