
Première partie :
L’ECONOMIE ORIENTEE CONSOMMATION ET L’ECONOMIE - CULTURE
Mon objectif ici est de présenter la question des industries culturelles du point de vue de la culture. Art et argent, culture et consommation, esprit et technique, la question des industries culturelles peut sembler complexe ; mais elle est surtout embrouillée.
Cette série de notes essaiera d’approfondir certains points rapidement évoqués dans « Culture : un relevé des lieux ». Je voudrais proposer une sorte de descriptif de cette question, un dossier autour de trois lignes de force : le devenir culturel de l’économie ; les industries culturelles (dans le sens français) ; le numérique comme technologie culturelle.
le « secteur » des industries culturelles
Il est courant de définir les industries culturelles comme un « secteur » de l’économie.
Dans cette perspective, on s’interroge sur les spécificités, la composition, les limites d’un tel secteur. A priori cette conception de « secteur » semble fondamentalement statique. On verra cependant que ce caractère statique n’est qu’un habillage. En revanche, ce qui étonne plus c’est qu’on puisse vouloir comprendre une notion aussi proche de l’oxymore (industrie versus culture) dans la perspective statique qu’emporte l’idée de secteur.
Je propose un point de vue différent : non seulement envisager les industries culturelles dans une perspective dynamique, mais les voir elles même comme l’instrument de cette dynamique. C’est à dire comme une force.
l’économie « consumer oriented »
Il faut d’abord situer le décor, le champ dans lequel cette force va trouver à s’exercer.
Et pour cela se reporter aux premières années du XX ème siècle, qui ont vu se préparer le tournant de l’économie vers la consommation.
C’est dans cette orientation (« Consumer Oriented ») nouvelle de l’économie que la tendance moderne de la consommation à la culture prend son principe.
Quelques dates dont le rapprochement est assez parlant :
1907 : Ralph Samuel Butler crée le mot « marketing »
1908 : Truman A De Weese publie le premier livre de marketing
1910 : Première étude de marché
1912 : Charles Hoyt : « La gestion scientifique de la force de vente »
1913 : Ford crée la première chaîne d’assemblage d’automobiles
1914 : Création d’Hollywood (studio de Cecil B De Mille)
1915 : Première liaison radiotéléphone entre Arlington, Virginie et la Tour Eiffel
1916 : Invention du self service
1917 : Création de “l’American Association of Advertising Agencies »
1918: Grâce à la publicité, les cigarettes manufacturées dépassent le tabac traditionnel.
Années 20: Age d’or de la publicité: création de Young et Rubicam, de l’Institut Gallup, de la première division marketing (chez General Motors). Nielsen invente les « parts de marché ».
1920 : John Watson, l’inventeur du behaviorism, quitte l’Université pour aller chez J.Walter Thompson, une des plus grosses agences de marketing.
1923 : Edward Bernays publie « Cristallizing Public Opinion »
1926: Un poste de Vice Président des relations publiques est créé chez ATT pour Arthur Page.
1929 : Bernays organise les “torchs of freedom”.
L’orientation consommateur, c’est le fordisme (l’automation et la production de masse), le taylorisme (l’organisation « scientifique » du travail y compris dans la distribution, début de la fin des vendeurs), et, à travers le keynesianisme (la relance par la demande), l’exigence centrale du bon gouvernement moderne : un certain niveau de consommation pour tous (l’ « american way of life » et le « welfare state »), structuré qualitativement et quantitativement par le marketing.
« société de consommation »
Le problème principal du marketing, c’est précisément de faire reculer l’homo economicus, calculant rationnellement son utilité, et de lui faire céder la place au consommateur, à l’homme d’envie, convaincu d’exister parce qu’il achète.
André Gorz et Bernard Stiegler ont ramené au jour récemment la figure de Edward Bernays, neveu de Freud et véritable inventeur de la conception moderne de la publicité, ou plus précisément des « public relations ».
Bernays a fourni une excellente définition des consommateurs, cette nouvelle espèce d’acheteurs qui « n’ont pas besoin de ce qu’ils désirent et ne désirent pas ce dont ils ont besoin ». (4)
L’économie orientée consommateur devait permettre le remplacement continuel et accéléré des anciens produits par de nouveaux plus adaptés aux envies des consommateurs, c’est à dire plus susceptibles de produire les envies correspondantes chez les consommateurs. Elle devait s’étendre à des types d’activité jusque là extérieures à l’économie, et dont l’économie classique, tournée vers la production avait peu ou prou respecté les limites. Elle devait enfin relancer en permanence l’envie.
C’est ainsi qu’un des patrons les plus brillants de la publicité française, Maurice Lévy, PDG de Publicis, peut faire paraître en février 2004, un article dont le titre à lui seul vaut programme: « Désir de relance, relance par le désir ». (5).
cigarettes, whisky et petites pépées : la valeur symbolique
Sur cette base, il n’est pas très difficile de représenter comment l’économie orientée consommateur a pu intégrer la culture jusqu’à ce que toute l’économie soit devenue culturelle.
La cigarette est un exemple typique de ces nouveaux produits imposés par l’économie de consommation. En vingt ans, les Américains amateurs de tabac abandonnèrent le tabac à priser, chiquer ou rouler et adoptèrent la cigarette manufacturée, beaucoup plus chère, beaucoup plus addictive, mais sensée symboliser le style de vie propre au XX ème siècle.
Bien avant Carlos Gardel ou Humphrey Bogart, la publicité pour les premières cigarettes industrielles fit appel aux acteurs du cinéma, lui même récemment apparu. Un acteur de cinéma en train de fumer : une telle affiche de publicité était un petit chef d’œuvre de rhétorique. Elle éclairait le nouveau par le nouveau, l’inconnu (la cigarette industrielle) par un autre inconnu (le cinéma et ses acteurs).
Au sens strict, la publicité ne faisait pas appel à l’imitation puisque personne ne connaissait ces acteurs, comme personne n’avait encore fumé de telles cigarettes. D’ailleurs l’analyse de la « fonction consommation » comme imitation (Modigliani), ou les théories sociologiques de la publicité rencontrent vite leurs limites : les imitateurs suivent le leader d’opinion, mais quel est le modèle du leader d’opinion ? Aussi la publicité a-t-elle toujours préféré –hier, avec la figure rêvée de l’acteur de cinéma, aujourd’hui, avec les blogs fictifs des agents de changement (affaire Vichy)- la création de leaders virtuels.
Finalement, dans le cas de la cigarette, ce renvoi de l’inconnu à l’inconnu était la plus parfaite représentation du théorème : qui fume est moderne.
En 1929, Bernays fût contacté par les industriels du tabac qui voulaient gagner la clientèle féminine aux cigarettes en paquets. A l’occasion de la fête nationale, il organisa un événement : une vingtaine de jeunes new-yorkaises tirèrent leur briquet en plein défilé pour allumer puis brandir une cigarette. Bernays avait baptisé l’événement : « torches of freedom ». Fumer devenait l’acte symbolique du combat pour l’émancipation des femmes.(6)
Bernard Cathelat écrit dans «Publicité et société » : « Le produit est secondaire. Ce qui revêt de l’importance…, c’est la signification symbolique du produit, les valeurs qui s’y trouvent artificiellement rattachées. »
La valeur symbolique devient le principal support du prix. La marque tire le produit en établissant une équivalence entre, d’un côté, la marchandise, et de l’autre, une identité, un style, une culture. Le produit, par la marque, signifie une culture et cette opération elle même est culturelle. Avoir envie, acheter, et même consommer deviennent des opérations symboliques.
Cette valeur symbolique de la marchandise, ce caractère culturel de l’économie ne sont ni une nouveauté, ni une spécificité de l’époque contemporaine. Dans « Paris, capitale du XIXème siècle », Walter Benjamin analyse ainsi les illustrations de Grandville :
« La mode prescrit le rituel selon lequel le fétiche marchandise veut être honoré ; Grandville étend son empire aux objets d’usage courant, aussi bien qu’au cosmos lui même. En la poussant à ses extrémités, il en découvre la nature. Elle est en conflit avec l’organique. Elle accouple le monde vivant au monde inorganique. Sur le vivant elle fait valoir les droits du cadavre. Le fétichisme, qui succombe au sex-appeal de l’inorganique, est son nerf vital. Le culte de la marchandise le met à son service. »
Mais l’élargissement démesuré de la mode, présenté par Grandville comme une utopie, devait devenir réalité. Et ce qui a réellement changé dans l’économie, c’est qu’on ne conçoit pas une activité économique quelconque, qui ne mette en son centre la valeur symbolique, ni une direction quelconque d’une activité économique qui ne mette en son centre le marketing.
mode de vie américain : avis de Madame Pichard
C’est l’Amérique qui a inventé l’économie orientée consommateur et l’a prototypée entre les deux guerres du XX ème siècle. Les pays occidentaux l’ont reprise et développée pendant les « trente glorieuses ». Aujourd’hui le degré d’adoption de ce modèle par la dictature chinoise est devenu un des points clé de la situation économique mondiale
Dans ces conditions, la « société de consommation » a fréquemment été confondue avec le mode de vie américain qui n’en est qu’un exemple, il est vrai, d’origine.
Mais, en tant que prototype de l’économie orientée consommation, le mode de vie américain possède certains traits caractéristiques d’une transition, et, en tant que forme donnée de la valorisation symbolique, il possède d’autres particularités.
Ainsi il conserve encore des éléments importants d’utilitarisme, de modernisme et de patriotisme. La publicité commence à faire appel au paraître, au sentiment de jalousie et de vanité que résume si bien le proverbe : « il ne faut pas se faire dépasser par les Jones ». Mais les envies des Jones gardent quelque chose de rationnel, de calculé, un reste de la tradition du bonhomme Richard de Benjamin Franklin.
Et, d’autre part, le mode de vie américain n’est pas constitué par une liste de marchandises (voiture, frigo, coca) ou de services (drive-in, fast food). L’adoption du mode de vie américain, c’est le partage d’une nouvelle et même sensibilité quand à la valeur symbolique de ces produits, et plus généralement de l’activité de consommation elle-même.
Jacques Tati dans plusieurs films a fait la chronique subtile de l’acclimatation de l’american way of life sur le sol français.
Dans « Mon Oncle », chaque personnage figure une sensibilité différente : Mr et Mme Arpell, adeptes de l’american way of life, lui à l’usine, elle à la maison ; Hulot, qui résiste ; la voisine, vieille France, opposée mais fascinée. J’aime particulièrement le couple Pichard. Lui, ingénieur, adjoint de Arpell, et, comme tel, préposé à réparer tout ce qui ne fonctionne pas (pour Tati, l’ « AWL » ne « fonctionne » pas en France), et elle, la française moderne, qui ne s’exprime pas autrement que par des rires flûtées. Lorsque le groupe tout entier inaugure la nouvelle villa des Arpell, Madame Vieille France s’exclame : « Oh ! mais c’est vide ! », s’attirant cette réponse de Madame Arpell : « Vous n’y connaissez rien, voyons, ici tout communique », cette fin de phrase ponctuée par l’éclat de rire sybillin de Madame Pichard.
(Dans les milieux de ce qu’on appelle la « société de l’information », on manque furieusement de Madame Pichard).
après le mini-krach publicitaire de 1993
La dimension de plus en plus symbolique – c’est à dire culturelle- de l’économie de consommation s’est retrouvée dans l’évolution de la publicité et du marketing.
On peut rendre compte des premières étapes de la publicité par un simple parallèle avec les sciences humaines.
La publicité informative est conforme à la théorie économique classique et au paradigme de l’homo economicus, rationnel et calculateur.
La publicité mécaniste (« réflexes conditionnés ») est strictement liée au behaviorisme dont, on l’a vu, le fondateur est lui même devenu un homme de marketing.
La publicité construite autour du modèle des «leaders d’opinion », et de l’imitation, est d’essence sociologique.
Enfin, la publicité reposant sur les « études de motivation » est étroitement liée à la psychanalyse notamment à travers la personnalité de Ernst Dichter, l’invraisemblable inventeur de la poupée Barbie.
Tout se passe comme si la théorie même de la publicité avait irrésistiblement suivi une sorte de pente naturelle vers le symbolique.
Pendant les années qui suivirent la seconde guerre, le marketing et la publicité renforcèrent leur position. On inventa le marketing-mix (produit, prix, distribution, promotion) puis le marketing-management. A partir de 1920, les budgets consacrés par l’économie mondiale à la publicité augmentèrent continûment.
Mais en 1993, pour la première et la seule fois, ils stagnèrent. Ce mini-krach entraîna une spéculation intense, mais de courte durée, sur l’efficacité de la publicité et les stratégies « basées marketing ». Puis le mouvement reprit de plus belle et dans la même direction jusqu’aux nouvelles formes de développement des marques et au branding dénoncés par Naomi Klein.
La théorie du marketing s’est alors reconstituée autour de différents courants.
Le principal, quasiment officiel, auquel il nous est à peu près impossible d’échapper est le « marketing relationnel » et son instrument, le « CRM » (GRC en français : gestion de la relation client). L’idée générale est de mieux connaître le consommateur individuellement, ses envies, ses pratiques d’achat, sa manière de consommer.
Le second est moins développé mais aussi célèbre ; on peut y échapper mais on ne peut éviter de le voir à l’ œuvre : c’est le marketing « tribal » ou « marketing de communauté » qui reposerait sur la reconnaissance du lien psycho-social constituant l’identité de groupes réels ou virtuels.
Enfin le marketing d’expérience ne prétend à rien moins que de reconnaître définitivement l’acte de consommation comme une expérience émotionnelle. La consommation devient affaire d’esthétique.
Guy Debord avait résumé cette tendance générale de l’économie au symbolique, à la culture, via le marketing, en détournant Freud dans « La Société du Spectacle »:
« Là où était le ça économique doit venir le je. » (7)
les regrets d’Edward Bernays
Edward Bernays, quand à lui, dénonça les méfaits de la cigarette dans les années 60 . Puis, en 1992 – il était centenaire- il lança sa dernière campagne de relations publiques pour moraliser la profession de publicitaire et il échoua.
Certains critiques – par exemple, les auteurs du « Groupe Marcuse »- dénoncent l’introspection éthique des milieux publicitaires pour la forte raison que publicité et marketing étant excessifs par nature, ils ne sauraient limiter leurs excès.
Outre que je trouve sympathiques les regrets de Bernays , il me semble plutôt que la question de l’excès est centrale, et qu’elle doit être construite. Est ce l’économie qui est excessive, ou l’économie-consommation, ou le tour qu’elle prend en devenant culturelle ?
Poser cette question de l’excès nécessite, selon moi, d’examiner maintenant la place des « industries culturelles ».
(Suite à venir)
Références :
(1) « L’Art du gaspillage », Calmann-Lévy, Paris, 1962
(2) « L’internationale publicitaire », La Découverte. Cette référence, comme la précédente, est citée par le Groupe Marcuse « De la misère en milieu publicitaire », La Découverte
(3) « Note sur la théorie de l’utilité ». « Histoire de l’analyse économique. Tome 3 », Gallimard
(4) « Cristallizing Public Opinion », Liveright, 1961, et « Engineering of Consent », University of Oklahoma, 1969
(4) Le Monde, 18/02/2004
(5) André Gorz, « L’immatériel - Connaissance, valeur et capital », Galilée, 2003
(6) « La Société du Spectacle », Gallimard
Merci Alain pour cette note riche en informations.
Vivement la suite !
Rédigé par : Christian Fauré | 19/07/2005 à 08:20