Blog et journal . sur le blog . 2.
Mercredi 25 Mai 2005
Cet article fait suite à sur le blog . 1 . Comme pour le précédent, la substance de ce texte a été présentée lors du colloque d’Aix, « Ecritures d’écran », les 18 et 19 Mai 2005.
définitions hasardeuses
Dans le texte précédent, j’ai cité quelques définitions du blog que je ne trouve pas mauvaises, notamment celle de Jill Walker.
Il y a toute une littérature consacrée à « définir » le blog.
On retrouve, comme presque toujours avec les technologies de la communication, la polarisation entre les deux tendances de Mac Luhan : medium et contenu, souvent confondues avec : technique et contenu, voire technique et usages.
Je ne pense pas d’ailleurs qu’il soit possible de réduire un objet de communication à une seule de ces tendances, ni même à leur association : il faut encore montrer le jeu des subjectivités (qui ?) et de la légitimité (pourquoi ?).
Mais la définition la plus fréquente du weblog consiste à partir soit de ses fonctionnalités, comme je l’ai fait dans la note précédente, soit de l’idée de « journal ».
C’est cette deuxième approche que j’examine ici.
Tiré du Merriam-Webster on line :
“Blog : a Web site that contains an online personal journal with reflections, comments, and often hyperlinks provided by the writer.”
Cette définition du blog comme «un site web qui contient un journal personnel en ligne» est mauvaise sur le fond et curieuse dans la forme.
Un site web est nécessairement en ligne ; à moins qu’on veuille mettre l’accent sur la différence entre journal personnel, en général, et journal personnel en ligne ; auquel cas, ce serait cette distinction qui définirait le blog et non pas son caractère général de site web.
Le seul « avantage » de cette définition du Webster est d’être d’une parfaite orthodoxie mac- luhannienne, avec son articulation medium/contenu.
L’article cité dans le texte précédent, “Blogging as social activity” montre ainsi que « les blogs ont été progressivement décrits comme des journaux intimes ou personnels en ligne ».
“They have been increasingly portrayed as online diaries or personal journals.”
A un degré ou à un autre, cette définition a été abondamment reprise par les médias, récemment dans des organes aussi différents que Business Week, SVMicro, ou la Gazette du Palais .
Cette définition est évidemment à rapprocher du débat copieux sur les relations entre la presse et les blogs, le rôle des blogs dans la formation de l’opinion publique, etc, que je ne traiterai pas maintenant.
point de méthode
Que l’on veuille définir le blog à partir du journal de presse ou du journal de bord, du journal personnel ou intime, une précaution doit être prise.
Que veut dire « journal en ligne »?
Est ce un journal X que l’on met en ligne ? Dans ce cas, Libération, mis en ligne, devient « Libération en ligne », et un journal intime que son auteur décide de mettre sur le web devient « le journal intime de X en ligne ».
Ou bien est ce un objet qui dans le monde du réseau, du web, est l’équivalent du journal dans le monde de l’écriture manuelle ou de l’imprimé ?
Dans ce deuxième raisonnement, par homothétie, je ne veux pas dire que le journal en ligne est vraiment un journal, mais simplement qu’il a une capacité à s’associer au web, semblable à celle du quotidien de presse à se combiner avec l’imprimerie. Au fond il y a matière à comparaison, mais sûrement pas identification.
Dans ce deuxième cas, Slashdot, dans le monde du web, pourra être comparé au Libération du début dans le monde imprimé. Mais Slashdot et Libération en ligne ne sont pas le même objet technique.
On sait que ce point crucial de conception –qui rejoint mais ne se confond pas avec la question des métaphores- a soulevé les interventions critiques de Tim Berners Lee à propos du courrier électronique.
Encore que dans le cas du e-mail, le point de comparaison : le courrier traditionnel, pouvait sembler (probablement à tort) ne pas soulever de grosses difficultés de compréhension.
En revanche, la notion de « journal » est beaucoup plus floüe, puis qu’aussi bien en anglais qu’en français, elle hésite, dans le cas du blog, entre le mass et le self media, entre le journal de presse et le journal « personnel ».
Mais qu’est-ce qu’un journal personnel ?
journal
Quelle est la référence ?
A juste titre, le colloque d’Aix, « Ecrits d’écran » nous invitait à réfléchir sur les blogs comme « récits de soi, écritures collectives, journalisme ».
Cette formule « récits de soi » interrogeait la forme journal avant son développement comme média, dans la perspective posée par Michel Foucault des techniques de soi, et, en particulier, d’une écriture de soi.
Rappelons ces hypomnemata, écrits aide-mémoire, dont Foucault dit qu’ « au sens technique, ils pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aide-mémoire… ».
Dans cette perspective, avant le journal de presse, prière du matin de l’homme moderne, selon Hegel, nous devrions donc nous intéresser à la fois au journal d’opérations, et au journal de publication de soi, (« publicatio sui »), qu’il soit subjectif ou objectif.
Le journal d’opérations enregistre une journée d’activité d’une personne, d’un groupe, d’une entité. Le journal pour la comptabilité double, inventée par Luca Pacioli, ou le journal de navigation, le cabin-log, sont des exemples de ce journal d’opérations.
La première chose qui caractérise ce journal, et lui donne son nom, c’est l’importance donnée à la mesure par le temps.
On passe de la durée « naturelle », le temps mis pour aller de tel à tel point, ou à effectuer telle ou telle tâche, qui à l’occasion pourra elle même servir de référence analogique, et dont m’écriture sera marquée par les rites, la dimension qualitative des activités, et l’événement, à une durée « artificielle », équipée (montres et horloges), standardisée, discrète, et tournée vers le quantitatif et la programmation des tâches.
Même quand il ne se passe rien, quelque chose passe : le temps.
La deuxième caractéristique du journal d’opérations, c’est son caractère préparatoire ou « premier ». Il permet d’enregistrer la matière diverse disposée à être exploitée plus systématiquement plus tard.
C’est ainsi que le journal prépare le livre de comptabilité. En apparence, il est moins normalisé et autorise les annotations. On retrouverait ce processus dans les conseils d’écriture ethnographique de Marcel Mauss.
Aussi bien, le journal d’opérations ne se cantonne t-il pas à un journal d’actions, ou de choses ; il est souvent aussi un écrit d’observation (journal « objectif »), ou de réflexion (journal « subjectif »). Le journal de navigation est ainsi devenu un objet favori de la littérature.
le mémoire des jours
Le vocabulaire est assez éclairant.
En italien, on appellera ricordi, choses enregistrées (rapportées au cœur), les premiers éléments de pièces comptables, mais aussi bien les écrits de Guichardin, fragments dans le style de Machiavel ou Gracian, qu’il ne chercha jamais à publier malgré leur grande qualité littéraire. Les florilèges, ou recueils de citations, peuvent par exemple, s’apparenter à un journal, pour autant que la contrainte de datation soit respectée.
Sur la polarisation entre « journal subjectif » et « objectif », on pourrait citer la définition du mot « Mémoires » dans le Littré : « ouvrage faisant le récit des événements dont on a été témoin », soit comme « relation de faits particuliers pour servir à l’histoire », soit comme « récit où sont racontés les événements de la vie d’un particulier ».
Voilà le grand art de la définition ; en somme, un journal n’est rien d’autre que le mémoire des jours.
Quand à la prière du matin, il faut revenir à la méthode homothétique. Il est peu probable que Hegel ait considéré la lecture du journal quotidien comme une prière. Il n’est pas non plus vraisemblable qu’il ait voulu dire que le journal remplacerait la prière. Je pense plutôt qu’il voulait indiquer que la lecture du journal était à l’espace public moderne de type kantien, ce que la prière (oratio et meditatio) était au monde culturel organisé d’abord par la religion.
Ce qui ne nous éloigne pas des « techniques de soi », mais au contraire, nous en rapproche.
retour sur le weblog
Survol un peu rapide, mais détour un peu long, pour en revenir aux blogs, avec cette hypothèse : nous retrouvons ces éléments de l’écriture du journal comme technique de soi dans les premiers weblogs, les weblogs des pionniers, la forme originale dont s’est détaché le blog.
Quelques repères chronologiques, sur cette préhistoire du blog:
On considère couramment – et c’est bien vu- que le premier weblog est le premier site web, le site créé par Tim Berners Lee lui même, au CERN. A partir de ce site, TBL pointait sur chaque nouveau site, au fur et à mesure des créations.
En Juin 93, la NCSA et Netscape créèrent leur liste de liens, les What’s New.
Cette époque de lancement est celle des weblogs universels.
En Janvier 94, Justin Hall créa ce qui allait devenir Links from the Underground.
En 97, Dave Winer créa Scripting News et Slashdot fit son apparition.
Novembre 98 : première liste de blogs sur Camworld, de Cameron Barrett.
A la manière des journaux d’atelier, ou de navigation, ces premiers weblogs consignaient l’enregistrement d’opérations.
Ces opérations sont des opérations de veille, de filtre et d’aiguillage.
Fondamentalement elles visent et permettent de renforcer la connectivité du réseau. Il est courant de lire que dès qu’on est « sur internet » on est en réseau. Peut être, mais, fondamentalement, on est en réseau parce qu’on fabrique du réseau.
Le log enrichissait le web, le web était la condition et la matière du log.
J’ai proposé ailleurs de considérer cette activité de journal, ce travail de réseau comme des opérations de lecture numérique. Plus précisément, c’est la contribution des premiers weblogueurs, et plus tard des premiers blogueurs, qui m’a poussé à réfléchir sur le rôle des lecteurs numériques.
Rapidement, les premières listes de liens ont été enrichies par des commentaires, des annotations, des gloses. En anglais, le « log » devenait un « personal journal », et parfois un « diary ». En français, le journal d’opérations devenait journal objectif, subjectif, parfois intime.
La chronique, analyse datée, à partir d’un florilège de liens centrés sur un même sujet devenait un genre à part entière de l’écriture web. Puis les choses se développèrent de manière symétrique : ceux qui ouvraient des sites à partir de 1998 trouvaient facilement des sites à commenter, surtout quand ils voulaient traiter de l’internet…Les listes de liens florissaient, mais l’activité de mise à jour semblait trop complexe pour ces nouveaux lecteurs-auteurs du web: il fallait passer au blog.
la question du format
Ainsi le blog serait ce qui se détache du weblog en tentant de généraliser les éléments de techniques de soi caractéristiques de ce dernier.
En recourant à cette notion de « techniques de soi » je ne vise pas à évaluer sa pratique et sa signification; je la constate, ce qui permet de re-qualifier la référence au journal pour définir le blog.
Autrement dit, plutôt que de penser le blog comme le passage de telle ou telle forme du monde de l’écrit manuel ou de l’imprimé vers le numérique, je propose de voir les choses ainsi :
Le blog serait pour tout sujet ce que les premiers weblogs étaient pour les seuls sujets du web.
Comprendre le blog nécessite de se placer à l’intérieur de la jeune histoire de l’écrit numérique, largement endogène, plutôt que de raisonner par importation ou intégration successive des formes ou genres caractéristiques des autres types techniques d’écrits.
C’est ainsi que peut se comprendre la notion de journal, passablement obscurcie par le débat sur « blogs et journalisme de presse ».
La banalisation du blog constitue une étape décisive dans le programme du « self media » numérique, après le P.C, la PAO, l’hypertexte, et le web.
Elle s’accompagne d’une normalisation de l’expression, d’un format dans lequel la datation et la présentation chronologique inversée jouent un rôle clé.
Une question reste ouverte : dans quelle mesure un tel format est il durablement adapté à cette extension de l’ expression individuelle ?
Je discuterai cette question, à partir de ma propre expérience, dans la prochaine version de log sur le blog.
Mais jusqu’ici, je n’ai que peu abordé la notion de « journal intime » et le ferai dans la dernière partie, consacrée aux Skyblogs.
(Suite et fin à venir)
suis d`accord avec vite fait,les skyblogs ne sont pas un bon exemple pour illustrer le sujet.
Rédigé par : emule | 03/12/2009 à 00:59
Jqsmdlk...moi je trouve très cohérent ce que tu écris...euh...mais pas ton pseudo par contre :-)
J'ajouterai qu'un des revers de la médaille et qui me paraît de plus en plus évident...c'est qu'avoir pas mal de lecteurs, de commentaires... fait qu'on passe beaucoup de temps à y répondre, à rendre des visites de politesse sur des blogs qui, parfois, ne nous intéressent pas vraiment...
Mais sans doute suis-je un peu pute ou trop poli :-)))
Rédigé par : sioran | 31/05/2005 à 13:03
Merci,
Ce que j'ai compris des blogs rejoint tout à fait votre point de vue.
La "blogosphère", l'idée de groupe, de communauté, etc est fondamentale, pas seulement sociologiquement, mais aussi technologiquement, et, pour ainsi dire, d'un point de vue littéraire.
Votre interprétation des liens, comme la remarque sur les blogueurs qui se lisent entre eux est parfaite.
Je compte aborder cet aspect dans la troisième partie.
Et là vous avez aussi raison, je crois: Skyblogs est plutôt un anti-exemple. Mais mon principe sur les pratiques de l'internet, pour ne pas tomber dans le sensationnalisme, ou au contraire la pure fiction techno, c'est d'étudier à la fois l'exemple et l'anti-exemple.
Cordialement,
ag
Rédigé par : alain giffard | 30/05/2005 à 12:13
Vite fait :
Dans les premiers blogs, il y a aussi celui de William Gibson.
Les Skyblogs ne sont pas forcément un bon exemple pour illustrer le sujet. La "communauté" des blogueurs, si communauté il y a (et ça reste à prouver : trop de rivalité) méprise profondément les Skyblogs. Sans vouloir légitimer la chose, on imagine facilement pourquoi.
Le fait est qu'il existe tout un tas de communautés, de sphères au sein desquelles évoluent une multitude d'individus aux motivations différentes. Par exemple il y a les blogs de U-blog, de Over Blog (sur la page d'accueil on peut trouver leur définition des blogs), ou encore de 20six. Ils peuvent se recouper grâce à des liens, mais souvent les blogueurs de U-blog linkent essentiellement d'autres blogueurs de U-Blog (par exemple).
20six est intéressant dans la mesure où les membres peuvent distribuer des "bonbons" aux autres membres dont ils ont apprécié les textes. Pour distribuer des bonbons, il faut que quelqu'un vous en ai donné. Cela permet de fonctionner en cercle fermé.
Sur un blog en général on trouve des liens vers d'autres blogs. Souvent une bonne dizaine. Cela ne veut pas nécessairement dire que le blogueur lit quotidiennement tous les sites qu'il a linké (faute de temps), mais plutôt qu'il fait partie d'une sorte de cercle dans lequel les gens se connaissent de près ou de loin, et en général seulement de manière virtuelle. Ces liens sont essentiels à la (sur)vie des blogs et je crois souvent intéressés : comment être lu si personne ne parle de vous ? C'était la règle de base il n'y a de ça pas si longtemps encore, quand les blogs n'étaient pas le phénomène de mode qu'ils sont à présent, les lecteurs de blogs sont en effet bien souvent eux-mêmes d'autres blogueurs.
Dans les sphères il y a des webstars, jouissant d'une certaine influence. Un lien sur leur site et l'on voit sa fréquentation augmenter de manière non négligeable. Le but du jeu est de se faire linker par eux de quelque manière que ce soit, indirecte ou pas (exemple : utiliser les commentaires et laisser son adresse. "Trop bien ton blog, au fait moi aussi j'en ai un" ; avec un peu de chance quelqu'un cliquera sur le lien et atterrira sur le votre). Parfois il est plus important d'être présent dans les commentaires des autres que sur son propre blog.
Bien entendu, ces considérations valent essentiellement pour les blogs autres que ceux tenus par des "journalistes" ou autres décortiqueurs de dépèches AFP. Je suis pas sûr d'être cohérent. Je suis fatigué et je vais me coucher. On verra le reste plus tard.
Rédigé par : Jqsmdlk | 28/05/2005 à 04:50