HUGUES DE SAINT VICTOR (1090/1100-1141)
Cette note accompagne le texte en trois parties: "lecture et mémoire: à partir de Hugues de Saint Victor".
Hugues de Saint Victor est fréquemment présenté comme une des figures caractéristiques de la « Renaissance du XIIème siècle », en tout cas de cette renaissance « indigène » (Alain de Libera), avant l’averroïsme et le retour de la philosophie, marquée par l'essor des arts du langage (grammaire, dialectique) et de la logique, et, sur le plan institutionnel, le développement des écoles dans les villes.
L’œuvre de Hugues de Saint Victor couvre quatre grands domaines : les livres de méthode ou de pédagogie ; l’exégèse ; la théologie ; la spiritualité ou mystique.
LE MAITRE DE SAINT VICTOR
Hugues est le représentant le plus illustre de l’Abbaye de Saint Victor, fondée à Paris par Guillaume de Champeaux, maître puis rival d’Abélard.
Dans la lignée de la réforme grégorienne, l’Abbaye de Saint Victor créait son école claustrale au moment où se multipliaient, à Paris, les centres scolaires: l'école-cathédrale, innovation du XIIème siècle, l’école d’Abélard, et celle du Petit-Pont.
Hugues y devint rapidement fameux pour ses cours et ses livres. On compte parmi ses élèves Richard de Saint Victor, évoqué par Dante dans la Divine Comédie.
Son œuvre (33 titres) est bien connue, en particulier grâce à un « indiculum », attribué à Gilduin, bibliothécaire de Saint Victor, et deuxième abbé, qui avait fait recopier tous ses textes.
Hugues a produit de nombreuses exégèses de la Bible, des textes liturgiques et des Pères. Sa théorie générale de l’exégèse est contenue dans le DE SCRIPTORIS ET SCRIPTORIBUS SACRIS.
Son grand texte dogmatique est le DE SACRAMENTIS CHRISTIANAE FIDEI, à la fois synthèse théologique et « récapitulation de l’œuvre hugonien » (Dominique Poiriel).
Parmi les textes de spiritualité : le DE VANITATE MUNDI, et le DE ARCHA NOE.
Une partie de la correspondance de Hugues a été conservée, notamment avec Bernard de Clairvaux.
LE DIDASCALICON - ART DE LIRE
Le Didascalicon est le livre le plus connu de Hugues de Saint Victor, et son principal ouvrage pédagogique. Il est parfois présenté comme le guide de la Renaissance du XII ème siècle.
Le titre original est « Didascalicon de studio legendi ».
« Didascalicon » est un mot grec qui provient du verbe signifiant enseigner.
On utilise encore en français, le mot « didascalie » (Littré : « chez les Grecs, instruction donnée par le poëte aux acteurs ; et aussi travail critique sur le nombre et l’époque des pièces jouées »). Certains auteurs contemporains utilisent le mot « didascales » pour désigner les maîtres de lecture de l’Antiquité.
Le titre est un peu redondant. Il signifie, dans une traduction peu élégante : « Instruction sur la formation à la lecture ». Michel Lemoine, son traducteur français, donne le titre suivant : « Didascalicon. L’Art de lire ».
Dans la préface, Hugues présente ainsi son ouvrage :
« La lecture occupe la première place dans les études. Le présent livre en traite, en donnant des règles pour lire…La première partie comporte l’instruction du lecteur ès arts, la seconde, celle du lecteur en science religieuse…Voici la méthode suivie dans cette instruction : d’abord montrer ce qu’on doit lire, puis dans quel ordre et comment on doit lire ».
Chaque partie comporte trois livres.
Le livre 1 définit la nature et l’origine des différents arts et donne le principe de leur classement.
Le livre 2 détaille ce classement et donne le contenu de chaque art. C’est la partie la plus encyclopédique du Didascalicon.
Le livre 3 énumère les auteurs des arts, les différents types d’écrits, l’ordre de la lecture (lettre, sens, pensée ou signification), la manière de lire (par la division), la relation entre lecture et méditation, le rôle de la mémoire, les qualités et règles de vie du lecteur. C’est la partie méthodologique, l’art au sens strict.
Le livre 4 présente le corpus des écritures sacrées.
Le livre 5 rappelle le principe du la triple mode de compréhension de l’Ecriture sainte (historique, allégorique, tropologique), et donne le statut de la lecture des textes sacrés.
Le livre 6 détaille les trois modes de compréhension, et présente l’ordre et la technique de lecture des textes sacrés.
Le Didascalicon est à la fois un manifeste pour une vie d’étude reposant sur la lecture qu’elle soit profane ou sacrée, une proposition d’organisation du savoir, et une méthode de lecture.
Les commentateurs insistent souvent sur la place accordée aux arts mécaniques. Ici, Hugues, s’inspirant de Boèce, réintroduit le savoir livresque technique au sein de la philosophie.
Ce choix et un intérêt général pour le classement permettent parfois de définir le Didascalicon comme un moment important de l’encyclopédisme médiéval.
Mais c’est surtout comme art de lire, comme méthode adaptée à un corpus et un projet intellectuel que le Didascalicon reste important.
UNE ANALYSE DU DIDASCALICON PAR IVAN ILLITCH
Une interprétation du Didascalicon a été proposé récemment par Ivan Illich : « Du lisible au visible. Sur l’Art de lire de Hugues de Saint Victor ».
Ce livre se présente comme une recherche sur l’histoire de « l’épistémologie alphabétique », sur « l’interaction symbolique entre « technologie et culture », ou, plus précisément, entre la tradition et la finalité, les matériaux, les outils et les normes de leur utilisation ».
Sur le plan le plus général, le Didascalicon ouvre l’ère de la « lecture livresque » : « la page se transforma soudain de partition pour pieux marmotteurs en un texte optiquement organisé pour des penseurs logiques ». Un nouveau genre de lecture classique devient la référence de l’activité intellectuelle. Ce type de lecture est un phénomène daté, un mode particulier d’interaction avec la chose écrite ce que démontre la situation actuelle, où la lecture comme métaphore est ruinée, et où coexistent divers styles de lecture. Il s’agit d’expliciter ce modèle de lecture livresque.
Historiquement, le XII ème siècle est un siècle de transition pour la lecture. Hugues formule un devoir universel d’étudier en s’appuyant sur la lecture, devoir qui s’impose non seulement aux moines, et aux élèves de l’Abbaye, mais à l’ensemble des citadins. Plus précisément, il tourne la page de la lecture monastique (les pieux marmotteurs), et prépare la lecture scolastique, qui s’appuie sur la visibilité de la page.
Sur le plan technologique, la méthode de Hugues consiste à réactiver le vieil art de mémoire de la rhétorique et à l’enseigner, comme technique de lecture à des élèves formés à la lecture orale. Elle s’appuie d’autre part sur la manière de lire silencieuse, rendue possible par la technique de placement des espaces entre les mots.
Après Hugo, la génération de Pierre Lombard inventera la lecture scolastique, en développant avec les outils de la mise en page (index, chapitres, numérotation des chapitres et versets, table des matières, résumés) une nouvelle visibilité du texte.
Avant Hugues, le livre est « l’enregistrement de la parole ou de la dictée de l’auteur ». Après lui, il devient un « répertoire de la pensée de l’auteur ».
AUTRES ECRITS PEDAGOGIQUES
Dans le DE GRAMMATICA, Hugues apporte une contribution consistante à l’évolution de la ponctuation.
Il donne l’inventaire des différents signes utilisés depuis Alexandrie : signes de ponctuation et signes diacritiques (accents). Dans la lignée d’Isidore de Séville, il intègre les « notae », signes d’annotation critique dont certains deviendront des signes de ponctuation courante.
Cette préoccupation technique situe bien Hugues de Saint Victor dans le mouvement de développement de la lecture silencieuse, comme Pierre Saenger le souligne (« C’étaient là précisément les procédures largement visuelles que les nouvelles techniques de restructuration du texte écrit facilitaient »).
Le DE TRIBUS MAXIMIS CIRCUMSTANTIIS GESTORUM est le prologue du CHRONICON. C’est un texte consacré à la pratique de la lecture comme exercice de la mémoire. Il a été analysé par Mary Carruthers dans « Le livre de mémoire».
Le système des lieux habituel des arts de mémoire est ici strictement numérique, et les images sont de courts morceaux de texte. Ces images du texte écrit s’impriment dans la mémoire comme elles apparaissent dans le livre d’où elles viennent, avec leur emplacement dans la page, la taille et la couleur des caractères.
Le découpage du texte en brèves unités logiques et physiques, et son organisation selon un classement numérique sont conformes à la didascalie de l’auteur. « La façon de lire consiste à diviser ».
BIBLIOGRAPHIE
Une liste des œuvres de Hugues est donnée par Dominique POIRIEL dans « Hugues de Saint Victor », 168 pages, Cerf, 1998.
Une liste des textes, de leur édition, avec leur place dans la Patrologia latina de Migne et de nombreuses autres informations, est présentée sur le site du Hugo von Sankt Viktor Institut
L’Institut a entrepris l’édition scientifique des œuvres complètes de Hugues.
En relation avec ce projet, une édition bilingue (latin et français), dirigée par Patrice Sicard, est en cours dans la collection « Sous la règle de Saint Augustin », Brépols.
Le Tome 1 (Feiss, Sicard, Poiriel, Rochais) comporte De Institutione Novitiorum, De virtute Orandi, De laude caritatis, De arrha animae.
Le Tome 2 : Epistome Dindi in philosophiam, Practica geometricae, De grammatica.
Hugues de Saint Victor, « L’Art de lire. Didascalicon », traduction et préface de Michel Lemoine, 248 p, Cerf, 1991.
Roger Baron avait édité et traduit « six opuscules spirituels », dont De meditatione, au Cerf, 1969.
Le « De tribus maximis circumstantiis gestorum » a été édité par W.M Green, dans Speculum 18 (1943). Une traduction est proposée en annexe du livre de Mary Carruthers.
« Hugues de Saint Victor et son école », de Patrice Sicard est une anthologie de textes traduits et commentés. C’est une excellente introduction à l’œuvre de Hugo. (Brepols, 1991)
Ivan Illitch, « Du lisible au visible. Sur l’art de lire de Saint Victor » (Cerf)
Mary Carruthers « Le livre de mémoire » (Macula). Voir aussi : « Machina mirabilia » (Gallimard).
G.A.Zinn, « Hugh of Saint Victor and the art of the memory », in Viator 5, 1974.
Pierre Saenger, « Lire aux derniers siècles du Moyen Age », in Cavallo et Chartier, « Histoire de la lecture dans le monde occidental », p 155-156.
Nina Catach, la ponctuation, PUF, 1996.
Pour une situation générale :
Alain de Libera, La philosophie médiévale, p 317-319, PUF.
Jean Jolivet, « La philosophie médiévale en Occident », Gallimard Folio.
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Bravo pour ces quelques lignes qui synthètisent bien l'esprit du victorin.
Avez-vous connaissance d'une édition bilingue (Lat./ FR ou Lat. / Anglais)du De sacramentis christianae fidei ?
Autre question, connaissez-vous des études concernant l'illustration des manuscrits des oeuvres d'Hugues de St V. au XIIe s. ?
Bien cordialement
Nicolas Lucas
Rédigé par : lucas nicolas | 12/06/2005 à 10:53