28/03/05
Ce texte doit beaucoup à mon expérience à la Mission interministérielle pour l’accès public à l’internet (MAPI), et aux discussions que j’ai eues avec les animateurs des espaces publics numériques.
J’en ai présenté une première version, lors de l’université d’été de la FING à Aix, en mai 2004. A cette occasion, la FING avait mis en ligne le memo de cette intervention qui n’est pas fameux.
Depuis, j’ai à nouveau discuté de ce sujet, notamment avec Michel Briand et Jean-Luc Raymond, lors d’un exposé de ce dernier à l’Université de Marne-la-vallée (DESS de Bernard Corbineau).
J’ai repris et modifié mes notes à l’occasion des deuxièmes Rencontres wallonnes sur l’internet citoyen et solidaire (mars 2005). Ce texte est encore une version provisoire.
autour du mot « appropriation »
Le mot « appropriation » a une fonction assez précise chez ceux qui l’emploient.
Ils veulent dire d’abord que le public, les citoyens, les « gens » doivent avoir un rôle actif à l’égard des technologies de l’information, qu’ils ne doivent pas être considérés comme une « cible » de leur diffusion, qu’enfin la démocratisation du numérique – pour autant qu’on souhaite agir en faveur d’une telle démocratisation- doit partir des gens pour aller vers le numérique, plutôt que l’inverse. Cette conception du sens du mouvement de démocratisation numérique est toute dans le « a » (ad) de appropriation.
Le reste du mot est aussi intéressant.
Que vient faire, ici, la « propriété » ? Je crois qu’il faut l’entendre au sens fort : chacun peut être propriétaire du numérique. Il n’est pas nécessaire de remplir quelque condition préalable, (ce que la théorie du XIXème siècle appelait l’ « âme propriétaire ») pour disposer du numérique. A l’inverse, aucun monopole n’est acceptable.
L’appropriation, c’est aussi la définition d’un « propre », une manière particulière de la personne ou du groupe de pratiquer les technologies, bref, une singularité numérique.
Ainsi, ceux qui utilisent ce mot d’appropriation ont une certaine manière de voir l’internet ; et à ce titre, ils relèvent d’un certain courant ; c’est mon cas.
Il me semble qu’une notion plus précise d’appropriation peut être construite sous la forme d’un triangle : accès, savoir, pratique.
l’accès
La question de l’accès peut se poser, en première analyse, dans les termes habituels de l’économie de marché : la rencontre entre une certaine demande solvable des consommateurs et l’offre, à un certain prix, des produits et services supportant ou utilisant massivement les technologies de l’information.
De fait, l’inégalité numérique est associé assez étroitement à la répartition des revenus. Par exemple, dans la plupart des pays développés, autour d’un tiers de la population n’a pas d’ordinateur à la maison.
L’inégalité numérique financière a été sous estimée, largement et longtemps, pendant toute la phase de décollage du numérique. Elle redevient critique dans les situations dites de « fossé numérique ».
Cette inégalité est d’abord une inégalité de base, celle qui tient au premier prix d’entrée (cherté des PC), ou à la disponibilité matérielle (haut débit). C’est aussi une inégalité économique plus large dans laquelle l’information tient une place importante.
J’ai, par ailleurs, des réserves sur l’idée d’ « économie de l’accès » de Jeremy Rifkin, mais ici elle s’applique bien. Ce qu’obtient le consommateur n’est pas simplement un produit (ordinateur ou logiciel) ou un service ; c’est l’accès général et compliqué à un ensemble de biens publics ou privés, dont l’économie est obscure et indécise ; c’est aussi une « plateforme d’expérience individuelle et sociale », dont il lui est difficile d’anticiper la valeur.
Le risque d’exclusion par l’information – venant renforcer l’inégalité financière directe- est donc bien réel.
Rien ne laisse prévoir des changements importants dans cette composante de l’appropriation. Les politiques publiques, selon leurs différentes finalités, devront continuer à accompagner l’accès par un moyen ou un autre.
Le thème de l’accès doit évidemment être aussi rapproché de celui de la propriété.
De ce point de vue, les conflits sur le régime de propriété (intellectuelle, ou industrielle) et le type de propriété (biens privés, biens publics, ou communs) nous rappellent ce qui se joue aussi derrière la formule de l’accès.
formation
La meilleure présentation du « fossé numérique » que je connaisse est une excellente émission du magazine TV « Strip-tease » (vers 2002).
Elle montrait un artisan laveur de carreaux qui venait d’acheter un PC pour se faire de la publicité sur le web. L’étonnement devant la complication du matériel, la difficulté à comprendre la documentation, et finalement l’incompréhension générale devant l’objet technique formaient la meilleure des démonstrations contre la soit-disant « banalisation technique », promise par les industriels de l’information depuis l’innovation du PC, et sans cesse reportée au lendemain.
Dans la plupart des pays où les technologies de l’information se sont développées rapidement, l’importance de l’initiation a été rapidement reconnue, que ce soit à l’école, au travail, dans la formation professionnelle, ou « tout au long de la vie ».
Une différence visible existe entre les pays de forte culture informatique qui ont identifié un marché de la formation et surtout élaboré les méthodes nécessaires (la « computer literacy ») et les autres, comme la France, qui s’en sont tenus longtemps à la thèse de la banalisation progressive de la technique, à la formation directe par la consommation, et plus généralement à une approche empirico - utilitariste.
Sur ce sujet, voir le texte sur « le rapport Thélot et l’enseignement des technologies de l’information ».
Je considère les faiblesses structurelles dans la constitution et la transmission d’un savoir technologique comme le facteur clé de l’exclusion, l’obstacle principal à l’appropriation.
usage et technique
Dans un souci compréhensible de se démarquer de l’emphase technique – ce que les américains appellent le « hype »- il est fréquent d’entendre des commentateurs préconiser une approche « usages » a priori pleine de bon sens.
Je crois pourtant qu’il est profondément erroné d’opposer « technique » et « usage » et qu’une telle opposition n’est pas à même de favoriser le « développement des usages ».
En premier lieu, de manière très générale, il n’est possible de considérer la technique comme un système de fonctionnalités disposées à différents usages, que dans des moments bien précis, isolables, de la conception, de la réalisation ou de l’utilisation.
Lorsqu’il s’agit d’appropriation, ou plus simplement de diffusion dans une société donnée, l’outil, la machine, la technique, la technologie ne sont pas « neutres ». Elles sont partie intégrante et constituante de la culture, au sens anthropologique, de cette société.
Voici par exemple comment Lévy-Strauss, dans « Anthropologie structurale », définit l’anthropologie culturelle : elle se consacre à l’étude « des techniques, et éventuellement aussi des institutions considérées comme des techniques au service de la vie sociale ».
Dans le « Dictionnaire de l’anthropologie » des PUF, l’auteur de l’article « technique », Pierre Lemonnier écrit :
« Malgré sa dimension matérielle, toute technique n’est jamais que de la pensée objectivée. Son adoption ou son rejet dépend donc de ces représentations particulières que sont les « connaissances » techniques ».
C’est ainsi que les NTIC peuvent être considérées comme culturelles à plus d’un titre : comme technologies, en général ; en fonction de leur contenu spécifiquement culturel ; parce qu’elles sont produites par les industries culturelles. De ce point de vue, elles emportent une certaine « logique des usages ».
les marchandises numériques sont elles « user-oriented » ?
Il faut cependant essayer de rendre compte de la spécificité des techniques numériques en tant que techniques culturelles. On pourrait d’ailleurs dire des produits et services caractéristiques de l’industrie de l’information qu’ils ne sont pas des « marchandises comme les autres ».
En particulier – ce n’est qu’un des points, mais c’est celui qui nous intéresse ici- ces marchandises sont profondément ambiguës dans leur statut de produits de consommation. A un niveau superficiel, la publicité semble toujours hésiter entre la présentation d’un « outil » ou celle d’un service bien défini.
Dans un cas, certaines marchandises numériques semblent vouloir se calquer sur le marketing des produits grand public en général. Ils ferment alors les fonctionnalités sur un type d’utilisation sensé correspondre à la plus grande attente, et s’efforcent de créer artificiellement une envie pour cet usage.
Dans l’autre cas, le produit semble n’être qu’une pièce de l’avancée générale de l’ « informatisation », ou de la « cybernétique ». Il suppose un investisseur individuel, très bien informé, prêt à payer pour « participer » au monde numérique.
On retrouve ici la tension entre les deux pôles de développement économique des industries de l’information : le pôle « investissement », premier dans le temps et dans le principe, car l’informatique n’est pas d’abord « consumer oriented » (origine militaire, budgets publics, informatisation des grandes entreprises et autres « grands comptes »), et le pôle « consommation », celui qu’on voit à la télévision (ordinateur et internet familial, mobile, jeux vidéo). Tension qui s’exprime aussi dans l’histoire industrielle du secteur : par exemple, la rivalité IBM/Apple à la fin des années 80, puis le ratage internet de Microsoft, avant le crash de la nouvelle économie en 2000.
On comprend alors les difficultés d’une logique d’usage.
S’agit-il, derrière le discours du marketing, de faire ressortir un bloc de fonctionnalités réalistes et de discuter quelles activités peuvent s’associer à telle technique ? Ou bien, faut il aller vers une « maîtrise des NTIC », ce que suggère la notion d’appropriation, en prenant une position générale par rapport à ce que signifient le numérique, le réseau, l’informatisation ?
Dans l’un et l’autre cas, toujours mêlés dans la réalité, la seule volonté de faire droit à l’usage et de tenir à distance la technique ne peut suffire ; elle tourne d’ailleurs facilement à la pétition de principe.
La notion de pratique pourrait ici s’avérer plus féconde, et pas seulement parce que la pratique consisterait en l’usage observé, certifié par les sociologues, ergonomes, etc, différent de l’usage déclaré du marketing, bref, en quelque sorte, l’ « usage réel ».
C’est une telle notion que j’ai essayé de mettre en œuvre dans mon texte sur la « lecture numérique ».
La notion de pratique associe l’activité (le quoi ? ce qu’on vise habituellement par « usage »), la technique (le comment ?, méthode, opérabilité, technologie comme technologie culturelle), et le sujet (le qui ?, singulier et collectif). Elle suppose une distance critique, non circonscrite à la seule technique, et même un point de vue stratégique. Elle s’appuie et trouve sa consistance dans une attitude d’expérimentation : dans la société de l’information, celui qui n’est pas sujet de l’expérience en est l’objet.
Au fond, la logique d’appropriation n’est rien d’autre que ce processus itératif qui permet d’enchaîner accès, formation et pratique.
Cher Safa,
vos références sont malheureusement introuvables. pouvez vous les compléter? mrci par avance.
de mon coté, je vous conseille:
- Usages des TIC: évolutions et problématiques, Pierre Chambat; analyse sociologique plus poussée des logiques d'appropriation;
- les publi de Francois Xavier de Vajauny
Rédigé par : Laurence | 08/01/2008 à 15:59
Le sujet que vous traitez ici est interessant "logique de l'appropriation", néanmoins il ya un problème sur les lien :
{Voici les sites qui parlent de logique de l'appropriation:
» love of my life de Fiali Olancler
logique de l'appr... [Lire la suite]}
On s'attent à en savoir plus...dommage!
Sinon bon travail!
Cordialement,
SAFA
Rédigé par : SAFA | 01/08/2005 à 09:59