lecture et mémoire : à partir de Hugues de Saint Victor

18 Avril 2005
Ce texte reprend une conférence donnée à Marseille dans le cadre de Memoria.
J’en ai modifié le titre initial et conservé la présentation orale.
Lors de cette conférence, à la Friche de la Belle de mai, Pierre Oudart lût l’extrait d’Hugues de Saint Victor, présenté au début, et anima le débat. Je le remercie de s’être penché, avec moi, sur les « indications d’un auteur occulté ».
Après cet extrait, je donnai quelques éléments sommaires sur l’époque et l’auteur. Sur le blog, elles sont plus détaillées et regroupées dans la Note sur Hugues de Saint Victor, qui pourra donc servir de rappel introductif, et, plus tard, de guide de lecture à ceux qui souhaiteraient aller plus loin.
(Première partie)
exils
« Enfin une terre étrangère est proposée, car elle aussi exerce l’homme. Le monde entier est un exil pour ceux qui philosophent.
Parce que, comme dit le poète :
« Je ne sais par quelle douceur le sol natal attire chacun,
Et ne leur permet pas de l’oublier »,
C’est un grand principe de vertu pour un esprit exercé d’apprendre peu à peu d’abord à changer ces choses visibles et transitoires afin de pouvoir ensuite les abandonner.
Il est encore bien délicat celui à qui la patrie est douce ; il est déjà fort celui pour qui toute terre est une patrie ; mais il est parfait celui à qui le monde tout entier est un exil. Le premier a attaché son amour au monde ; le second l’a disséminé ; le troisième l’a éteint.
Pour moi, j’ai quitté ma patrie dès l’enfance, et je sais avec quelle tristesse parfois l’âme abandonne l’étroit domaine d’une pauvre chaumière ; avec quelle liberté elle méprise ensuite les demeures de marbre et les toits lambrissés. »
Le texte que Pierre Oudart vient de lire est issu du Didascalicon, l’art de lire d’Hugues de Saint Victor.
La semaine dernière, Christian Jacob a abordé les relations entre la mémoire et la lecture à partir de l’exemple de la Bibliothèque d’Alexandrie. Cette fois, nous nous appuierons sur ce livre d’un grand maître de lecture du XIIème siècle.
Le Didascalicon examine trois choses : ce qu’il faut lire ; dans quel ordre ; et comment.
Je m’inspirerai de ce plan, en examinant successivement : la question de la REFERENCE (Quoi ?) ; la question de l’ORDRE des textes, interne et externe ; enfin la question de la MEMOIRE et de sa relation à la lecture, qui est un peu celle de la méthode.
Pour finir, nous reviendrons à l’extrait, en essayant de le comprendre selon la méthode d’Hugues de Saint Victor.
la référence
lettrés en latin
Le signe distinctif du lettré médiéval, c’est l’usage du latin ; plutôt : la maîtrise du latin, c’est la définition même du lettré.
Philippe ARIES (préface à Eugène GARIN, « Education de l’homme moderne ») souligne le « grand fait essentiel, à savoir qu’il a existé un seul type d’école pour les litterati depuis l’époque mérovingienne jusqu’au XVIIIe siècle, pendant plus d’un millénaire, et que c’est l’école latine ».
Or le Didascalicon peut être considéré comme un des manifestes majeurs de l’école latine, au XIIème siècle, à peu près au milieu de son âge, selon la durée proposée par Ariès.
L’origine de l’école latine, sa matrice sont parfaitement connues : c’est la paideia des grecs adaptée par les romains, telle qu’H-I Marrou en a donné une étude classique. Mais l’école latine après Rome, sans Rome, bientôt sans latin, est autre chose. Elle se maintient jusqu’au huitième siècle, puis sa tradition ne se transmet qu’à grand’peine, malgré l’effort carolingien, et, pour l’essentiel, grâce aux monastères. On peut dire, très sommairement, que l’école latine du Xème et XIème siécle se porte mal, et qu’elle renaît littéralement au XIIème siècle. Il y a donc une question de transmission.
Ce qui est vrai pour l’école latine l’est d’abord pour le latin lui-même.
Ne perdons pas de vue le caractère profondément étranger du latin au christianisme des origines. Cette étrangeté est première et totale. Le Dieu-fait-homme des chrétiens ne s’exprime pas en latin ; les premiers chrétiens ne parlent pas cette langue ; les textes qu’ils lisent ou écrivent ne lui appartiennent pas.
Dans ces conditions, le latin des chrétiens, son rôle comme quasi langue sacrée, la romanisation progressive mais générale du christianisme occidental, et l’effort ultérieur pour conserver ce dispositif alors même que le latin disparaissait comme langue de communication « conservent une part de leur mystère ». (De Ghellinck cité par Chenu…).
le corpus culturel du monde lettré chrétien
L’essentiel du corpus culturel du futur monde lettré chrétien s’est constitué, de manière frappante, pendant une période assez courte, de 300 à 600 : textes sacrés latinisés ; grands commentaires et œuvres théologiques des écrivains sacrés ; textes philosophiques, scientifiques, et poétiques de référence. Hilaire, Ambroise, Jérôme, Augustin, Prudence, Martianus Capella, Boèce, Cassiodore, Grégoire le Grand, Isidore.
Les œuvres phare, la « Vulgate », les « Confessions » ou la « Cité de Dieu », la « Consolation de la philosophie » sont encore plus rapprochées : à peine cinquante ans séparent la mort d’Augustin de la naissance de Boèce.
Cet ensemble demeurera inchangé jusqu’au XIIème ou XIIIème siècle. Il forme le fond de la bibliothèque idéale et réelle d’Hugues de Saint Victor. Pendant cinq ou six cents ans, on usera ces textes jusqu’à la corde.
Le corpus est triple : textes sacrés latinisés/ textes de théologie ou philosophie chrétienne/ textes de savoir des arts libéraux. Jérôme, Augustin, Boèce, qui représente la condensation du savoir « scientifique », ce pourquoi on parle d’aetas boetiana, d’âge de Boèce.
L’héritage comprend non seulement les textes mais aussi leur accompagnement grammatologique : ordres des savoirs, méthodes d’enseignement, d’interprétation des textes, etc. Hugo est donc dans une double continuité : celle des textes transmis, et celle de la méthode qu’on doit leur appliquer.
Donc concentration extrême du corpus latin du christianisme, suivi d’une longue période de silence.
Quelle que soit la réévaluation culturelle de ce premier moyen âge, nous devons sentir que pour un intellectuel du XIIème siècle (et c’est là une différence notable avec ceux qui viendront plus tard, Thomas d’Aquin, Albert le Grand), la référence est ancienne et concentrée : la bibliothèque des âges récents est presque vide.
Je perçois ce silence de la bibliothèque comme une hantise de Hugo.
Ainsi, comparant l’Antiquité et son époque :
« Il y eut, en ces temps là, tellement de savants, à ce point qu’ils écrivirent plus de livres que nous n’en pouvons lire. » « Nous avons beaucoup d’étudiants et peu de savants. »
L’art de lire a à voir aussi avec ce constat sur l’état de la « civilisation ».
l’évaluation des œuvres et des savoirs
Dans son projet, Hugo n’hérite pas seulement des œuvres chrétiennes, mais aussi de l’évaluation de la culture antique par le christianisme. La référence ici se redouble.
Reprendre l’école latine, c’est reprendre la grande affaire du christianisme avec la culture antique et hellénistique, c’est à dire son refoulement, et les multiples versions de ce refoulement dont l’étagement fixe la position intellectuelle des uns et des autres.
Cette généalogie d’une attitude globalement critique doit être différenciée selon qu’elle s’exerce au détriment des œuvres ou de leurs auteurs, ou plus généralement à l’égard des savoirs ou des sciences considérées comme caractéristiques de la culture grecque et latine.
Tertullien exprime un antagonisme radical à l’égard de la philosophie païenne. L’Académie est l’ennemi de l’Eglise. D’ailleurs les philosophes sont les pères spirituels des hérétiques auquel Platon fournit ses « épices ».
Il est difficile de trouver un point de vue exactement contraire même si, chez les apologistes, Clément ou Justin expriment ou passent pour exprimer un point de vue plus modéré. La position la plus courante est celle d’un dépassement nécessaire de la sagesse antique par la sagesse chrétienne, qui nécessite d’écarter les œuvres païennes.
Finalement, le bagage classique de l’école latine chrétienne est plutôt maigre. Peu de choses : Sénèque et Virgile, plus ou moins considérés comme chrétiens, une partie du Timée de Platon, et la logica vetus d’Aristote.
Concernant les sciences et les arts, le point de vue de Grégoire le Grand mérite d’être rappelé. Dans son introduction aux Moralia in Job, il déclare s’opposer aux règles de la rhétorique et du style classique, refuse de « forcer les termes de l’oracle céleste à se ranger sous les règles de Donat », et s’oppose à ce qu’un évêque enseigne la grammaire.
Il est vrai que le point de vue du très influent Grégoire, dans sa radicalité, s’apparente à une sorte de déclaration pour une esthétique chrétienne. C’est là une pente que d’autres emprunteront. D’après Garin (ma source ici), « Ce fut cet esprit- et non les invasions et les incendies- qui dispersa et détruisit en peu de temps une si grande partie de l’héritage antique ». A côté du radicalisme anti-païen du futur pape Grégoire, Cassiodore fait figure d’homme qui compose. Mais nous ne savons pas lequel devrait être considéré comme le plus « représentatif ».
Pour la doctrine officielle, il semble bien que l’on ait plutôt retenu le point de vue d’Augustin.
Celui-ci, dans le Livre II du De doctrina christiana, définit les grands traits du programme d’intégration de la science et de la sagesse païenne. Non seulement la grammaire, les mathématiques, mais aussi l’histoire, la dialectique, l’éloquence même, pouvaient être utiles à la diffusion du christianisme. Mais ces savoirs étaient autant de propriétés illégitimes de la culture païenne qui devaient non seulement lui être reprises, mais aussi être retournées contre elle. Augustin comparait cette révolution culturelle, ce retournement à la fuite du peuple d’Israël, emportant dans sa sécession les richesses d’Egypte.
Le savoir retourné contre les œuvres, tel était le programme – ou l’illusion- d’Augustin, l’ancien magister qui ne pouvait se représenter la fin de l’école latine, ni celle de Rome.
un art de lire unique
Tel est donc, sommairement résumé, l’ « héritage » d’Hugues de Saint Victor, ce en quoi la référence fait question.
Ce n’est pas la totalité de son cahier des charges. L’art de lire est une composante de l’école claustrale de Saint Victor, elle même une pièce de la réforme grégorienne, cette « grande révolution venue d’en haut ».
Hugues est théologien, philosophe, et aussi réformateur, et ses réformes sont justifiées théologiquement. La question de la référence est aussi politique, et peut se formuler ainsi :
comment ré-instituer l’école latine autour d’une méthode de lecture qui tienne compte
a) de la bibliothèque vide
b) des évaluations contradictoires de la culture antique.
A la question : que faut il lire ?, sa réponse, la réponse du Didascalicon est forte : " Apprenez tout ". Nous verrons qu’il y a des limites. Mais pour l’essentiel, le débat sur le savoir est tranché dans le sens d’une acceptation générale de la référence antique.
Il y a bien deux références, deux parties dans le Didascalicon : les arts, c’est à dire le savoir antique, les écritures divines, c’est à dire la culture chrétienne.
Des raisons utilitaires commandent cette adoption : la nécessité de former les futurs chanceliers, notaires, juristes, chroniqueurs, au service de l’église et des princes. Mais la reconnaissance des arts libéraux est plus profonde : l’art de lire est véritablement unique, unifié et la science antique en constitue la première partie.
« Tandis que dans les autres livres- je veux dire les livres des païens- trois réalités sont en cause, à savoir la chose, la signification et les mots, et que les mots n’expriment la chose que moyennant la signification, il en va bien différemment pour ce qui est de la parole divine.
Là en effet, ce ne sont pas seulement les mots qui expriment la signification et les choses, mais les choses elles-mêmes qui signifient d’autres choses. Il en ressort à l’évidence que la connaissance des arts libéraux est fort utile à la connaissance des divines Ecritures : la grammaire en effet traite de l’expression des mots, la dialectique de leur signification, et la rhétorique à la fois de l’une et de l’autre. Le quadrivium pour sa part donne la connaissance des choses. De la sorte le trivium et le quadrivium servent à la parole divine… »
(cité par Sicard p 109 ; extrait de Sententie de divinitate, II, 169-228).
Ainsi Hugues ne reprend pas l’idée de « retourner les armes » mais bien plutôt celle de « servir à l’étude chrétienne ».
On sait aussi que la lecture des écritures saintes, la lectio divina suit trois sens : selon l’histoire (à la lettre et dans l’ordre événementiel de la narration) ; selon l’allégorie (le symbolisme théologique) et selon la tropologie (le sens moral).
Or Hugues s’oppose aux sauts trop rapides dans l’allégorie.
« S’il fallait, comme ils le prétendent, sauter aussitôt de la lettre à ce qu’il faut comprendre spirituellement, ce serait en vain que l’Esprit saint aurait assumé, comme intermédiaire dans la parole sacrée, les figures et similitudes des choses par lesquelles l’âme est instruite des réalités spirituelles. L’Apôtre en a témoigné : Ce qui est charnel est premier, vient ensuite ce qui est spirituel.»
(cité par Sicard p77 ; De Scripturis et scriptoribus sacris, 13A-15B)
Celui qui n’a pas étudié les arts libéraux, la grammaire, ne peut correctement étudier le texte à la lettre, comprendre le sens du point de vue de l’historia, et risque une interprétation allégorique sans fondement.
Nous sommes donc devant un montage : technologie (art de lire, méthode) et textes. Remarquons que c’est la méthode, la technique qui assure l’unité des deux références, païenne et chrétienne.
bravo pour vos images.
je ne suis qu'un médiéviste d'occasion. vous pourriez être intéressée par le livre de mary carruthers "machina mirabilia" chez Gallimard.
Le livre de mémoire est aussi un livre d'images ce qui ouvre la perspective de ces oeuvres virtuelles, internes, "dans le coeur", si passionnante.
En ce sens, Hugo a inspiré Suger pour saint Denis.
à bientôt
ag
Rédigé par : alain giffard | 16/05/2005 à 11:57
j'ai fait un mémoire sur les représentations du roi lettré et cette note m'intéresse. @ bientôt. je suis aujourd'hui peintre d'imageries médiévales.
Rédigé par : dame chlodyne de lyon | 24/04/2005 à 18:45