lecture et mémoire : à partir de Hugues de Saint Victor
(Deuxième partie)
18 Avril 2005
ordo
J’examine maintenant la question de l’ordre –ordo- c’est à dire l’organisation des connaissances.
Les différentes sciences sont d’abord définies selon leur nature ; puis les savoirs et leurs objets sont disposés parmi les sciences. Hugues procède par subdivision, chaque science se découpant en espèces successives jusqu’au savoir élémentaire. L’ordre comporte aussi une manière de se repérer et de progresser logiquement dans ces connaissances, et, de ce point de vue, forme une cartographie des savoirs.
classement du savoir
Hugues visait donc à asseoir sur cette organisation le programme d’études de l’Ecole de Saint Victor.
Bientôt cette question deviendra centrale pour l’institution des universités européennes, c’est à dire pour le fonctionnement de l’église - puisque l’université émane de l’église- puis pour les rapports entre l’église et les différents états. On sait que, dans ce cadre, Paris deviendra, un siècle plus tard, la grande université de théologie de l’occident chrétien, c’est à dire, en raison de l’ordo, une grande université pour les arts libéraux, pour les sciences.
Les notions centrales, la discussion sur l’ordo font évidemment partie de l’héritage. Jusqu’à un certain point, ils s’intègrent à la référence. Mais l’Université est une pure création historique de l’Occident chrétien. Ni Athènes, ni Rome, ni les byzantins, ni les arabes ne se sont formé l’idée d’université. En Occident, à propos de l’université et à cause d’elle, l’ordo devient une affaire publique.
Les grands principes de l’ordo selon Hugues sont les suivants :
- séparation entre les arts et les écritures saintes, subordination des premiers aux seconds et rôle propédeutique de leur apprentissage.
- définition de la philosophie comme ce qui englobe et ce à quoi tendent tous les arts, toutes les sciences ; la philosophie donc est subordonnée et prépare aux écritures sacrées ; la philosophie au sens moderne, tel qu’Abélard commençait à l’utiliser, est réprouvée.
- Hugues reprend deux anciennes distinctions. La distinction entre arts libéraux (la science), et arts mécaniques (la technique), et, au sein des arts libéraux, la distinction entre le trivium (sciences du langage), et le quadrivium (ce qui est lié aux mathématiques).
- Il produit, pour la philosophie, un ordre en forme d’emboîtages successifs.
La philosophie comprend la théorique, la pratique, la mécanique, et la logique.
La théorique comprend la théologie (non chrétienne, qui porte sur l’intellectible), la mathématique, c’est à dire le quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie), et la physique.
La pratique est individuelle, privée ou publique. Elle correspond à ce que nous appellerions éthique, droit, science politique.
La mécanique comprend l’art du textile, l’armement, la navigation, l’agriculture, la chasse, la médecine, le théâtre.
La logique se divise en grammaire et art du raisonnement, ce dernier en démonstrative, preuve et sophistique, la preuve en dialectique et rhétorique (autre disposition de la traditionnelle division des arts libéraux en grammaire, dialectique et rhétorique).
Nous avons déjà vu comment la « philosophie », dans la définition de Hugo préparait la théologie chrétienne. Je me borne ici à quelques remarques sur l’ordre intérieur des connaissances.
place du droit
Première remarque : le droit et sa place. La réforme grégorienne s’accompagne d’un renouveau du droit canonique dont l’âge d’or, selon ses historiens, débute à la même époque (Yves de Chartres, et Gratien). Le droit romain se développe à Bologne, dans le studium créé par Irnerius, à peu près concomitamment à la mise en place de l’Ecole de Saint Victor.
Dans le Didascalicon, le droit, jus, n’est pas cité en tant que tel. D’ailleurs il n’est pas un art.
Selon notre propre perspective, il devrait se situer dans la philosophie pratique, notamment publique, à côté de l’éthique, de l’économie et de la politique, mais ce n’est pas le cas. En revanche, la deuxième partie du Didascalicon, consacrée aux écritures saintes y agrège les « Décrétales, que nous appelons Canons, c’est à dire « régulières » ». Ces textes font partie du troisième et dernier groupe du Nouveau Testament, après les Evangiles et les Apôtres. Dans ce groupe des Docteurs, ils précèdent les Pères saints et autres savants (Augustin, Jérôme…).
Mais le corps du texte ne correspond pas à l’ordre annoncé, puisque Hugo traite de manière assez détaillée des canons des conciles les plus importants, mais ne dit mot des décrétales au sens strict, c’est à dire des règles édictées par les papes.
Plus généralement, la place importante donnée par Hugo aux décrétales, au début de la deuxième partie, contraste avec l’absence de référence à tout texte juridique contemporain.
Dans l’ordre de Hugo, le droit a une place équivoque, qui préfigure d’une certaine manière les relations de concurrence entre les Universités de théologie et de droit, leurs méthodes respectives, leurs relations aux pouvoirs. Je la comprends ainsi : quelques années après les « Dictatus papae » de Grégoire VII, ce n’est évidemment pas sur la légalité ni la légitimité des textes de droit que Hugo hésite, mais sur leur autorité scientifique et littéraire, et, du même pas, sur leur conformité à l’art de lire.
place des techniques
Deuxième remarque : sur la place des arts mécaniques, de la technique.
« il y a beaucoup de sortes de plats préparés : saucisse de Lucanie, hachis, pâté, tourte de Galatie, et tous les autres mets que le prince des cuisiniers aurait pu imaginer. »
(Didascalicon, p119).
J’ai été étonné par la présence de ces tourtes et saucisses dans le descriptif des sciences et je me suis demandé s’il s’agissait de recettes antiques ou médiévales.
Le passage du Didascalicon sur la mécanique est fréquemment cité et la citation ouvre sur deux types de commentaires.
Pour les uns, l’étymologie fautive et répétée des sciences « mécaniques » (« c’est à dire adultérines parce qu’elles traitent de l’œuvre de l’artisan, qui emprunte sa forme à la nature ») illustre bien le mépris médiéval pour la technique.
Pour les autres – par exemple, Bertrand Gilles, dans « Les ingénieurs de la renaissance » - la place de la mécanique dans l’ordo, comme troisième partie de la philosophie, signifierait une réévaluation de la technique dès cette période du moyen âge.
Ce qui reste assez mal expliqué, c’est la portée de cette référence à la technique.
Faut-il comprendre que Hugo préconise d’utiliser des manuels de cuisine pour faire, choisir, manger d’excellentes tourtes et saucisses, ou des traités de médecine pour se soigner ?
Il semble plutôt que les textes de ce type, rares d’ailleurs et tous anciens, sont évoqués, au titre de l’unité du savoir, comme les produits de disciplines auxiliaires. Par exemple leur intégration à l’ordo permettra, grâce aux textes de médecine, de mieux comprendre les traités sur l’âme et donc la vérité des sources chrétiennes. C’est en ce sens que l’on peut qualifier le savoir même technique du moyen-âge de « livresque ».
ordre de la découpe
J’examine maintenant un autre aspect de l’ordo, son aspect extérieur, ce que Michel Foucault nous a appris à reconnaître comme « le jeu négatif de la découpe » (Ordre du discours), c’est à dire non seulement les censures, les exclusions, mais aussi les ignorances ou les écarts.
Fondamentalement, est absent de l’Ordo du Didascalicon ce qui n’est pas latin. La découpe est d’abord d’ordre linguistique.
Le périmètre du latin, langue d’église (plus que langue sacrée), langue de savoir, et langue de gouvernement, dessine exactement la frontière du monde lettré occidental. Cette découpe linguistique extériorise, exclut et ignore les autres langues, soit inconnues, soit méconnues. Inconnues, les langues savantes des autres mondes lettrés : grec, hébreu ou arabe. Méconnues, les langues vulgaires.
Sur les langues lettrées inconnues, on connaît la suite : le choc de la découverte des textes grecs (Aristote), via les arabes, les juifs, et les byzantins.
Quand à l’autre découpe, qui exclut la littérature en langue vulgaire, méconnue, elle croise une autre mise à l’écart : celle de la poésie.
« Il existe deux genres d’écrits. Le premier comprend ce qu’on appelle les arts, au sens propre, le second, les annexes des arts….Quelquefois, cependant, des éléments détachés des arts y touchent de façon dispersée et confuse.. C’est le cas de toutes les œuvres poétiques…également les fables et les histoires, et même les écrits de ceux qu’aujourd’hui nous appelons couramment philosophes… ».
Et, plus loin :
« Les arts sans leurs annexes sont capables de rendre parfait l’étudiant, mais les annexes sans les arts n’apportent aucune perfection. »
(Didascalicon, p 135).
Dans le débat, déjà évoqué, des grands auteurs de la chrétienté sur le recours aux textes antiques, la poésie occupe une place limite, comme le point de dangerosité maximale de la culture païenne.
Par exemple, progressivement, Augustin avait adopté une position hostile à la poésie latine. Il en était même venu à récuser Virgile, disant aux païens : « votre Virgile, nos écritures ».
Comme Mary Carruthers l’a montré dans « Machina mirabilia », l’oubli de l’éducation antique a pu devenir un objectif aux premiers siècles du christianisme. L’exemple donné par Jean Cassien (14ème Conférence) illustre bien à quel point cette politique d’oubli pouvait se concentrer sur la poésie païenne.
Voici comment un novice représente au moine Nesteros son esprit « infecté des œuvres des poètes » :
« …les histoires grossières dont je fus imbu dès ma petite enfance et mes premiers débuts dans les études, m’occupent même à l’heure de la prière. Je psalmodie, ou j’implore le pardon de mes péchés ; et voici que le souvenir effronté des poèmes jadis appris me traverse l’esprit, l’image des héros et de leurs combats semble flotter devant mes yeux. »
Pour être beaucoup plus modéré, le point de vue d’Hugues de Saint Victor sur les « annexes des arts » ne s’écarte pas de cette tradition chrétienne anti-traditionnelle, et de cette méfiance à l’égard de la poésie.
Or le XIIème siècle est un moment de fort développement des littératures, de la poésie en langue vulgaire ; c’est même le moment de naissance de ces poésies, et parfois des littératures nationales. C’est le cas notamment de la grande poésie des troubadours provençaux, ou, en langue française, de Chrétien de Troyes.
lecteurs
re
Commentaires