où il est question de la bibliothèque virtuelle
(et de Google)
Ce texte a été présenté lors d’une conférence faite à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, le 15 février 2005, à l’invitation d’Henri Hudrisier. Il s’agit du memo de l’intervention, d’où sa forme elliptique. Je le reprendrai plus tard.
Le 22 janvier 2005, Jean Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France, publia dans le Monde une tribune libre dans laquelle il alertait l’opinion publique sur les conséquences de l’accord passé entre Google et cinq bibliothèques « anglo-saxonnes » (quatre américaines et une anglaise). J-N Jeanneney préconisait finalement une initiative européenne.
De là s’ensuivit un débat public dont une première caractéristique vaut d’être soulignée : le sentiment d’une question « nouvelle ».
Or ces questions sont tout sauf nouvelles et si elles peuvent apparaître comme telles, c’est simplement que leur histoire n’a pas été écrite. Pour plusieurs raisons, elle ne peut toujours pas l’être, mais cela n’empêche pas, au moins, de donner quelques repères.
Il y a trente ans, la période de développement triomphal de l’économie, dite des trente glorieuses, s’achevait avec la crise du pétrole. Le Président de la République française de l’époque, homme de formules, déclara que si « la France n’avait pas de pétrole, elle avait des idées ».
C’était une formule à la Hercule Poirot : la France avait des idées, parce que les français avaient des cellules grises. Ces cellules grises trouvaient à fonctionner, et ces idées à s’exprimer, dans des objets et projets nouveaux appelés « banques de données », « télématique », « information scientifique et technique » et présentés dans le rapport Nora Minc. La France aurait donc son serveur télématique national, ses banques de données, et même un terminal spécifique, le minitel.
Quelques quinze années plus tard, la nation célébrait le bi-centenaire de la révolution. Après un défilé du 14 Juillet très remarqué, un autre président annonça qu’il souhaitait réaliser une très grande bibliothèque d’un type entièrement nouveau. Sous l’impulsion de Jean Gattegno, un programme de numérisation des livres fut mis en place, connu aujourd’hui sous le nom de Gallica, en même temps qu’était réalisé un prototype de « poste de lecture assisté par ordinateur ».
On peut donc situer l’intervention de Jean Michel Jeanneney en soulignant, pour s’en féliciter, qu’il est, depuis Gattegno, le premier responsable important de la BNF à revendiquer le programme de numérisation, et qu’il le fait dans les termes qu’on employait, en 1974, à propos du lancement de la télématique française.
Je me permets de rappeler de quelle manière j’ai distingué, en 1996, la bibliothèque électronique et la bibliothèque virtuelle.
« La bibliothèque électronique, c’est l’informatisation de la bibliothèque classique et la numérisation des textes ; la bibliothèque virtuelle, c’est la bibliothèque électronique plus le réseau, plus l’appropriation individuelle. »
Le projet de Google correspond au croisement de ces deux modèles, et il peut donc être analysé à travers ces différentes composantes : la numérisation, le réseau, les instruments de lecture.
C’est, dans un domaine habituellement considéré comme l’exemple même du bien public: les bibliothèques, le premier exemple vraiment significatif du pouvoir des industries culturelles.
Google a conquis la possibilité d’être à l’initiative d’un tel projet lors de son entrée en bourse. C’est, en effet, le financement obtenu par l’ouverture du capital, lors de la levée initiale, qui permettra la numérisation.
Deux remarques.
Etant donné que lors de son entrée en Bourse, Google présente un modèle économique « média », c’est à dire que l’essentiel de ses revenus viennent de la publicité, les cinq bibliothèques doivent être considérées comme elles même financées par la publicité.
Deuxièmement, il est vraisemblable qu’à travers ce programme, Google cherche d’autres sources de revenus sur le présumé « grand » marché du multimédia d’enseignement ; mais, comme pour les projets de la défunte convergence numérique, rien n’est assuré.
Ce que je souligne ici, c’est qu’avant de s’inquiéter de certains effets éventuels de cet accord : hégémonie culturelle américaine (dénoncée par Jeanneney), parasitage des textes par la publicité et les libraires électroniques, mainmise sur les éditeurs intellectuels, il convient d’enregistrer la vraie nouveauté que constitue le financement des missions d’intérêt public par les industries culturelles (car Google est le type même de l’entreprise des nouvelles industries culturelles) et la dépendance ainsi créée à l’égard du financement publicitaire.
Je m’inspire sur ce point d’une remarque, je crois, récente, de Bernard Stiegler, opposant pratiques et usages.
Google n’est pas seulement « market oriented » ; de ce point de vue, d’ailleurs, il y a pire.
C’est une entreprise de marketing, au sens fort, non parce qu’elle vend de la publicité mais parce qu’elle fabrique le marché, c’est à dire la demande. Comme le courrier électronique, ou le portable, Google a créé son besoin, c’est à dire un autre besoin greffé sur le besoin initial, encore plus fort que ce premier, et passé progressivement de l’état de besoin à celui d’envie.
Il existe même une sorte d’addiction à Google, une boulimie ou « néophagie » de Google. En tant que moteur de recherche, c’est à dire comme objet technique, Google permet de s’orienter sur le web. Mais en tant que marketer, il crée un besoin de s’informer, de se rassurer, de tester le monde, très différent, du point de vue cognitif et psychologique, de ce qu’évoque la notion de « recherche ».
La question posée, ici, est celle des relations entre les textes numérisés et les instruments de lecture et d’écriture. D’une part, la lecture numérique ne saurait se réduire aux fonctionnalités de la recherche. D’autre part, ces fonctionnalités, dans le contexte de Google, sont surdéterminés par le jeu du marketer.
L’usage est conditionné unilatéralement par l’offre. Evidemment, il peut y avoir plusieurs offres, donc plusieurs usages ; c’est la définition même du marché. Mais ce qui nous intéresse dans l’économie de la culture numérique, c’est la possibilité d’expérimenter, de développer nos propres instruments et mondes, c’est à dire la pratique, comme appropriation critique.
Quelle pratique de la lecture numérique sera favorisée par l’accord ?
Le point qui m’a le plus étonné, dans le débat suivant l’intervention du Président de la BNF, c’est qu’on a glosé interminablement sur les chiffres, sans discuter le contenu des programmes de numérisation.
Cette question est celle de la référence. Il devrait être clair que le contenu des programmes de numérisation procède d’un choix. Ce choix ne peut dériver de purs critères de gestion : textes souvent demandés, ou qui doivent être préservés, valorisation des fonds, disponibilité juridique.
Avant tout, ce choix est intellectuel : il s’agit de définir le corpus que nous voulons transmettre au moyen de la lecture numérique. Cette opération est simultanément culturel et technologique, ce pourquoi elle est si mal comprise.
Je ne peux qu’évoquer cette question de la référence, pour en souligner à la fois la centralité dans la culture occidentale, et le mauvais état actuel.
Sur le premier sujet, voyez comment Pierre Legendre le problématise , dans « Ce que l’Occident ne veut pas savoir de l’Occident » (Mille et une nuits).
La généalogie de cette question, c’est d’abord la relation de la culture de l’occident chrétien avec ses « sources » juives et gréco-latines, et l’articulation, le « montage » de la méthode ou technique et de la référence. De ce point de vue, il est parfaitement vain de vouloir essayer d’échapper à ce montage, en ne traitant pas la correspondance entre fonds numérisés et lecture numérique.
Quand à l’état de cette question, il est mauvais. Quels que soient l’intérêt du public et les efforts des spécialistes, la référence est mal instituée. Pour se limiter à la France, pensons à la situation des caractères de l’Imprimerie nationale, à l’enseignement des langues anciennes, à la culture latine du Moyen Age qui se rapproche dangereusement du seuil de non –transmissibilité, ou aux classiques du cinéma.
L’accord entre Google et les bibliothèques américaines devrait être l’occasion de traiter cette question et non de la fuir. On peut prévoir en effet ce que produirait une approche strictement déterminée par le point de vue de l’industrie culturelle : une référence sans référence.
La bibliothèque virtuelle ne consiste pas seulement en un quoi ? (la référence) et un comment ? (la méthode de lecture numérique). Elle comprend aussi un qui ? Qui est le sujet de la bibliothèque virtuelle ? Qui est le lecteur numérique, si on nomme ainsi ce sujet ?
Je propose de remonter en quelque sorte de la lecture numérique vers le lecteur numérique. De ce point de vue, les perspectives dégagées lors de la conception du prototype du poste de lecture assistée par ordinateur, de 90 à 93, doivent être non seulement reprises et mises à jour, mais aussi approfondies ou déplacées.
Le principal de ces déplacements revient à considérer le web non seulement comme un réseau de textes, mais aussi comme un réseau de lectures, et encore comme un réseau de lecteurs.
Dans un texte récent, j’ai défendu ce caractère collectif de la lecture numérique et présenté pourquoi il conférait un rôle politique et des droits au public, précisément comme réseau de lecteurs.
stratégie
Réponse aux commentaires de Jean-Paul Droz : vous prétendez que Gallica n'est pas interopérable, c'est faux. Gallica dispose d'un entrepôt OAI qui se remplit petit à petit (adresse de l'entrepôt : http://oai.bnf.fr/repositoryOAI.php) et qui est moissoné entre autres par le nouveau portail du SUDOC (http://www.portail-sudoc.abes.fr/).
Rédigé par : Gautier Poupeau | 10/03/2005 à 11:11
Il y a qq jours, j'ai traté cette question où je m'oppose à la vision de JNJ, que je considère au demeurant comme un grand monsieur.
Mais il est illusoire de créer une Ligne Maginot Numérique et ce que nous ne voulons pas comprendre en France, c'est que l'accès au contenu est aussi important que le contenu lui même.
L'économie de l'Internet est interopérable (ce qui n'est pas le cas de Gallica, d'où le problème)
Au plaisir (mais faite des posts plus courts !!)
Rédigé par : Droz Jean-Paul | 09/03/2005 à 16:25