Idée du lecteur
(Ce texte modifie de manière importante et remplace la série intitulée « Droit du lecteur ». Cette première partie «La lecture numérique » remplace les ex 2ème et 3ème parties.)
« De doctrine sur la lecture, je n’en ai pas…je ne sais même pas s’il faut avoir une doctrine sur la lecture. »
Cette citation de Barthes (1) devrait permettre de modérer quelque peu les empressements à l’enrôler au service de la prééminence des lecteurs . Mais on peut aussi la lire comme une simple constatation : en 69, la sémiologie de la lecture n’existait pas pour Barthes.
On considère couramment que la théorie littéraire de la lecture, comme théorie formalisée, « scientifique » ou universitaire, s’est développée avec l’école de Constance et la déconstruction. La Rezeptionstheorie de Constance est traduite en anglais par « reader response theory ».
Un mouvement comparable a été opéré par les historiens (Darnton, Chartier, Cavallo, Petrucci…) remontant en quelque sorte de l’histoire du livre à celle de la lecture des textes.
Roger Chartier commente ainsi Michel de Certeau : « La tâche de l’historien est donc de reconstruire les variations qui différencient les « espaces lisibles » - i.e. les textes en leurs formes discursives et matérielles – et celles qui gouvernent les circonstances de leur « effectuation »- i.e. les lectures, comprises comme des pratiques concrètes et comme des procédures d’interprétation. » (2)
Mais si la dignité théorique de la lecture a considérablement progressé depuis trente ans, le lecteur a peu bénéficié de cette ascension.
Comprendre le lecteur, ce n’est pas seulement concrétiser par des données sociologiques le protagoniste des opérations de lecture, c’est associer un « qui », un « quoi » et un « comment », comprendre, à la fois, comment un groupe s’institue en tant que communauté de lecture à travers textes, techniques, méthodes, usages et règles et comment un individu se singularise par ses propres lectures.
En tant que théories du texte, la réception et la déconstruction constituent bien, de manière très différente, des approches du texte organisées autour de la lecture. Plus ponctuellement, elles deviennent des approches de la lecture organisées autour du lecteur ; pour prendre deux auteurs bien différents : chez Iser dans « L’acte de lecture » ou chez Harold Bloom (« A map of misreading »). Ce qu’elles ne sont pas : des approches du lecteur organisées autour de la lecture.
Au fond, ce que nous ne trouvons pas dans la théorie de la lecture, et notamment dans la théorie littéraire de la lecture, c’est une conception de la lecture comme « technique de soi » au sens de Foucault. La théorie contemporaine s’est détournée de la tradition ancienne qui envisageait la lecture comme « art », comme méthode, non seulement pour accéder au texte et contribuer à sa signification, mais aussi pour parfaire la culture du lecteur, en tant que culture de soi.
. 1 . La lecture numérique
La lecture numérique est le plus souvent approchée à partir de l’hypertexte et de sa proximité, supposée ou réelle, avec les théories littéraires. J’aborde ce débat ailleurs (3). Ici la question est traitée différemment, à partir d’une enquête sur la lecture numérique, comme technologie culturelle, et sur ce qu’elle révèle de la lecture en général, et du lecteur lui même.
Lire avec un ordinateur
Du côté de la technologie, les dispositifs hypertextuels sont connus pour faciliter la multiplicité des parcours de lecture et, plus généralement, favoriser la liberté du lecteur.
Jay Davis Bolter, un des promoteurs de l’hypertexte littéraire a ainsi rapproché l’hypertexte et la « reader response theory », tandis que Landow parlait de convergence, et d’un « choc de reconnaissance » entre la déconstruction et l’hypertexte.
Il n’en reste pas moins que ces différents dispositifs hypertextuels sont d’abord des moyens d’écriture et de publication. C’est très explicitement le cas pour Xanadu, de Ted Nelson, conçu comme un grand dépôt de textes. C’est vrai aussi pour « Story space » de Bolter, qui est un logiciel d’écriture multimédia, ou pour le web de Tim Berners-Lee, comme système de publication.
Il est incontestable que l’hypertexte a facilité, et quasiment constitué la situation empirique de lecture numérique. Cependant le présupposé commun de ces systèmes est bien l’idée que le dispositif auteur peut prévoir et suffit à organiser les futures lectures.
L’approche est évidemment plus triviale avec les logiciels répandus sur le marché qui proposent une version « lecteur » (reader) qui n’est rien d’autre qu’une version simplifiée de la version auteur. Depuis l’Electric Pencil de Michael Shrayer, en 1976, le premier traitement de texte pour PC, les choses ont peu évolué : les logiciels de texte ne sont pas orientés lecture.
Il existe un logiciel qui est explicitement un logiciel de lecture , c’est le navigateur, « navigateur » étant le terme français officiellement retenu pour « browser » qui signifie « feuilleteur ».
Il n’en reste pas moins que le numérique dans son ensemble a fortement contribué à identifier, analyser, formaliser, représenter, bref, faire exister sous une forme technique, les fonctionnalités centrales, génériques de l’activité de lecture.
Avec le web, se constitue le plan d’opérabilité de la lecture numérique. Le web fait exister la lecture numérique en quelque sorte indépendamment et malgré le faible développement des fonctionnalités spécifiques de lecture.
Aussi bien, une enquête sur la lecture numérique n’a plus à démontrer son existence.
Mais elle doit s’efforcer de rendre compte plutôt de l’opérabilité que de la fonctionnalité, et plutôt des pratiques que de l’utilisation.
Si quelques repères historiques sont rappelés ici, ce n’est pas dans le souci de proposer une explication, même élémentaire, de l’évolution des fonctionnalités de lecture, mais plutôt pour sortir de l’illusion d’un face-à-face rhétorique entre les deux dispositifs du livre imprimé et du numérique. (4)
(division)
Pour lire un texte, la manière qui convient, c’est la division. C’est, par exemple, le point de vue d’Hugues de Saint Victor, l’auteur du Didascalicon, au début du XIIème siècle. La division consiste à fragmenter la lecture en unités de texte plus brèves. Elle est une manière de lire ; elle est la lecture même. Elle précède l’exercice de mémoire, la copie dans le cœur, l’enregistrement du texte.
Nous avons tendance à voir une grande différence entre la fragmentation dans l’écriture et dans la lecture. Pourtant, la divisio chez Hugues ne permettait pas seulement d’enregistrer le texte grâce à la brièveté. La disjonction du discours valait aussi comme instrument de composition en préparant le rassemblement des fragments d’origine diverse.
marquage
Marquer un texte c’est lui associer des signes de division.
Le lecteur explicite ce qui lui semble être l’organisation normale du texte, par exemple en créant avec des lettres ou des chiffres des parties logiques non identifiées par l’auteur ; ou bien il crée sa propre division, en sélectionnant des passages notables, ou en indiquant, par des signes différenciés, le type de lecture ou le type de traitement préalable à la lecture qu’appelle la partie ainsi signalée.
Le marquage est une pratique essentiellement collective, et conventionnelle.
C’était le cas pour l’établissement des textes, à la Bibliothèque d’Alexandrie ou chez les moines irlandais inventeurs-rénovateurs de la ponctuation.
Dans ces deux cas, qu’il s’agisse du tiret marquant les passages défectueux, des signes de ponctuation, ou des blancs, nous sommes bien en face de marques qui ne visent à rien d’autre que préparer la lecture, directement ou indirectement.
Ces marques ont une double fonction. En tant que marques, elles sélectionnent, identifient, partagent, bref divisent le texte ; en tant que marques spécifiques, elles indiquent un type de traitement ou de lecture particulier.
La conversion des marques d’écriture en marques de lecture porte la normalisation. Cependant, on ne doit ni sur-estimer la normalisation des marques d’écriture, ni sous-estimer celle des marques de lecture. Le marquage de lecture n’est pas intégralement normalisé mais même le plus individuel, dans son contenu ou sa symbolique, est fondamentalement conventionnel. (5)
marquage numérique
Le marquage numérique a une grande importance en tant que marquage d’écriture et d’édition.
Il consiste en l’insertion de balises correspondant aux différentes unités du texte et permettant l’échange de fichiers et leur traitement par différents logiciels. Ces opérations de marquage ou balisage sont connues du public à travers des langages comme le SGML, HTML, et les protocoles du type Text Encoding Initiative.
Des dispositifs de marquage de lecture figurent sur les traitements de texte, ou les lecteurs comme Acrobat reader. En réalité, la plupart des fonctionnalités de marquage-écriture peuvent être utilisées en lecture en utilisant la plasticité du texte numérique : jeux sur les caractères, les blancs, les soulignements. Ces possibilités sont utilisées, par exemple, dans le cas des travaux de relecture, ou de secrétariat.
Mais le plus significatif est le dispositif de marquage des sites sur les navigateurs : les marque-pages, ou signets.
Ici le vocabulaire est assez parlant. « Mettre un marque-pages, ou un signet, sur un lecteur-feuilleteur » évoque assez nettement l’opération de lecture, et la sous opération de marquage. Associer « naviguer » et « balises » semble filer une métaphore assez cohérente, et ancienne, mais probablement peu parlante. Quand à « mettre en favori de mon explorateur », comprenne qui pourra ! (6)
La première opération que permettent les marque-pages (signets ou favoris) est bien celle de la division, de l’analyse. Elle scande ou fait suite à une première lecture de repérage qui permet de sélectionner et réserver des sites ou des extraits de suite.
Une première interprétation de cette fonction pourrait être d’enregistrer les sites que l’internaute est amené à fréquenter régulièrement. Telle est semble-t-il l’approche médiatique qui prévaut dans la notion de favoris. Une autre approche voit dans ce repérage et cette mise en réserve la préparation d’opérations ultérieures de traitement et de lecture des textes sélectionnés : copie, enregistrement, rassemblement, tirage sur papier.
Cependant le repérage individuel, qu’on l’envisage sur le modèle d’une fréquentation régulière ou plutôt sur celui d’un « acte de lecture » ne résume pas toute l’opérabilité des bookmarks qui fondamentalement est collective.
Il ne faut pas confondre, à ce moment, « privé » et strictement « individuel ». Certes l’objet textuel « site » participe de l’espace public, il est un objet de communication publique. A l’opposé, les repères enregistrés par le lecteur pour son usage futur font partie de son espace privée et sont retenus dans la perspective d’une activité privée : une lecture à venir. Mais ces repères comme prototype, ou comme échafaudage des lectures futures, sont partagés par le lecteur avec d’autres lecteurs.
C’est ici qu’il faut se méfier des métaphores. La lecture numérique est une espèce particulière de lecture de texte, comme la lecture de livre. Il est fréquemment commode de raisonner « comme si » le lecteur numérique lisait un livre. Mais ici la lecture numérique crée réellement un objet technique et culturel nouveau : les traces de repérage deviennent une liste de liens, un autre type de texte.
Ce qui caractérise ce texte, ce n’est pas le fait que sa production est normalisée ; nous avons vu que c’est le cas en général des marques de lecture ; c’est son extériorité par rapport au lecteur et par rapport au texte-web, sa séparation, son caractère distinct. Ce nouveau texte produit par le lecteur, dans la lecture, est réutilisable, proposé à la réutilisation, ce en quoi il est à la fois individuel et collectif.
Il ne s’agit pas d’étendre le marquage de lecture numérique, qui n’est que le premier degré de la lecture numérique, et le premier élément d’un lecteur en communauté, au delà de son domaine d’opérabilité propre. Mais j’ai voulu insister sur ce déplacement qu’institue la technique : comme au passage, à l’occasion d’une séquence d’opérations, se produit un autre objet qui recompose potentiellement la nature individuelle/collective de la pratique de lecture.
copie
Après la division et grâce à elle, la copie joue un rôle central dans les pratiques de lecture sous des formes historiques diverses.
Comme Mary Carruthers l’a montré, les lecteurs du moyen âge copient les textes dans leur mémoire. Les écrivains étaient loin de signaler systématiquement leurs citations, considérant les fragments qu’ils retenaient comme une partie de leur mémoire.
A partir du XIIIème siècle l’accès aux textes des lecteurs est le plus souvent médiatisé par l’usage des florilèges et des abrégés. Parfois lire devient copier la copie.
A côté du retour au texte, la Renaissance voit le succès des recueils de lieux communs. Ces ouvrages étaient à la fois des livres de citations et des carnets de lecture. Erasme qui en publia un est aussi l’auteur du « De duplici copia verborum et rerum » que l’on traduit par « La double abondance des mots et des idées ».
La copie numérique est partout : elle est, sous la forme des copies techniques, un des moyens de la communication des données informatisées. Elle est extrêmement puissante et extrêmement aisée, lorsque le texte de départ est déjà sous forme numérique.
Les premiers utilisateurs des traitements de texte avaient été frappés par cette extraordinaire facilité de la copie numérique et ses effets sur l’écriture: prolifération des versions intermédiaires, possibilité de moduler les présentations.
Dans le cadre de la lecture numérique, la copie est la condition des différents traitements ultérieurs.
Elle est nécessaire aussi bien pour améliorer la lisibilité matérielle du texte, le redécouper et en général jouer sur son unité physique, le préparer aux opérations de lecture ultérieure. La copie numérique produit une sorte d’ « édition de lecture ». Elle est aussi l’occasion fréquente d’une opération de communication. Un aspect empirique important est le suivant : c’est à l’occasion des opérations de copie de lecture que l’utilisateur « de base » découvre les caractéristiques de la matérialité numérique, notamment à travers les formats.
prospection et simulation
La prospection c’est l’investigation du texte au moyen de traitements, au moins partiellement automatisés, d’ordre logico-linguistique. L’utilisation d’un moteur de recherche ou d’un logiciel d’aide à la traduction sont des exemples simples de prospection.
Ce qui compte ici c’est la notion d’un traitement logico-linguistique. Cette opération n’est concevable qu’en fonction d’un savoir préalable intégré au dispositif de prospection.
On peut distinguer deux principes dans la machine de prospection : la représentation d’un « point de vue » de lecture sous la forme d’une procédure de traitement de l’information ; l’adoption de ce point de vue comme position de référence.
Le point de vue est nécessairement normalisé et cette normalisation intègre les fameux « biais » inhérents aux logiciels de prospection.
Le lecteur va en quelque sorte régler ses lunettes, adopter non seulement le savoir qui organise le traitement automatisé, mais aussi l’attitude, la position qui correspond à ce savoir. La prospection est une simulation.
Les traitements automatiques sont fréquemment critiqués, pour leur inefficacité, ou au contraire leur sur-détermination. Il semble plutôt que la prospection, plus que toute autre opération de lecture numérique révèle que la technique est collective, que la procédure appartient à tel groupe, telle école, telle époque. Ici la question de la bonne lecture n’est pas seulement : est ce qu’il faut lire comme cela ? mais aussi : est ce que je veux lire comme cela, c’est à dire comme eux ?
(ma bibliothèque)
Il y a la bibliothèque publique ; c’est une institution. Et il y a ma bibliothèque, une affaire privée, un objet plutôt silencieux.
Evidemment, peu de personnes disposent, aujourd’hui, d’une pièce bibliothèque.
La bibliothèque personnelle concrète est plutôt un meuble ; elle fait partie des biens mobiliers comme les livres qu’elle contient. Il est courant cependant que les lecteurs, propriétaires de bibliothèque, déprécient leur bien, préférant parler des « livres » ou de « mes livres », plutôt que de « ma bibliothèque ». Cette auto-dépréciation me semble assez significative : ils ne pensent pas que leur fonds de livre soit conforme à l’idée de la bibliothèque, qu’il soit pour eux, en tant que personne privée, l’équivalent de ce que la collection de livres appelée bibliothèque est pour la personne publique.
Celui qui n’appelle pas bibliothèque ses livres, se considère-t-il comme un lecteur chez lui ?
La bibliothèque personnelle – ma bibliothèque- c’est un corpus individuel, assez permanent de textes lus et relus ; c’est la figure d’une mémoire qui n’est pas totalement extériorisée, connaissance des textes et conscience de lecteur ; c’est enfin un ordre personnel, à travers le classement, le réseau des textes : mon idée, mon imaginaire de la bibliothèque.
Comme telle, elle est l’instrument et le signe d’une vie qui fait une certaine place à l’étude désintéressée.
Mais la simple bibliothèque de cuisine, avec ses « bouquins », ses photocopies, ses fiches et ses cahiers de recette, manifeste elle aussi, comme la bibliothèque intellectuelle, son ordre de lecture.
réseau de textes, réseau de lectures
A cet ordre de lecture concrétisé par la bibliothèque, correspond l’ordre intérieur du lecteur, la structuration-lecture.
Qu’est ce que la structuration-lecture ? Rien d’autre que la mémoire.
Il faut l’envisager de manière très générale : le lecteur veut garder une trace de ses lectures. Bien sûr, ces lectures, leurs traces, les manières de les garder sont éminemment variables. En dépit de leurs différences, les traditions anciennes des arts de mémoire étudiés par Yates et Rossi, puis par Carruthers, ont ceci de commun : une méthode partagée, c’est à dire normalisée et enseignée, et une appropriation hautement individuelle, « idiosyncratique ». Par exemple, il faudra recourir à des « loci caduci » mais chacun pourra choisir les siens : telle rue, tel palais, tel monument.
C’est ce partage qui est remis en cause avec l’industrialisation de la mémoire. Le risque apparaît – et ce risque est avéré dans le cas de l’audiovisuel- que la mémoire-machine au lieu d’être une prothèse soit le dispositif de contrôle qui impose sa logique, le contenu et la forme de la structuration, au lecteur désarmé.
Il me semble correct de présenter une telle lecture sans mémoire comme une forme atténuée d’illettrisme.
Mais le web n’est pas un dispositif audiovisuel. La lecture hypertextuelle ne suppose pas un lecteur contrôlé par le dispositif technique, mais d’abord des lecteurs, des groupes de lecteurs, et même des groupes de groupes de lecteurs proposant, à travers la structuration de leurs lectures, des entrées et des parcours appropriés sur le réseau.
Avec le web, l’activité même de structuration –la production de structures- opère de manière collective.
Le point clé est la généricité et la rusticité du lien hypertexte « à tout faire », utilisable à la fois en structuration-écriture et lecture, comme produit des moteurs et comme opération « à la main » sur les sites personnels.
La structuration nous ouvre à une conception du web comme réseau de lectures. On définit couramment le web comme un réseau de textes – ce qui n’est pas faux. On doit le définir aussi comme réseau de lectures.
Vue comme opération de mémoire, chaque lecture singulière sur le web suppose et s’appuie sur d’autres lecteurs, sur les lecteurs en collectifs. Et un des développements les plus singuliers – nous sommes dans la question du droit- est bien qu’à travers les rings, les outils d’écriture participative, les wiki, les blogs, les intervenants peuvent influencer les moteurs de recherche, les portails, les annuaires, les medias établis.
publier ses lectures
L’annotation est la fonction la plus significative de la « lecture active » qui caractérise le travail intellectuel : elle consiste à porter sur un texte, ou en marge d’un texte, ou à côté mais à propos d’un texte, une remarque, un commentaire. Sous sa forme la plus simple, l’annotation tend à se confondre avec le marquage ; par exemple, souligner une phrase importante est assez proche de la recopier sur une fiche ou un cahier. Mais incontestablement l’annotation tend au commentaire, à l’écriture.
Les opérations de mémoire, que le Moyen Age appelait « lire dans le cœur », sont renforcées, éventuellement organisées par l’annotation.
Sur le web, l’annotation-lecture se retrouve sous des formes multiples : pages personnelles, forums, listes de diffusion, blogs, wiki.
Il y a ici une double transformation.
D’une part, ces commentaires ne sont pas purement individuels. La fonction annotation renforce la mise en place déjà évoquée du réseau de lecture, à travers le collectif critique des lecteurs.
D’autre part, à la base, ils renouvellent en la « démocratisant » une pratique qu’on croyait réservée à une minorité d’intellectuels, critiques littéraires ou scientifiques : la publication de lecture.
Le web acte une modification fondamentale dans la pratique et la technologie de la lecture. Alors que l’annotation (y compris l’annotation numérique sur l’ordinateur personnel) était le type même du travail de fond, caractéristique du bureau de l’intellectuel, et ne donnant lieu que dans des situations littéraires précises et rares (journaux « intimes », articles de presse) à un passage à la publication, le web a fait de la publication des lectures un de ses genres favoris.
Il faut regarder ce genre à l’œuvre de manière très générale, notamment dans les blogs (annotations personnelles avec commentaires ou non ; la rubrique « livres », c’est à dire « lectures » est souvent proposé par le logiciel) et les listes ou forums.
Mais il est présent aussi de manière explicite dans certains projets.
Pour prendre des exemples très différents : « hypernietzche » (7) est un projet (remarquable) de réseau de lecteurs-chercheurs d’archives ; « zazieweb » (8) est un site autour de l’idée d’une communauté de lecteurs de littérature ; « wikipedia » (9) est une encyclopédie de lecteurs dont les contributeurs ne revendiquent pas une autorité, mais une méthode de lecture commune, collective, et ouverte.
lecture collective
L’ordinateur et le réseau n’ont évidemment pas créé la lecture collective, pas plus qu’ils n’ont créé la multi-séquentialité, l’écriture fragmentaire, le réseau des textes, bref tout ce qui constitue l’hypertexte.
La même appellation de lectio recouvrait au Moyen Age la lecture silencieuse, la lecture murmurante, « ruminatio », et la lecture à voix haute, interprétée. La leçon n’était rien d’autre qu’une lecture collective dirigée.
Dans l’étude d’Habermas sur l’espace public au XVIII ème siècle, il est très intéressant de relever tous les éléments qui attestent de l’importance des lectures publiques et collectives, dans les cafés, les clubs, autour des journaux, pour la formation de l’opinion publique.
Le public des Lumières n’est pas l’individu exerçant splendidement sa raison pour se forger seul un point de vue sur ou à partir de sa lecture. De cette situation, Kant donnera une analyse devenue classique.
Il est intéressant de noter qu’elle suscitera aussi une dénonciation très forte de la « rage de lire », de « l’épidémie de lecture ». Ce ne sont pas seulement les mauvais textes qui étaient dénoncés, c’est à dire les romans, mais aussi les mauvaises lectures, les lectures « mauvais genre », ce que certains historiens analysent comme un effet du passage à la lecture « extensive ».
Cependant si les technologies de l’information ne créent pas la lecture collective elles lui ont – au moins- donné une dimension nouvelle.
Et cela, depuis longtemps, puisqu’il faut remonter au prologue de l’hypertexte, bien avant Ted Nelson ou Tim Berners-Lee. Memex, le dispositif de Vannevar Bush, était bien un projet individuel. En revanche, les logiciels hypertextuels de Douglas Engelbart provenaient très précisément des besoins d’écriture et de lecture collective des programmeurs. Rétroversion pour la lecture des balises de marquage et de structuration, simulation et comparaison des différentes versions, intégration simultanée des annotations, une grande partie des moyens techniques aujourd’hui disponibles étaient déjà là.
Le web quant à lui fonctionne comme réseau de textes pour autant qu’il propose un réseau de lectures.
Suite : Idée du lecteur . 2 . Le droit du lecteur
Commentaires