Le 19/01/05
Bien commun et bien (s) commun (s)
(Cette note est une sorte de fiche sur la (les) notion (s) de « bien commun ». Une première version a été diffusée lors de l’université d’été de la FING, à Aix, en mai 2004. La version présente est sensiblement remaniée et augmentée sans être définitive.)
J’ai pensé que cette fiche pouvait être utile s’agissant d’une notion extrêmement ancienne, et même chargée historiquement, mais qui n’est utilisée que depuis peu dans le secteur des nouvelles technologies, ou plus généralement, dans le domaine culturel.
La note tourne autour de la distinction nécessaire entre « Bien commun » et « biens communs ».
Je propose quelques remarques, surtout de méthode, à la fin de la fiche.
1/ Un peu d’étymologie et de vocabulaire
Encore plus que les notions, déjà partiellement présentes chez Aristote, le vocabulaire provient des romains.
Bien vient de bene, adverbe, avec lequel on fabrique : bene dico = dire du bien (bénédiction), bene facio = faire du bien (bienfait, mais aussi bénéfice), benevolentia = bon vouloir (bienveillance, bénévole), benignus, opposé à malignus = malin, avare, (bénin, Bénines).
Bonus, adj = bon, de bonne qualité.
Bonum, subs = un bien, un avantage. Au pluriel, bona = les choses bonnes, opposées aux maux, et les biens, les avoirs. Peu de constructions à partir de bonus et elles apparaissent à la période chrétienne (bonifacies, boniloquus).
Commun vient de communis, adj = commun, accessible.
D’où dérivent : communio,subs = mise en commun, caractère commun, communion au sens religieux ; communitas = communauté, état, instinct social ; communicare = partager, recevoir en commun, communiquer.
Les romains connaissent le(s) bien(s) public(s) : bonum publicum. Mais c’est Thomas d’Aquin (XIIIème )qui créera la notion philosophique de bonum communis = bien commun.
Il faut souligner la force et l’imaginaire du lexique anglais autour de common. Nous avons en français : ré – publique ; ils ont : common wealth (le bien être commun). La chambre des communes représente les commoners, gens du commun. Il faut compter aussi avec l’idée de « common law » : droit coutumier.
Une sortie récente de Bill Gates contre les « communistes » des logiciels libres a suscité la réponse suivante de Lawrence Lessig, l’initiateur des Creative Commons : « nous sommes des commonistes, pas des communistes ».
Le bon, le bien, l’Occident tricote à l’infini la confusion des « valeurs » : richesse, plaisir, morale. La langue française cultive l’équivoque jusqu’au sublime : les gens de bien le sont parce qu’ils en font avec celui qu’ils ont.
Ces derniers temps, la bonté est redevenue formidablement décorative. Là, bien sur, il faut écrire : qui s’en plaindrait ? Je n’ai pas d’expérience individuelle de la bonté des gens bien, mais une telle infirmité ne diminue en rien mon enthousiasme à participer à ce règne du bon et du bien que le XXIème siècle promet d’être, ni, je l’espère, ne trouble mon raisonnement sur le bien commun.
D’ailleurs, comme on sait, le mieux est l’ennemi du bien. C’est même le troisième lieu commun étudié par Léon Bloy.
On appelle oxymore une alliance de mots contradictoires et bien commun semble l’être. Les gens du commun – le vieux français dit le comun des janz – prennent plaisir à s’opposer trait pour trait aux gens de bien.
Avec un esprit commun, ils ont une tendance fâcheuse à vouloir faire le bien avec celui qu’ils n’ont pas, et on les voit persifler, soupçonnant toujours du bénéfice derrière le bienfait. « Monsieur le Baron a bien voulu m’élever au rang de domestique ». Finalement on frissonne à l’idée de faire partie du comun des janz, le commun des mortels.
2/ le(s) bien(s) commun(s)
On utilise ici les notions de base du droit romain, telles qu’elles ont rebondi, par exemple, en France, avec le Code civil (Napoléon).
Les romains distinguent deux catégories majeures du droit : les personnes et les choses (res).
Un bien, c’est une chose qu’on peut s’approprier, ou dont l’appropriation fait question.
Les Institutes de Gaïus (IIème siècle après J.-C.) spécifient les res sacrae, édifices religieux dédiés par le peuple romain aux dieux supérieurs, les res religiosae, lieux du culte familial, et les res sanctae, murs et portes de la cité. Il y avait aussi les choses de droit public, res publicae. Toutes ces choses s’opposaient aux res privatae, les choses privées, en cela qu‘elles n’appartenaient et n’étaient susceptibles d’appartenir à personne. Elles étaient res nullius, choses de personne.
Les Institutes de Justinien (VIème siècle) distinguent : les choses sacrées, propriété des dieux ; les choses publiques, qui appartiennent à l’état ou à la cité ; les choses communes, comme la mer ; les choses privées, propriété des personnes, précisément organisées par le droit privé.
La théorie classique du droit (Domat, XVIIème siècle) distinguera, outre la chose publique (res publica) : la chose qui appartient à tous et ne peut appartenir à personne en particulier, ou res communis = chose commune ; et la chose qui n’appartient à personne en particulier, mais pourrait appartenir à quelqu’un, ou res nullius = chose de personne. Soit la mer, chose commune, et les poissons, chose de personne.
En droit français, on sait que la propriété triomphe avec le Code Civil, qui la définit comme « droit le plus absolu de jouir et de disposer d’un bien matériel ».
Mais dès le milieu du XIXème siècle, le consensus disparaît. Mikhaïl Xifaras écrit : « la désintégration du dogme propriétaire nous offre le spectacle d’un droit des biens désormais orphelin de l’intuition théorique qui lui donnait l’apparence de l’unité ». La propriété devient « faisceau de droits » (« La Propriété »).
Par exemple, certains juristes vont essayer de distinguer le domaine public, ou les biens du public « être moral et collectif » du patrimoine des états particuliers.
Autre exemple de cette « désintégration » : s’appuyant sur les caractéristiques du monde des idées, le créateur du droit d’auteur « français », Renouard posera que « les idées sont de libre parcours » et distinguera le droit d’auteur, y compris moral, qu’il soutient, et la propriété des idées, qu’il récuse. Sous son influence, un arrêt de 1887 sanctionne l’abandon provisoire de la « propriété littéraire ».
Dans la période récente, les notions de bien public, bien commun, bien public mondial ou local sont utilisées à nouveau, dans une approche fondamentalement économique, pour les questions de développement, ou de régulation de la « mondialisation ».
On prétend définir les biens publics par les critères suivants : les biens publics bénéficient à tous ; personne ne peut en être exclu ; la consommation par l’un n’empêche pas la consommation par l’autre.
Dans ce contexte, les biens communs sont une notion utilisée par les environnementalistes, dans un sens proche des res communis et res nullius des romains.
Une sorte de théorie économique des biens publics mondiaux a été publié par le PNUD en 1999 (« Global Public Goods », Kaul, Grunberg et Stern).
3/ le Bien commun
A l’origine de la notion se situe l’œuvre de Thomas d’Aquin, relisant Aristote.
Aristote, c’est à dire deux textes : Les politiques, et l’Ethique à Nicomaque.
Premier « chapitre » des politika. Chaque communauté (famille…) est constituée en vue d’un certain bien, agathon. La communauté suprême, ou la plus souveraine de toutes, qui toutes les inclut, c’est à dire la cité, vise le bien souverain entre tous, le bien suprême. Elle existe pour permettre à l’homme, de mener une vie heureuse, eu zein, de vivre bien.
Thomas (XIII ème siècle) relit la Politique d’Aristote dans la Somme théologique. Il suit Aristote mais s’en démarque sur un point important.
La cité suppose « l’existence d’un bien commun…Tout comme le tout est plus important que la partie et lui est antérieur…la cité est antérieure à l’individu…et son bien est d’une dignité plus élevée…que celui de chaque individu pris en lui même….Par la connaissance de la loi naturelle l’homme accède directement à l’ordre commun de la raison, avant et au dessus de l’ordre politique auquel il appartient en tant que citoyen d’une société particulière. »
Là où Aristote fait dépendre la qualité de la vie individuelle de celle du régime politique, Thomas pose que l’homme peut obéir au bien commun, indépendamment du système politique.
Cette œuvre eût une portée considérable, avant d’être critiquée par les politiques modernes (Machiavel). Elle connait un rebondissement au XXème siècle avec les thomistes (Maritain).
Gaston Fessard, dans « Autorité et bien commun », 1944, décompose le bien commun en trois sous ensembles :
« 1/ le bien de la communauté : les biens publics ou autres mis en commun,
2/ la communauté du bien : le caractère effectif de l’accès de chacun aux biens communs,
3/ le bien du bien commun : la nature et l’équilibre de la relation entre l’individu et la communauté. »
(Je n’ai pas lu ce livre, cité par Claude Rochet).
Récemment, cette notion a été réactivée par des courants assez divers : certains libéraux, comme Popper (« The abdication of philosophy : Philosophy and the public good », 1994, non traduit), ou Leo Strauss (« Histoire de la philosophie politique »), mais aussi les courants « républicaniste » (Quentin Skinner) voire « populiste » (Christopher Lasch), aux Etats Unis.
En Europe, citons Ricardo Petrella (Groupe de Lisbonne, altermondialiste, « Le bien commun »,1996).
Il me semble que deux thèmes illustrent assez bien cette orientation en faveur du bien commun.
a/ La critique du « relativisme » moral, intellectuel et culturel, du refus des normes et de l’autorité, du culte de l’individu et du narcissisme.
On condamne particulièrement l’abdication des parents devant les enfants, et la judiciarisation de la vie publique ou privée. (Voir le site américain commongood.org).
La critique de l’économie – et de l’idéologie libéraliste- par ce courant tient essentiellement au fait que l’économie est par excellence le domaine où règnent le relativisme et l’individualisme, et où, par conséquent, le respect, la reconnaissance voire la discussion du bien commun sont refusés.
b/ La méfiance à l’égard de l’état et de la bureaucratie, et, en tout cas, la nécessité de ne pas confondre bien commun et intérêt général.
L’intérêt général serait le bien du prince, dans le sens où il est de sa responsabilité, et vise les biens publics et les règles générales de la cité. C’est l’exemple classique du service public à la française dont la mission d’intérêt général est définie par la loi.
Le bien commun, lui, implique plus que le respect de la loi exprimant l’intérêt général. Il nécessite un engagement de chacun comme condition de fonctionnement de la règle. Le bien commun n’est pas une norme ; il n’est pas défini par convention ; mais il existe cependant comme objet d’une discussion entre personnes responsables.
4/ Bien commun, bien(s) commun(s) et internet
Il y a donc une certaine dose d’ambiguïté autour de ces notions, ambiguïté construite historiquement et redoublée par l’ignorance que « nous » en avons.
La même formule désigne des choses et un état d’esprit, voire une philosophie. Les choses elles même sont très diverses et composent un catalogue éclectique : l’eau, l’air, la couche d’ozone, le patrimoine génétique, les idées. J’ai lu récemment que le syndicalisme européen et la fonction publique européenne devaient être considérés comme des biens communs.
Cet éclectisme, et ce passage du plus matériel au plus spirituel sont substantiels à la théorie même du bien commun. Thomas partait de la constatation que parmi les biens auxquels aspirent les hommes, certains, parmi les plus importants, sont partagés dans une jouissance commune. De cette base, qui est celle de la communauté humaine, il remontait jusqu’à un ordre supérieur, celui du bien commun.
Je n’insiste pas sur une autre difficulté : la grande diversité des courants, soit politiques, soit disciplinaires, soit professionnels qui utilisent ces notions.
Le bien commun est faiblement compatible avec l’idéologie libéraliste (mais pas avec le libéralisme, ni politique, ni économique). Pour Hayek, « dans une société libre, le bien commun consiste principalement en la facilité offerte à la poursuite des objectifs individuels inconnus ».
Ce qui est certainement frappant, c’est le caractère apparemment adapté à l’internet de cette philosophie, alors que nombre d’autres théories ont fait long feu.
J’en vois trois raisons :
1/ les limites évidentes de la logique du marché et de celle des états pour construire le cadre commun de l’internet.
2/ le rôle de ces choses ou biens dont l’appropriation ne peut être pensée dans les termes habituels : les protocoles (TCP/IP, WWW), les idées techniques génériques (l’hypertexte), les logiciels libres, les contenus ouverts.
Prenons le cas des textes classiques numérisés. Lorsqu’il s’agit de Gallica, nous sommes devant un bien public dont l’égalité d’accès est correctement garantie. Pourtant les textes eux même « appartiennent à toute l’humanité » ; ils s’apparentent à un bien commun.
3/ l’importance des nouvelles formes collectives sur le net, mais aussi des nouveaux comportements individuels : logiciels et contenus libres, wiki, blogs d’information.
L’exemple donné par Michel Briand, dans le cadre de l’Université d’été de la Fing, me semble parfait. Si un professeur diffuse certains résultats de son travail plus largement, on ne peut pas soutenir a priori qu’il le fait par intérêt individuel. Mais on ne peut pas non plus ranger cette initiative dans la notion d’intérêt public, puisque cet intérêt public, défini par la loi, n’impose au professeur que d’enseigner.
La notion de bien commun connaît donc un certain succès dans les milieux liés à l’internet.
Les Creative Commons font précisément référence à cette notion.
Les arguments de David Bollier, un des promoteurs des Creative Commons, me semble assez proche du courant de Skinner : l’état fédéral américain, empiétant sur les droits traditionnels des américains, a le tort de soutenir les forces économiques qui cherchent à privatiser les commons, définis comme « une création de la nation et de la société dons nous héritons ensemble et sans conditions ».
En Europe, Philippe Quéau a proposé un approche du « bien commun mondial », intégrant la propriété intellectuelle, et Philippe Aigrain une « coalition des biens communs ».
4) Remarques provisoires sur l’utilisation de la notion de bien commun
Première remarque très générale : avoir l’œil sur le positionnement du bien commun dans les différents discours et sur la signification tactique du recours à la notion.
Par exemple, pour Bollier, la common property est à mi chemin entre la propriété privée et la propriété publique. Pour d’autres, ce sera une philosophie supérieure qui devra s’exercer aussi bien sur un fond d’intérêt privé qu’à partir de l’intérêt public.
Dans certains cas, le bien commun se voudra opposition à l’appropriation privée, au monopole ; dans d’autres cas, il signifiera l’abandon de l’intérêt général organisé par la loi, et son remplacement par la chose commune dont tous doivent s’occuper, la morale évinçant le politique.
Deuxième remarque : je ne crois pas beaucoup à la démarche qui consiste à faire dériver une politique de bien commun d’une quelconque nature commune de biens aussi différents que les idées, l’air, les gènes, le service public. La tentative de rhabiller les vieilles définitions scolastiques par des raisonnements « économiques », où les lois du développement durable se substitueraient à celles de la providence, je n’y crois pas non plus.
Les juristes du XIXème siècle ont trop tiré sur le fil. Nous arrivons après. Voici Renouard cité par Xifaras :
« Il faut renverser les termes de la proposition de Domat si l’on veut remonter à son explication juridique. Ce n’est pas parce que ces biens sont communs à tous que nul ne s’en rend maître ; c’est parce que nul ne s’en rend maître qu’ils sont communs à tous. »
Autre remarque qui précise la précédente : l’idée de biens naturellement communs est trop « naïve » pour nos sociétés, mais elle s’exprime, pour le numérique, à travers l’énumération d’opérations qui « vont de soi », qui se « justifient techniquement », l’opérabilité, voire une banale fonctionnalité imposant le collectif, donc le commun ou le libre.
Dernière remarque provisoire : soyons sages comme les romains. Il y a les choses ou les biens ; il y a les personnes. Des objets et des sujets. Par exemple, le sujet type de la propriété privée, c’est le paterfamilias.
On peut trouver « fumeuse » la philosophie de l’auteur – l’autorité – qui se trouve « derrière » le droit d’auteur, mais un droit d’auteur organise une théorie de l’auteur et cette théorie – ce dogme- participe à l’institution de la propriété littéraire.
Bref, pour bien s’occuper du « quoi » ou du « comment », s’occuper aussi du qui.
(Je reviendrai sur cette version dans quelques semaines et je donnerai alors des références complètes).
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