le rapport Thélot et les technologies de l'information
28/10/04
internet dans l’enseignement
Le rapport Thélot, "rapport de la commission du débat national sur l'avenir de l'école" intègre « les technologies de l'information et de la communication » comme une des compétences que l’élève doit maîtriser au titre du « socle commun des indispensables ».
Cette proposition me semble importante, non pas parce qu’elle sanctionnerait une reconnaissance des nouvelles techniques à l’école – depuis près de vingt ans nous assistons à une incantation permanente sur ce thème- mais plutôt parce qu’elle va précisément permettre de recadrer le rôle des technologies dans l’enseignement.
Grosso modo, on peut distinguer quatre grands domaines d’application des technologies de l’information dans l’enseignement.
1) L’informatisation et la mise en réseau de ce qu’on appelle parfois la gestion de la classe : inscriptions, emploi du temps, résultats, information sur l’école et l’éducation nationale. Ce domaine a une certaine importance du point de vue de la modernisation de l’EN comme administration. Il n’en a pas beaucoup du point de vue de la mission de l’école, de son rôle culturel.
2) La numérisation et la mise en ligne des ressources documentaires . Ce domaine qui doit être spécifié de celui de l’enseignement propre connaît déjà des réalisations intéressantes. Je pense par exemple aux dossiers pédagogiques de la Bibliothèque de France.
Mais trois limites doivent être posées. Fondamentalement, la qualité de l’enseignement dépend peu de la diversité du matériau utilisé : on apprend à lire avec vingt six signes, à compter avec encore moins.
Deuxièmement les « contenus » numériques doivent compléter les livres, sans chercher à s’y substituer.
Enfin, l’enseignant doit être conscient de la « non neutralité » du support numérique qui emporte nécessairement un certain degré de fonctionnalités informatiques. Exemple : l’utilisation d’une carte numérique avec recherche par index d’un lieu « saute » l’opération de recherche par coordonnées.
3) L’enseignement en ligne ou l’enseignement assisté par ordinateur en présence du professeur.
Au delà d’une simple commodité – automatiser l’enseignement à distance, ce qui nous renvoie au premier cas- ce domaine est celui qui reste le plus incertain.
L’enseignant devra disposer d’une maîtrise suffisante des technologies pour pouvoir réellement encadrer leur usage, c’est à dire le mettre à une distance critique ; et cette maîtrise ne peut pas être purement individuelle, elle concerne au premier chef la discipline.
Dans les cas où l’habitude d’une certaine mécanisation de l’enseignement est déjà ancienne – ce qui ne veut pas dire qu’on peut se passer du professeur- des résultats sont obtenus : c’est le cas pour l’enseignement des langues où on peut combiner les exercices de type audiovisuels et l’immersion écrite sur le net.
Dans d’autres cas, comme l’enseignement des lettres, nous sommes encore dans une phase expérimentale avec des aspects contradictoires. Aux Etats Unis l’utilisation jugée inconsidérée des calculatrices a suscité une pétition nationale d’un grand nombre de professeurs et de personnalités du monde des mathématiques.
4) L’enseignement des technologies de l’information pour elles même.
Cet enseignement a connu sa période noire, un peu partout, et, en France, de l’échec du plan « Informatique pour tous » à la période initiale de l’internet, avant le crash de la net économie.
On a beaucoup moqué - et cruellement - les enseignants qui s’inspiraient de Seymour Pappert et d’Allan Kay, en confondant leurs efforts avec une politique industrielle dirigiste. Pourtant parmi tant d’initiatives dont beaucoup ne méritaient pas d’être testées, si une chose appelait bien l’expérience, c’était celle là.
Ensuite ce fût pire. Oubliant que l’internet s’était d’abord développé dans les milieux de la recherche publique ou privée, et chez les universitaires – c’est à dire dans des milieux qui pouvaient « s’auto-former », apprendre en faisant, et qui d’ailleurs faisaient beaucoup d’efforts pour constituer sinon un savoir, du moins une « culture » de l’internet- on décréta que les élèves et le petit peuple du fossé numérique pouvaient apprendre directement, « sur le tas », « à partir des logiciels du marché ».
Le sophisme du « fils de la concierge qui à dix ans joue aux jeux en ligne» régnait en maître et était systématiquement opposé à ceux qui considéraient que les technologies de l’information étaient des technologies culturelles, intellectuelles, et qu’au moins une formation devait être mise en place.
Une formation mise en place : c’est à dire non seulement donnée, mais, au préalable, conçue, réfléchie, organisée comme matière et méthode d’enseignement.
La commission Thélot suivant en cela la direction prise par le ministère de l’Education nationale depuis plusieurs années rompt heureusement avec ce dogme empiriste et « orienté consommateur » de la formation aux technologies de l’information.
compétence, savoir-faire et savoir
A elle seule, cette heureuse rupture ne suffit pas à définir le contenu de la dite formation, ni même à décider si elle doit être délivrée à l’école, au collège ou ailleurs.
Il ne suffit pas que la vision culturelle de l’internet soit la bonne, encore faut il que ce type d’enseignement soit réellement nécessaire à l’enfant. Il ne suffit pas que cette formation soit nécessaire, encore faut il qu’elle existe comme enseignement possible, c’est à dire comme savoir transmissible.
La formule retenue par la commission Thélot pour qualifier ce qu’il convient d’apprendre en matière de technologie de l’information est d’abord tarabiscotée et finalement prudente.
En tête du chapitre 1, on parle des « fonctions primordiales » correspondant au « socle commun des indispensables ».
J’avoue que je n’ai pas compris en quoi les exemples donnés constituaient des « fonctions ». Doit on comprendre : « vivre ensemble dans notre République » est une fonction du socle ( !) ? Ou, ce qui semble pire, « lire, écrire » sont des « fonctions » que l’élève doit maîtriser au titre des « indispensables » ? (A coup sûr, on ne peut qualifier généralement la lecture et l’écriture de « fonctions »).
A cet endroit, le rapport Thélot met sur le même plan les différentes « fonctions » : lire, mais aussi « se servir de l’ordinateur », « s’exprimer (y compris en anglais de communication internationale) », ce qui a suscité les critiques des « républicains » ou « traditionalistes ». La formule « se servir de l’ordinateur » est à peu près la pire qui soit.
La suite du texte (encadré de la page 54) est moins à l’emporte-pièce. Le socle comprend des « connaissances », des « compétences », et des « règles de comportement ». Les deux « piliers », langue et mathématiques, semblent correspondre aux connaissances. La « maîtrise des technologies de l’information et de la communication» constitue un « savoir-faire », une « compétence », et même une « compétence fondamentale ». Le rapport, ici, la distingue donc des « piliers » que sont l’écriture et la lecture.
Restons sur « compétence ». Ce terme correspond à l’anglais « skill » et vient du vocabulaire de la formation professionnelle. Je préfère l’anglais qui est plus franc : « skill » est proche d’ « habileté » et s’associe facilement à « technique » ou « technical ».
Le sens général de « compétence » est : « capacité due au savoir, à l’expérience ».
Il faut donc éclaircir plusieurs points.
Soit il s’agit d’une capacité due au savoir : reste à définir le ou les savoirs. Appelons le : « savoir de référence ».
Soit il s’agit d’une capacité due à l’expérience et comportant notamment une part d’habileté. Le problème posé est celui de la transmissibilité de cette capacité. Appelons la : « culture technique ».
Le savoir de référence ou la culture technique peuvent être en période d’élaboration ; ils doivent avoir au moins atteint le point où un enseignement est possible.
Ce qui est exclu –et dont l’exclusion devrait être explicite- c’est l’inexistence de ce savoir ou de cette culture, c’est à dire une situation où l’expérience de l’élève serait guidée par un enseignant dont la capacité propre proviendrait elle même de l’expérience. Car c’est le savoir qui transmet l’expérience sauf dans les cas d’imitation, clairement contradictoire avec le cadre de l’éducation nationale.
« Compétence fondamentale clairement reconnue comme faisant partie du socle commun des indispensables » rime difficilement avec « expérience transmise individuellement par imitation ».
Dans le cas du savoir, il est difficile de le définir et même de le nommer. Le problème posé n’est pas celui de la ou des sciences auxquelles il s’apparenterait, car il y a autant de proximité entre ce savoir et, disons, l’informatique qu’entre le savoir-lire et la linguistique, ou le savoir-calculer et les mathématiques.
Ce qui reste incertain, instable, c’est ce savoir lui même aussi bien que la culture technique qui assurerait la transmissibilité de l’expérience.
Quel est le tableau ?
Il y a des savants et des ignorants, comme partout. Mais les différentes « communautés » sont loin de s’accorder sur la reconnaissance des savants. Tel qui, dans sa communauté, est considéré comme une épée, une « personnalité de l’internet » passe ailleurs pour un inculte, voire un dangereux amateur.
Il y a des notions et même des systèmes de notions, mais pas de consensus sur la définition même de ces notions : voir par exemple les conflits entre informaticiens, designers et littéraires sur la notion d’hypertexte.
Il y a encore des « méta-discours », et quelques auteurs identifiés, mais ceux dont les pratiques sont sensées être réfléchies par ces auteurs sont loin de les reconnaître comme tels. Quiconque connaît un peu les questions d’ « initiation à l’internet » sait que la situation est indéfinie, marquée, en particulier en France, par une grande improvisation intellectuelle.
La raison me semble simple. Comme le dit Régis Debray, le savoir transmissible n’est pas un corpus disponible, préexistant à la transmission. C’est la transmission – désir et puissance, méthode et technique- qui institue le savoir comme savoir transmissible.
D’où l’importance d’une orientation comme celle du rapport Thélot, et la sagesse de la formule de « compétence » qui, pour évoquer irrésistiblement le volapük administratif, est bien venue ici, dans sa différence avec les savoir-lire, écrire et calculer.
D’où, en contrepartie, la responsabilité qui incombe à tous ceux qui comprennent le contenu culturel des technologies de l’information. Ils doivent répondre de ces savoirs, qu’ils pensent détenir, dont ils connaissent l’existence ou dont ils présument la valeur. Ils doivent contribuer à l’énoncé et à l’organisation de cette transmissibilité.
Quelques pots cassés sont à craindre, mais c’est plutôt une bonne nouvelle.
cursus
Voici les pistes sous forme d’opérations ou de questions, qui devraient être selon moi ouvertes pour construire un véritable cursus de cette transmission.
1) déconstruire l’idéologie et le marketing de l’internet
2) l’analyser comme milieu culturel et cognitif
3) articuler la compréhension du codage numérique et l’alphabétisation
4) situer l’initiation à la pensée algorithmique par rapport à la logique ou l’algèbre
5) situer l’hypertexte par rapport à la lecture et à l’enseignement de la littérature
6) problématiser la publication de l’écrit électronique.
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Sources : « Pour la réussite de tous les élèves » (rapport dit « rapport Thélot »). La documentation française.
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