Roland Barthes, le lecteur et l’hypertexte
13/10/04 - 11/01/05
(Ce texte faisait partie de la série Droit du lecteur que j'ai retirée et remplacée par Idée du lecteur. Il est le début et la première version d'un texte qui sera intitulé "Bonne lecture et hypertexte".)
convergence, querelle
Les théories sur la relation entre la lecture et le numérique sont fortement marquées par les travaux de certains universitaires américains qui, dans les années 90, ont décelé une forte convergence entre les théories « post-structuralistes » ou « déconstructionnistes » et la technologie de l’hypertexte.
(J’ai présenté rapidement ces travaux dans Petites introductions à l’hypertexte ).
Un point important de cette convergence serait l’accord sur une nouvelle prééminence du lecteur.
J’examine, maintenant, si, et dans quelle mesure la réflexion sur un droit du lecteur doit nécessairement s’appuyer sur cette prééminence et sa théorie.
Ces théories de la convergence ont connu des développements récents, aussi bien théoriques que pratiques, du côté du courant du libre, chez certains qui n’hésitent pas à transposer dans le domaine du texte la stratégie suivie pour les logiciels.
En sens contraire, elles ont fait l’objet de critiques dont la plus représentative, en français, me semble être celle d’Alain Finkielkraut.
Un signe du même ordre est donné avec la page 4 de la couverture de Passions impunies de George Steiner : elle tire tout le livre vers une critique du numérique que l’on peut présenter comme l’une de ses suites possibles, mais sûrement pas comme un de ses sujets.
Je me référerai au texte d’Alain Finkielkraut, Fatale liberté , publié dans un livre intitulé Internet, l’inquiétante extase .
Ce qui frappe le plus chez les partisans de la convergence et de l’hypertexte, et leurs critiques, c’est l’agencement de leur opposition : accord presque total sur l’analyse, désaccord radical sur l’évaluation.
On analyse de la même manière l’hypertexte, les positions de Barthes ou Derrida, la convergence. Puis, d’un côté, on s’accorde avec tout jusqu’à en attendre un monde meilleur, et, de l’autre, on s’oppose à tout en prédisant des catastrophes.
Bolter et la « reader-response »
Je prendrai pour point de départ le livre de Jay David Bolter Writing space. The computer, hypertext and the history of writing .
Ce livre, comme ceux de George Landow, est une des références constantes des américains. Il est, par exemple, la source principale du livre célèbre de Jeremy Rifkin L’âge de l’accès , sur ces questions.
Bolter fait de l’hypertexte le principe organisateur du nouveau medium, du nouvel espace écrit, qu’il oppose à celui du livre imprimé.
J’ai résumé ainsi les principaux traits de cette opposition :
-livre imprimé : norme séquentielle et linéaire, structure habillée typographiquement, fixité de la forme, texte limité, unitaire, principe d’un bon parcours de lecture, prééminence de l’auteur ;
-ordinateur : norme non séquentielle, hypertextuelle, structure visible à nu, fluïdité et malléabilité de la forme, texte illimité, indéterminé, en réseau, ouverture à des parcours multiples de lecture, intervention et prééminence du lecteur.
Dans son livre, Bolter insiste sur la similitude étonnante entre les caractéristiques du médium numérique, les contraintes de son design, les orientations de la littérature contemporaine et les théories « radicales ». Parmi ces théories, il range Barthes dont il cite longuement un passage de De l’œuvre au texte , paru en 71, qu’il considère comme particulièrement significatif de la « reader-response ».
Alain Finkielkraut sur Barthes
C’est exactement le même passage que cite Alain Finkielkraut dans Fatale liberté .
Cet extrait fait partie d’une des sept « propositions » de Barthes concernant le « Texte » : « la méthode, les genres, le signe, le pluriel, la filiation, la lecture, le plaisir ».
De la proposition « filiation », Finkielkraut cite en particulier :
« L’œuvre est prise dans un processus de filiation…L’auteur est réputé le père et le propriétaire de son œuvre…Le Texte peut se lire sans la garantie de son père ; la restitution de l’intertexte abolit paradoxalement l’héritage ».
Il qualifie cette position de « la théorie des années soixante-dix » d’ « orgueilleusement parricide ».
Il reprend, mais avec un point de vue diamétralement opposé à celui de Bolter ou Landow, le thème de la convergence de l’hypertexte avec la « théorie des années soixante-dix », en dénonçant « ce parricide théorique (qui) a reçu son prolongement technique avec l’informatisation du monde. L’intertexte est devenu l’internet. »
mesure de Barthes
Trois questions peuvent être posées : que contient la proposition de Barthes, quel est son statut et quel est son rapport possible avec l’hypertexte ?
Relevons d’abord la mesure, la modération de Barthes.
« La restitution de l’intertexte abolit paradoxalement l’héritage. »
Alain Finkielkraut peut mettre l’accent sur l’abolition, mais Barthes la qualifie de paradoxale. Ce qui échappe à l’auteur est rendu, « restitué » à l’intertexte, à d’autres textes, pas au lecteur.
La « vie » de l’auteur elle même peut revenir, non pas comme hypothèse génétique, « explication » de l’œuvre, mais comme bio-graphie, comme texte-vie (Proust, Genet).
Au fond ici il s’agit seulement pour Barthes de tenir à distance l’idée de création radicalement originale, d’engendrement individuel, et d’explication biographiste de l’œuvre.
« De l’œuvre au texte » est intermédiaire entre « la mort de l’auteur » et les textes sur la lecture, ce qui devrait compter, surtout pour les partisans de l’histoire littéraire.
Barthes en particulier y écarte l’assimilation hâtive de l’œuvre aux classiques et du Texte à la littérature d’avant –garde. « Il serait vain de chercher à départager matériellement les œuvres des textes ».
En réalité, la critique de la filiation se substitue à la « mort de l’Auteur ». Roland Barthes ne réutilise pas la formule de la mort de l’Auteur, ni dans le passage cité par Bolter et Finkielkraut, ni dans le passage sur la lecture.
Quatre ans plus tard, il dira : « De doctrine sur la lecture, je n’en ai pas… ».
filiation et « acte sacré de la lecture »
Même exprimée de manière mesurée, cette critique de la filiation est considérée par Finkielkraut comme une atteinte exorbitante à la conception occidentale de la lecture comme acte sacré.
« …l’Occident avait fait de la lecture un acte sacré. » (Fatale Liberté).
A contrario, la théorie de la filiation est considérée comme constitutive de cette conception de la lecture occidentale comme acte sacré. D’où la critique de parricide.
Ce qui est clair, c’est que la filiation selon Barthes a une source très vraisemblable que Finkielkraut mentionne sans l’expliciter : le Phèdre de Platon, notamment le discours égyptien final, commenté par Jacques Derrida, dans un texte célèbre, la pharmacie de Platon , paru dans deux numéros de Tel Quel de 68, soit avant le texte de Barthes. Le texte de Derrida débute d’ailleurs par une interprétation de la filiation.
Que dit Platon ?
Voici l’extrait 278-a où Socrate donne les caractéristiques du bon discours : « …celui qui estime que de pareils discours doivent être considérés comme ses fils légitimes à lui, -qu’il s’agisse en premier lieu de ce discours, qu’il porte en lui-même quand il vient de l’inventer, ou qu’il s’agisse de ces discours qui, tout à la fois rejetons et frères du premier, sont ensuite nés dans telles autres âmes de tels autres hommes à proportion de leur mérite… ».
Le thème de la filiation auteur/ discours écrit est ici présenté avec sa dimension juridique, « fils légitimes ». De cette filiation dérive une parenté entre le texte écrit et les textes lus, « à la fois rejetons et frères du premier ». Conception dont tout de même l’intertextualité et le lecteur producteur de texte de Barthes ne sont pas trop éloignés.
Roland Barthes n’entend pas critiquer en général la conception de la lecture en Occident « comme acte sacré » et d’ailleurs la filiation telle qu’il la critique n’est pas la conception de la lecture en Occident .
(Pour autant qu’existe quelque chose d’aussi impressionnant qu’une conception de la lecture en Occident, quelle qu’elle soit . Je crois plutôt qu’il existe, pour reprendre les mots de Finkielkraut, une conception de la lecture en occident comme « acte sacré » construite par la théorie des années 90. Elle est effectivement contradictoire avec les idées de Barthes et elle a été faite en partie pour cela. Quand à la chose : la conception de la lecture en occident, elle reste à trouver. Par comparaison, un classique comme Gustave Lanson admettait et même revendiquait la nouveauté de sa conception et la modernité de ce qu’on appelait alors « la méthode »).
La filiation est une métaphore réutilisant la thématique platonicienne dans le cadre d’un monde littéraire totalement différent.
Pour faire vite : la conception moderne de l’auteur telle qu’elle s’est instituée progressivement au XIX ème siècle, c’est à dire : le Code Napoléon (« La destination du père de famille vaut titre à l’égard des servitudes continues et apparentes. ») ; la propriété littéraire selon le doyen Proud’hon et Renouard ; la vision romantique de l’auteur et de la création ; ce que Tocqueville, à partir de l’exemple américain, appelait déjà l’industrie littéraire ; et l’histoire littéraire à la mode de Gustave Lanson.
Je ne crois pas par exemple qu’on recourt fréquemment à cette métaphore avant le XVII ème ou le XVII ème siècle. Il me semble qu’était utilisé, pour décrire le lien de l’auteur et de son œuvre, le vocabulaire de la rhétorique : « il composa, inventa, trouva ». Par exemple, une formule souvent retenue est le très ancien « fut le premier qui », formule qui trouve à s’appliquer aussi bien pour une nouvelle science que pour une tournure de style et qui noue autorité, antériorité et novation.
Cette notion de filiation (l’auteur, père et propriétaire de son œuvre selon la très juste formule de Barthes) n’a rien d’une horreur. Elle n’en constitue pas pour autant l‘horizon indépassable de l’autorité littéraire en Occident.
autorité, bonne lecture de Péguy
Particulièrement explicite de l’interprétation d’Alain Finkielkraut est ce passage de l’entretien qui figure dans le même livre et fait écho au thème du parricide.
« Il y avait l’autorité du prêtre, il y avait l’autorité du maître, il y avait l’autorité de l’auteur : tous ces surmois sont engloutis dans le grand pêle-mêle numérique. »
L’utilisation –sans distance- de la notion de surmoi, revenu de s’engloutir dans l’excellemment freudien « grand pêle-mêle » nous ramène au père et à l’autorité. Mais le maître a autorité sur les élèves, le prêtre sur les fidèles. Sur qui s’exerce l’autorité de l’auteur comme père ?
D’après Platon : sur les textes, ses rejetons : engendrés/dominés/possédés. Sur les textes, et, s’agissant des lecteurs, sur les textes lus par eux, textes frères, pas sur eux mêmes.
Au fond Finkielkraut suit le chemin inverse de Barthes. Celui ci était passé de la thèse du lecteur dont la naissance doit se payer de la mort de l’Auteur, à une version plus modérée, du Texte rejetant le modèle de filiation de l’œuvre. Finkielkraut passe des textes-fils-frères de Platon, aux fils-textes, au lecteur, ou lecteurs, ou groupe de lecteurs, dont l’orgueilleuse « bonne lecture » fonde l’autorité du livre.
Le thème de la bonne lecture est en effet présent ici à travers la double référence à Steiner citant Péguy.
Comme on semble penser que Péguy a été définitivement enrôlé, je donne sur cette question de l’auteur-père une citation de Clio, pour une « bonne lecture » de Homère :
« Ne vous dites pas : il est grand. Non, ne vous dites pas cela. Ne vous dites rien. Prenez le texte. Ne vous dites pas : c’est Homère. C’est le plus grand. C’est le plus vieux. C’est le patron. C’est le père. Il est le maître de tout (…) Prenez le texte. Et qu’il n’y ait rien entre vous et le texte. Surtout qu’il n’y ait pas de mémoire…Prenez le texte. Lisez le…comme si chacun de ces chants, chacune de ces rhapsodies était de quinzaine en quinzaine, de semaine en semaine, un cahier que vous viendriez de faire paraître. Comme si ce fût la dernière nouveauté ».
La citation d’Hannah Arendt sur une « approche non traditionnelle de la tradition » me semble entrer en résonance avec cette bonne lecture de Péguy.
suite sur la méthode : touches et tableaux
Roland Barthes présente ses propositions sur le Texte comme des « énonciations non des argumentations, des « touches », si l’on veut, des approches qui acceptent de rester métaphoriques ».
Aux métaphores du « père » et du « propriétaire » il oppose d’autres métaphores, et, quand à la méthode, il procède par « touches ».
Ce qu’il entend par « touches » peut sembler énigmatique.
Pour le plaisir, j’en donne l’emploi 10, dans le Littré : « Petit brin de bois ou de quelque autre chose dont les enfants qui apprennent à lire touchent les lettres qu’ils veulent épeler ». On avait déjà le mobile, voici donc découvert l’instrument du parricide : un petit brin de quelque chose.
Le plus simple est de faire jouer , comme il est courant chez Barthes –et conforme à son art, le mot « touches » entre la peinture (manière, signe, tracé) et la très discrète pièce de clavier (de piano ou de machine à écrire). Le jeu portera alors aussi sur les deux « tableaux » : l’image, la figure, le « trait » ou la table de vérité, le comput.
Il y a plus qu’une erreur à ne pas prendre au sérieux la modération de Barthes : pas de classement entre œuvres et textes, ni en périodes. Approche infra – scientifique. Pas d’histoire, pas de sociologie, ni de psychologie (pour les autres) ; pas de grammaire, ni de sémiologie (pour lui). Approche au fond artistique : tableau, touches, art de lecture.
« De l’œuvre au texte » se lit comme un répertoire des lieux traversés dans le mouvement de lecture, un aide mémoire pour une méthode de lecture. Le Texte est le nom de ce mouvement. Il n’est pas « computable ». D’ailleurs il n’est même pas une table. Par exemple, l’allusion au droit d’auteur dans la proposition « filiation » ne vaut pas évidemment « condamnation » du droit d’auteur. A l’inverse, la bibliothèque pourrait évoquer le réseau de textes, au sens banal ; elle indexe ici la limite de l’œuvre.
La polarisation œuvre/texte ne peut donc nullement être ramenée, rapprochée, voire convertie en une de ces dichotomies courantes dont l’origine est probablement à chercher chez Mac Luhan : oral/écrit, manuscrit/imprimé, écrit/audiovisuel, livre/hypertexte.
En particulier, n’y figure aucune référence à la technique, aucune philosophie de la correspondance entre technique et œuvre/texte, alors que les approches comme celle de Bolter, telle que Finkielkraut la reprend, font de l’entrée « support » ou « technique » non seulement un des principaux critères, mais le principe même d’organisation de la dichotomie.
(Chez Finkielkraut, le volet technologique de la correspondance n’est en rien théorisé ; il est simplement affirmé par la formule « prolongation dans la technique » de la théorie et l’assertion « l’intertexte c’est l’internet » ).
Ce qui, chez Roland Barthes, tient la place de la technique, ce n’est pas un discours (sur la technique), c’est une manière de faire, une méthode, un art. C’est là qu’il faut chercher la correspondance théorie/technique.
suite et fin provisoire sur la théorie de la convergence et son peu d’intérêt pour l’étude d’un droit du lecteur
Avant que ce dégagement ne tourne définitivement à la digression, j’en précise les limites : je n’ai pas voulu prouver que les idées de Roland Barthes sur la lecture et les lecteurs étaient justes et nécessaires, ce qui serait ridicule, mais qu’elles étaient mesurées, évolutives, précises, et assez éloignées des critiques qu’on leur adressait ; je n’ai pas voulu démontrer que les théories sur l’hypertexte des universitaires américains étaient fausses, mais qu’elles ne se renforçaient pas en agrégeant fautivement le point de vue de Barthes ; mes critiques sur la théorie de la convergence n’empêchent pas toute théorie de ce style, sous une forme qui devrait être cependant affaiblie, mais seulement ses formes les plus flamboyantes et les plus incertaines ; je suis en désaccord avec ce qu’Alain Finkielkraut dit de la théorie des années 70 et de l’hypertexte, mais cela n’enlève pas toute pertinence à ses craintes.
Mais provisoirement ces quelques lignes suffisent pour ne pas chercher de ce côté ci un fondement théorique ni expérimental à une réflexion sur le droit du lecteur, ni de ce côté là des raisons sérieuses de s’inquiéter.
……..
Sources :
Roland Barthes, « Le bruissement de la langue. Essais critiques IV », Editions du Seuil.
Jay David Bolter, « Writing Space. The Computer, Hypertext, and the History of Writing”, Lawrence Erlbaum Associates.
Alain Finkielkraut, (avec Paul Soriano), “Internet l’inquiétante extase”, Mille et une nuits.
Charles Péguy, « Clio » dans l’édition de la Pléïade, œuvres en prose, 1909-1914.
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Rédigé par : Lilia | 21/06/2006 à 04:23