Il y a les enfants ; et il y a les jeunes que les grecs appelaient neoi, les nouveaux.
« Nouveau » dit bien autre chose que « jeune ». « Jeune » indexe le devenir et le début, « nouveau » l’événement et l’original.
Nouveau parle d’un autre surgissement après la naissance ; nouveau est une question de singularité.
La cruauté particulière du suicide d’une personne jeune tient beaucoup au redoublement de l’inexpliqué. On n’explique pas ça, et on ne sait pas même ce qui devrait être expliqué : l’image de l’avenir, ou le fardeau de la singularité.
Dans ces lignes, j’utilise « nouveaux » et je délaisse « jeunes », mot clé de la Novlang.
Penser aux jeunes et les penser comme nouveaux.
Oser critiquer les nouveaux, que nous aimons, et qui dépendent de nous quoiqu’ils nous asservissent.
Ce que la figure du nouveau exprime au mieux, c’est ce que disait Foucault : le pouvoir est plus une relation qu’une domination ; on l’exerce plutôt qu’on le possède. Le nouveau n’est pas le méchant qui abuse du pouvoir ; il n’en est pas la simple victime. Il est une situation expérimentale différente, une sonde, un cobaye, un golem.
Les nouveaux sont le terrain d’affrontement de la consommation et de la culture, et, pour une partie d’entre eux, les champions de la consommation. En tant que champions de la consommation, certains nouveaux participent à l’exercice du pouvoir néo-culturel et leurs représentants personnalisent ce pouvoir.
D’autres terrains d’affrontement ont été expérimentés, comme l’administration directe de certains espaces urbains ou de certains événements par la consommation, ou le pilotage de la « convergence numérique ». Mais aucun de ces terrains ne valait le jeune, le nouveau, sous les traits de l’Ado Mondial, le World Teen de MTV.
Le jeunisme est une plaisanterie. Jamais on n’a aussi peu reconnu les qualités de la jeunesse, son invention, sa grâce, son exactitude, son sens de l’occasion. Jamais on ne lui a autant demandé de faire ses preuves. Et les premières preuves se font sur ce terrain d’affrontement de la culture et de la consommation, là où il est fortement conseillé de se faire le champion de la consommation.
Comme champion de la consommation, le nouveau fait voler en éclat le mythe de l’homo economicus. En général, la consommation dans nos sociétés est fortement irrationnelle. Mais la fabrication de cette consommation irrationnelle se fait à partir du nouveau, c’est à dire qu’il en est à la fois l’expérience et l’expérimentateur.
La consommation des nouveaux est une activité récente et proprement inouïe. Jamais aucune autre société n’avait imaginé de confier un pouvoir de consommation aux jeunes. Confier le pouvoir de consommation, ou une parcelle de ce pouvoir, à un groupe qui n’exerce aucun rôle dans la production ni l’échange, c’est tout bonnement lui confier un pouvoir politique en propre.
L’irruption du nouveau dans la consommation, c’est la transgression. Plus interdit, plus dangereux, plus nocif, plus addictif, plus luxueux, plus inutile, plus sale. Jakass. Consommer librement pour un nouveau, c’est décider de consommer ce que la société n’aurait pas normalement autorisé. C’est en même temps consommer sans être orienté économiquement par un rôle de production et d’échange, soit apparemment en dehors de la rationalité économique normale. La consommation du nouveau combine les deux transgressions.
La transformation des jeunes en terrain d’expérience pour l’affrontement de la consommation et de la culture s’accompagne du développement de maladies et quasi maladies de l’intellect et de la cognition, de la personnalité et de la sociabilité.
Bien que les raisons immédiates, ou profondes de ce type de maladies soient abondamment discutées, il n’existe aucun tableau systématique de cette misère contemporaine.
L’illettrisme est couramment considéré comme un échec. On l’a d’abord défini de manière étonnante comme l’analphabétisme de ceux qui avaient appris à lire, mais avaient oublié. On parle aujourd’hui – et le bon sens s’y retrouve mieux- de ceux qui quittent l’école sans avoir appris à lire. Mais le terme est conservé. La discussion sur l’illettrisme, et plus généralement sur les difficultés scolaires, a fait ressortir une difficulté grave autour de l’attention et de la concentration.
A partir de l’expérience de l’alexithymie (pas de mots pour la douleur), on a souligné la dégradation du vocabulaire jusqu’à sa disparition (Bounan). Le bégaiement et les autres quasi maladies orthophoniques se développent.
A propos du vocabulaire parlé, j’ai proposé de considérer qu’il était souvent extrait de son contexte langagier habituel pour former une sorte d’ index de séquences d’images dont le partage formait une condition de la communication. En effet, un point clé est l’articulation défectueuse entre la (les) « grammaire(s) de l’image » et la « vraie » grammaire de l’écrit qui est au cœur de la culture de référence.
La difficulté à tenir une conversation peut être due à l’absence de logique à moins qu’elle ne la renforce.
On voit ou on prévoit un affaiblissement de l’imagination et de la mémoire personnelles (Stiegler).
A un degré ou à un autre, les échecs de l’école, qu’ils fassent l’objet de polémiques (orthographe en France, calcul aux Etats unis) ou qu’ils restent discrets, sont liées aux affections de l’intellect des nouveaux.
Et dans leur ensemble, les maladies de l’esprit, de l’intelligence entrent en résonance avec les maladies « de l’âme », de la personnalité, que le docteur Françoise Dumont a résumées à propos de Marie Leblanc : « être reconnue sur le plan identitaire à n’importe quel prix ».
Le suicide, et les dites conduites à risque font aussi partie de ce prix.
Il s’agit du prix que les nouveaux doivent payer pour ce statut si enviable de terrain d’expérience pour l’affrontement entre la consommation et la culture.
Je considère qu’une description des nouveaux, ou l’exposé d’une politique « destinée aux jeunes », devrait comprendre un tableau systématique de cette misère : elle est la condition même des nouveaux.
C’est Guy Debord qui a le mieux parlé des nouveaux.
« Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. » (Commentaires, 1988).
Dix ans avant, le film In girum, dans ce qu’on pourrait appeler « la tirade du public du cinéma », démontrait scandaleusement :
« On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant ; méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés : ils se rêvent les métis de ces nègres-là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine. »
Eschyle avait fait dire à Prométhée, s’adressant à Hermès son tortionnaire, messager de la jeune génération divine :
« Nouveaux, vous gouvernez en nouveaux. Vous croyez habiter une citadelle imprenable. Mais moi, n’en ai je pas vu tomber deux souverains ? ».
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Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Editions Gérard Lebovici, 1988, p17.
Et In girum imus nocte et consumimur igni, Œuvres cinématographiques complètes, Editions Champ libre, 1978, p 195.
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