TRADITION
D'une lecture d'Hannah Arendt, dans " La crise de la culture " - à un moment où, non seulement, on discute âprement de cette crise, mais où ce sont les plus graves altérations de la culture qui font question : indignité du statut reconnu à ceux qui savent, quasi -maladies collectives de l'intellect, impuissance à transmettre - cette remarque :
" Le fil de la tradition est rompue et nous devons découvrir le passé pour notre propre compte, c'est-à-dire ses auteurs comme si personne ne les avait jamais lus avant nous.
Dans cette tâche, la société de masse nous entrave bien moins que la bonne société cultivée. "
Je n'ignore pas que nombre de commentateurs d'Arendt relativiseraient cette remarque, par exemple en soulignant certaines caractéristiques du développement récent de la société de masse , et en tirant même de ces caractéristiques une occasion de rendre la pensée d'Arendt plus traditionnelle, ou plus traditionaliste.
Il semble pourtant intéressant d'enregistrer qu'en 1963, une des philosophes qui ont le plus contribué à la question " crise de l'éducation/ crise de la culture " (car Arendt distinguait soigneusement les deux) :
a) acte le devenir non - traditionnel de la culture occidentale. Non - tradition construite et pas seulement produite historiquement,
b) préconise une approche non traditionnelle des auteurs de la tradition.
Cette approche est une perspective, un point de vue. Malraux décrivait ainsi cette tradition virtuelle, en attente d’approches non traditionnelles : " ... ce que nous respectons dans les musées, c'est la présence endormie de ces passions futures. " (Conférence sur l'héritage culturel en 36).
Pour Arendt, la rupture de la tradition - réelle- n'est pas la crise de la culture.
Ainsi, quel que soit ce qui est modifié, affecté, détruit dans la culture occidentale, ce n'est pas une tradition, et, serait-ce cette culture elle même, ce n'est pas en tant que tradition culturelle ; et, quelles que soient les réponses à ces modifications, altérations, destructions, elles ne sont pas d'ordre traditionnel.
Un point de vue répandu sur ce sujet revient à définir la culture du monde occidental comme une sorte d'hyper tradition.
Sa singularité tiendrait dans une manière bien à lui- et opportunément jumelée aux qualités d'ouverture de son économie, et d'universalisme de sa politique- de savoir-critiquer et savoir-ajuster les différentes traditions, les siennes et les autres, pour mieux les " optimiser ", aménagement d'ensemble lui même évidemment favorable à une culture mondiale.
Je n'ai pas grande confiance dans cette théorie mais je dois admettre qu'elle est répandue.
Parlant de tradition, Hannah Arendt pense le plus souvent à " tradition philosophique ", parlant de culture, le plus souvent aux œuvres, et à la forme de vie œuvre.
Je prends une référence ailleurs.
…
Geoffroy Tory est l'auteur du " Champfleury ou l'Art et Science de la Proportion des Lettres " (1529). Selon son auteur, le Champfleury présente une traditive.
Le mot est repris trois fois.
LVI r° : " ma traditive est plus brève et aisée, et, avec ce, plus sûre ".
LX v° : " vrai selon ma traditive ".
LXVII r° : " S'il vous plaît de suivre ma traditive ".
Ce que le mot désigne est assez clair : c'est la méthode proposée par Tory.
Cette méthode comporte un dessin des caractères, valable à la fois pour l'écriture manuscrite et la typographie (Tory est libraire, c'est à dire éditeur-imprimeur) ; un art nouveau de la lettre, reposant sur la proportion, et appuyé sur l'antique (en fait, une typographie générale à partir du type " Romain ") ; enfin, les éléments d'une grammatologie du français, ou, plutôt, en français.
Le Champfleury est donc une méthode d'ortho-typographie.
Pourquoi la qualifier de " traditive " ?
Littré connaît le mot : " On a dit traditive au sens de tradition : XVI ème siècle. "
Il paraît assez clair, toutefois, que Tory ne parle pas de La Tradition, mais de sa tradition.
Traditive désigne donc quelque chose qu'on reçoit, et l'acte de réception, mais tout autant, et c'est le cas ici, quelque chose qu'on transmet, et l'acte de transmission.
Inventer la tradition n'a rien d'antinomique à la Renaissance, quand novation et restitution sont toujours associées.
Novation : une grammatologie en français ; restitution : le lien direct entre français et grec.
Novation : le dessin proportionné de la lettre ; restitution : le type Antique.
Novation : dessiner pour l'imprimerie ; restitution : un art général d'écriture manuscrite intégrant aussi les lettres " hébraïcques et chaldaïcques ".
Tory " découvre le passé pour son propre compte ", au moment même où il s'exerce à transmettre sa méthode. La restitution n'est pas seulement le vecteur de la méthode ; elle est la méthode même ; elle est tradition active.
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Arendt considérait qu’ « une discussion sur la culture est tenue de prendre pour point de départ le phénomène de l’art parce que les œuvres d’art sont les objets culturels par excellence ».
Mais les modifications, altérations et destructions de la culture évoquées concernent plutôt d’autres « phénomènes » : l’enseignement, la technique, l’institution de l’humain.
C’est en relation avec ces thèmes qu’est réapparue, dans la période récente, l’assimilation de la crise de la culture occidentale à une crise de la tradition.
NB: Une interprétation passionante de Tory est donnée par Marie-Luce Demonet dans Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance, chez Champion. Le Champfleury est reprinté par Slatkine.
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