HYPERTEXTE, AUTORITE, ESPACE PUBLIC
PREMIERE PARTIE
(Ce texte reprend une intervention orale faite lors d’un Séminaire de la Fondation des Treilles, à Tourtour, en mai 2000. Ce séminaire portait sur les supports de la mémoire.
Tenu en présence de Michel Serres, il était organisé par Jean-Louis Lebrave, et Jean-Gabriel Ganascia.
Cette rencontre a été particulièrement fructueuse pour moi. En particulier, les interventions de Mary Carruthers sur Hugues de Saint Victor, bien que l’étendue de sa science m’ait un peu déprimé, et de Elena Llamas Pombo, sur l’art de la ponctuation, ont influé directement sur mon travail ultérieur.
Les passages en italique au début des parties viennent d’être ajoutés (juin 2004). Ils correspondent à des affaires que j’avais regardées, comme conseiller de Catherine Trautmann, ministre de la Culture et de la Communication, et que j’ai essayé de reconstituer.
Autrement, le texte n’a pas été retouché et il garde les caractéristiques d’une présentation orale.
Voir l’annuaire de la Fondation des Treilles que je remercie.)
Introduction
11/ Je vais essayer d'examiner la manière selon laquelle l'hypertexte, comme technologie culturelle, comme technologie des textes, tend à instituer, non seulement un nouveau régime d'autorité, mais aussi un nouvel espace public.
12/ La relation entre la technologie des textes et l'espace public est une grande question philosophique et historique.
C'est un sujet qui a ses lettres de noblesse : le discours égyptien final du Phèdre de Platon, la relation entre le livre et la publicité, posée par Kant.
C'est aussi un sujet d'actualité plus pratique, plus immédiate, plus politique, puisque l'hypertexte, dès son origine, et dans ses développements, s'est accompagnée d'une revendication pour la création d'un nouvel espace public, au moins pour une nouvelle forme d'expression, et de communication.
Je donne quelques exemples.
Le premier exemple est celui de Ted Nelson, l'inventeur de l'hypertexte, qui, avant Literary Machine , avait publié Computer's Lib dans lequel il présentait l'ordinateur comme un self média, un instrument critique contre la télévision.
De la même manière, Tim Berners-Lee, l'inventeur de HTML, HyperText Mark-up Language, et du Web, a, dès le début, placé cette innovation sous le signe d'un élargissement du pouvoir d'expression. C'est d'ailleurs un des thèmes habituels des promoteurs de l'internet et du web, en particulier, que de le présenter comme un dispositif qui favorise l'extension de l'accès aux libertés d'expression et de communication.
Autre exemple, plus récent, avec les tentatives d'étendre la philosophie des logiciels libres au domaine de l'expression, notamment pour ce qui concerne le texte et la musique, tentatives qui d'ailleurs rejoignent très fréquemment les logiques de l'hypertexte.
Richard Stallman, un peu comme Ted Nelson, s'est d'abord fait connaître sur les campus américains, comme un activiste du mouvement pour le " Free speech ", la liberté d'expression.
13/ Sur le plan de la méthode, je cadre le sujet, en précisant qu'il s'agit bien d'hypertexte.
Il ne s'agit pas simplement de numérique, notion insuffisante, mal construite en théorie, et qui ne permet pas de rendre compte des transformations importantes dans la production et la circulation des textes, comme d'autres types de données ou d'œuvres.
L'hypertexte est une entrée beaucoup plus riche, à la fois par ce qu'elle concerne les " couches supérieures " de l'écriture et de la lecture, et parce qu'elle correspond à des dispositifs techniques à la fois très utilisés et bien documentés, avec un niveau consistant d'élaboration théorique.
Deuxièmement, quand je parle d'hypertexte, comme technologie des textes, comme technologie cognitive, j'envisage l'ensemble des techniques, pratiques et usages, de Vannevar Bush jusqu'au web et aux forums de publication, qui participent de ce nouveau mode de circulation des textes, de ce nouvel ordre des textes à définir, à modéliser.
Et, s'agissant des courants, je prends en compte aussi bien le secteur des hypertext studies, au sens strict, avec leurs approches littéraires, linguistiques, informatiques, leur double proximité avec le post structuralisme et le post modernisme, le courant qui défend la philosophie " classique " du web, bien représenté par Tim Berners Lee, mais aussi toutes les tendances de la cyberculture, qui intègrent l'hypertexte comme une référence obligée, notamment, dans la période récente, le courant du libre avec son orientation de type libertaire, les forums comme Slashdot ou Nettime, et certains courants artistiques.
Autre élément de cadrage : il sera bien question de l'espace public en général, de l'actualité du principe de publicité, tel que Kant l'a posé, l'usage public de la raison et pas simplement d'un de ses aspects particuliers qui pourrait être le droit d'auteur.
Mon sujet croise, mais ne s'identifie pas au sujet " droits d'auteur et numérique " parce qu'il me semble intéressant d'associer dans la même réflexion, d'un côté : les questions qui relèvent ou semblent relever du droit d'auteur, et d'autres qui relèvent ou semblent relever du droit de la communication, et, de l'autre côté : un bloc technologique qui comprend des notions de liens, de fragments, de citations, mais aussi des tentatives d'écriture collective, et de formes nouvelles de publication.
En résumé, j'essaierai de confronter l'autorité et la publicité à la technologie, mais du point de vue de la technologie.
C'est un essai pour comprendre ce en quoi le fait social est institué par les technologies cognitives, et donc le fait culturel par les technologies culturelles, les technologies du texte, ici, l'hypertexte.
Cette tentative de rapprocher et de confronter une technologie donnée, l'hypertexte, comme technologie des textes et technologie cognitive, et l'espace public en général est une approche particulière.
En règle général, les hypertext studies se limitent à la question des droits d'auteur. Et les juristes, quand il s'agit de droits d'auteur, traitent le plus souvent des effets généraux du numérique, et non pas des effets à la fois plus précis et plus génériques de l'hypertexte.
Mais j'espère pouvoir montrer à travers les références que je vais vous présenter qu'on peut valablement poser la question de cette manière là.
Il y a tout de même un secteur dans lequel, grosso modo, elle est posée de cette manière là ; c'est le secteur qui envisage de proposer un nouveau mode de publication des textes, dans la ligne des logiciels libres, et en s'appuyant sur l'hypertexte. Mais il est vrai que c'est le seul exemple.
Ainsi présenté, le sujet a clairement l'inconvénient d'être beaucoup trop vaste. J'essaierai de le limiter en vous proposant une sorte d'introduction, un débroussaillage, sous la forme d'une nomenclature.
Cette nomenclature aura trois colonnes logiques.
La première colonne, celle qui correspond à la tentative d'illustrer la catégorie " espace public ", comprendra des affaires, des querelles, des sujets de débat, de procès, des morceaux de loi ou de contrats, appelons les des fragments d'affaires publiques.
La deuxième colonne rassemblera des objets techniques caractéristiques de la technologie et de la méthode de l'hypertexte. Ces objets techniques peuvent être des fonctionnalités, mais aussi des catégories plus prestigieuses, comme l' " auteur ", envisagées dans une perspective technologique.
La troisième colonne, ce sera une colonne d'annotations, de commentaires pour passer de la deuxième à la première colonne, pour essayer de proposer un lien entre la technologie et les questions d'espace public.
PREMIERE PARTIE
DU COTE DE L’AUTEUR
21/ Je regrouperai d'abord un certain nombre de lignes dans ce tableau, dans cette nomenclature, en nous situant du côté de l'auteur, et, en premier lieu, autour du thème du nom de l'auteur.
22/ Etoy contre eToys. // Noms de domaines et fonctionnalités du nom de l'auteur
Cette affaire opposait une association d’artistes et une marque de jouets sur la propriété du nom de domaine.
Indiscutablement, avec les noms de domaines, nous sommes à l'intérieur de l'hypertexte.
Par exemple, je peux à partir d'un simple courrier électronique, suivre un lien vers un site.
Il y a une différence de nature entre les domaines de l'internet qui sont reliés entre eux et les services traditionnels de l'information en ligne.
Cependant, les noms de domaines sont gérés à l'extérieur du w3c, et, depuis le départ, dans une optique " télécoms et droit de la propriété industrielle ".
Une polémique intéressante s'est développée sur cette préséance de la marque sur la personne morale d'un auteur collectif.
Sur le plan logique, l'organisation des noms de domaines produit à la fois une remise en cause de la nature fonctionnelle du nom de l'auteur comme entrée sur un texte, et la création d'une nouvelle catégorie (le nom de domaine) aux propriétés grammaticales et littéraires incertaines, à la fois auteur et titre. Le nom de domaine ne dit rien sur la qualité de l'auteur.
Par exemple, à partir des moteurs de recherche, le nom de David Lynch peut être trouvé. Les moteurs de recherche font d'ailleurs mal la distinction entre le nom-auteur et le nom-sujet.
Il n’est pas possible de distinguer a priori, dans le cadre de ce qui se donne comme l’équivalent du « peritexte », mais ne l’est pas, le site créé par Lynch, et celui de ses admirateurs ou distributeurs.
23/ Léonardo contre olats .// Moteurs de recherche, occurrences et concurrences.
Cette affaire opposait encore une association artistique et une société financière, mais, cette fois, non pas sur le nom de domaine, mais sur le fait que l’association reprenait sur les textes de son site son nom, identique à celui de la société mais qu’elle avait déposé avant.
Ici c'est donc la propriété même du nom qui est remise en cause avec cette situation baroque d'une concurrence purement linguistique et virtuelle - dans le monde " réel ", aucune confusion n'est possible entre les deux léonardo- créée par une machine linguistique primitive : le moteur de recherche.
On est bien, non pas au niveau symbolique, mais au niveau de l'information, dans cette disparition, cette mort de l'auteur approchée par le post structuralisme et le post modernisme.
24/ Projet de loi sur l'identification // Anonymes et pseudonymes
Il s’agit ici de ce qui devait devenir la loi sur la communication audiovisuelle, et des dispositions qu’elle comportait sur l’identification et le droit à l’anonymat.
En laissant de côté l'aspect purement policier, mais sans oublier de mentionner qu'en France, le web est le premier média qui suscite une telle revendication d'anonymat, je rapprocherai cette querelle de l'anonymat des positions d'un courant qui mobilise l'approche hypertextuelle au profit d'une esthétique de l'intervention de l'auteur, à travers sa prolifération, la multiplication de ses signatures.
On parle de personnalité multiple, de signatures liquides. Le contexte en est complètement renouvelé par l'hypertexte qui permet de mettre en relation ces différentes figures personnelles de l'auteur.
C'est une transformation très profonde de notre conception traditionnelle de l'intégrité de l'auteur, qui est permise non seulement par la multiplicité des sites, mais surtout par un étagement complètement différent de l'espace privé et de l'espace public, rendu possible par l'hypertexte.
25/ Le Figaro contre ses journalistes// L'écriture collective
Cette affaire opposait la direction et les journalistes du Figaro, la première s’appuyant sur la notion d’œuvre collective pour organiser d’autres valorisations du fonds rédactionnel, les journalistes demandant que toute nouvelle utilisation de leurs textes reste soumise à leur autorisation.
Je mets l'accent sur un point : la nature d'œuvre collective. (les patrons de presse s'appuient sur cette nature collective).
L'œuvre ouverte, la priorité au lecteur sur l'auteur, l'écriture collective sont des pièces maîtresses de la théorie littéraire de l'hypertexte.
Chez Bolter, dans Writing space, elles sont même un critère de l'hypertexte dans son opposition au livre imprimé.
Le paradoxe, c'est qu'il y a fort peu d'œuvre collective hypertextuelle dans le domaine de la fiction, de la littérature. En revanche elles sont légion dans le secteur des essais, des performances, de la littérature d'intervention.
Ce sont ici les forums qui jouent le plus grand rôle. Nettime, et surtout Slashdot avec ce qu'on appelle le Slashdot style. Le Slashdot style c’est précisément une certaine manière d’organiser, en obtenant un consensus, des liens hypertexte entre les interventions, entre le dedans et le dehors du forum. Autre exemple, plus traditionnel : la web encyclopédie d'Atlas.
On est là dans une tradition de l'hypertexte : les écritures collectives des informaticiens d'Engelbart, le projet Xanadu, les annotations à la TGB.
Dans cette perspective, le libre est une conception qui insiste d'abord sur la supériorité du travail collectif, dans le domaine des logiciels.
C'est ensuite une conception qui organise de manière différente, sinon la propriété, du moins le droit d'usage de l'objet, de l'œuvre concernée. Dans le cas d'un logiciel, la caractéristique du libre est essentiellement de donner un accès au code source du programme.
L'extension du libre aux œuvres textuelles pose la question de l'éditeur de ce travail d'écriture collective : quel est celui qui donne le bon à tirer, le final cut, l'ultime sélection. C'est précisément l'expérience du Slashdot style.
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