Troisième Partie :
L' HYPERTEXTE "COMMENT VIVRE ENSEMBLE"
(Ce texte reprend la troisième partie de l’étude préalable à l’édition hypermédia du Cours de Roland Barthes au Collège de France : « Comment vivre ensemble ». Cette étude a été réalisée en 1996)
Le projet éditorial emporte donc non seulement l'utilisation de l'hypertexte comme "procédé", adapté au support électronique et convenant au texte de Roland Barthes, mais la réalisation d'un "réseau" hypertexte (ou d'une "toile", ou d'un "Web") convenant à la méthode de Barthes.
Après un déroulé d'un des traits présentés par Barthes, j'essaie de préciser l'orientation de travail pour ce réseau hypertexte.
UN EXEMPLE: LE TRAIT "ACEDIA"
Sur six mois, du 12/01/77 au 04/05/77, le séminaire "Comment vivre ensemble" comporte 14 séances. Une séance comporte la présentation de 2 à 5 traits; un trait peut chevaucher deux séances.
Les notes manuscrites correspondant à chaque trait ne s'étendent jamais au delà de dix pages; certains traits couvrent une page, le plus grand nombre, de deux à six. Il y a 30, ou 31, ou 32 traits classés dans l'ordre alphabétique, d'"acedia" à « xéniteia » ou "utopie" ou « et la méthode ? ». Le séminaire suit donc cet ordre.
Le trait "Acedia" comporte six parties:
- définition autour de la définition de Cassien;
- étymologie commentée ;
- références dans le réseau de textes: une étude de vocabulaire citant certains traits utilisés dans les Fragments d’un Discours Amoureux; références commentées de "la Montagne" et de "Robinson Crusoë";
- L'acedie c'est le désinvestissement d'une manière de vivre;
-Ce n'est pas le désespoir amoureux; c'est le deuil de l'investissement lui même , non de la chose
investie, de l'imaginaire, non de l'image;
-Relation de "l'acédie" et de "comment vivre ensemble": historique (le cénobitisme contre l'acédie), moderne (l'acédie moderne: on ne peut investir ni dans la vie avec quelques autres, ni dans la solitude).
A partir de ce déroulé, quelques hypothèses très simples, descriptives peuvent être faites, autour de la notion de liens.
- le nom du trait. On peut se servir du mot "acédie", non seulement pour accéder directement au trait, comme à un chapitre, mais en suivant ses occurrences dans l'ensemble du cours; par exemple, le trait "anachoresis" se retrouve dans les traits "animaux" et "athos".
- le reste du vocabulaire. Un index automatique peut permettre des sauts d'une occurrence à l'autre. Certaines "notions" sont utilisées par Barthes sur tout le séminaire: idiorythmie, monachisme.
Les traits des Fragments d’un Discours Amoureux sont réutilisés. Des "notions" internes à un trait sont distinguées (besoins/désirs). Un certain nombre de mots sont soulignés comme autant d'"entrées" possibles.
Reda Bensmaïa ("Du fragment au détail" Poétique n° 47) évoque le passage du fragment, unité de rang supérieur (lexies, figures, traits) au détail, unité minimale du texte dont les mots à double entente sont le meilleur exemple.
- l'intertexte "avoué" (selon la formule de Barthes).
Plusieurs textes sont des textes-appui, présentés comme tels et indexés pendant tout le séminaire: la Montagne magique, Robinson, Pot-Bouille, le "réseau grec" de l'histoire du monachisme. Ils sont souvent cités dans la partie "références" du trait mais peuvent aussi être disséminés dans tout le texte. Une lecture transversale peut être recomposée à partir de ces citations.
-la structuration. Grosso modo, la composition des traits est proche de celle des Fragments d’un Discours Amoureux: argument(définitions, références) et "corps" du fragment; sur ce plan, le trait "acédie" est régulier. La structuration pourrait donc être utilisée pour faciliter certaines liaisons caractéristiques des parties: ainsi, suivre le "réseau grec" dans l'ensemble des arguments.
Toutes ces hypothèses de présentation hypertextuelle sont possibles et elles posent toutes des
problèmes.
Le premier vient du caractère inachevé du texte. Nous ne sommes pas assurés que Roland Barthes aurait conservé cet état là de la structuration des traits. Nous ne disposons pas d'une table, d'un index, comme pour le Discours Amoureux, qui fasse mieux ressortir les effets de nomination et constitue la base d'autres lignes de lecture. Sur ce plan, tout index produit par l’édition devra partir de ce fait : l’absence d’index écrit par Barthes. La liste des traits elle même comporte des équivoques : faut il considérer « utopie » et « et la méthode ? » comme des traits. Bref on ne peut considérer l’état donné de la nomination comme définitif.
La deuxième difficulté tient à la définition des dites "unités minimales du texte", bref d'une indexation spécifique, et opératoire pour une consultation électronique.
Mais le plus difficile est la confrontation entre la méthode (hypertextuelle) de Roland Barthes en général et sa traduction en une présentation technique hypertextuelle.
L'ORIENTATION HYPERTEXTUELLE DU PROJET EDITORIAL
Rappelons les grandes caractéristiques de la méthode de Barthes:
-la nomination
-le classement par ordre alphabétique
-l'intertexte, les textes-appui
-le fragment: composition du trait, parataxe interne et externe, problème de la granularité du fragment (détail)
-la digression
-le geste encyclopédique.
Ce sont les principales caractéristiques, indiquées par Barthes lui même, de son protocole d'exposition, de sa "pré-méthode".
Pour concevoir un réseau, une toile, il nous faudra prendre en compte, d'une manière ou d'une autre, mais explicite, les différents postes de ce protocole.
Il faudra aussi intégrer d'autres composantes soit:
- le "peri-texte" éditorial, notes et index.
-ce qu'on pourrait appeler le "peri-texte informatique", par exemple, les produits d'une fonction de création et de recherche automatiques sur index.
L'édition électronique ne peut se résumer à proposer seulement un support de substitution, et un traitement qui ne s'appuierait que sur des fonctionnalités extérieures au texte lui même (peri-texte éditorial ou informatique). Il serait plutôt disproportionné que la navigation soit facilitée en ce qui concerne les couches ajoutées au texte, mais pas pour le texte lui même.
D'autre part, quelle que soit l'envergure de l'intervention du lecteur, l'orientation de cette lecture en forme de décomposition-recomposition reste une proposition, une responsabilité de l'éditeur et doit être comprise comme telle par le lecteur.
En regroupant les contraintes tenant au statut du texte (enregistrements sonores, "avant - texte") et à ses caractéristiques comme "hypertexte", je propose de retenir comme orientations de départ du projet éditorial les pistes suivantes:
+ Donner la prééminence à l'enregistrement sonore.
Il y a une publication, une communication du texte contrôlée par l'auteur et enregistrée.
Fondamentalement, c'est cette version qui est éditée. L'édition électronique doit respecter cette prééminence.
Ce principe est, sur le plan technique, hautement problématique, dans la mesure où, si les notions de lecture électronique "de visu" sont plus ou moins connues, celles qui leur correspondraient dans l'ordre d'une lecture- audition, en particulier dans le domaine littéraire, sont à inventer, à ma connaissance.
Il est donc assez vraisemblable, en ce qui concerne les fonctionnalités les plus "automatisées" que le dispositif fusionnera un audio numérique assez classique et des recherches plus poussées à partir de l'écrit électronique.
Cependant l'interface, la présentation peuvent parfaitement garantir cette prééminence de l'enregistrement oral. La fonction de synchronisation joue donc ici un rôle important.
+ Simuler les passages du texte à travers différentes versions: de l'écrit à l'oral, de l'oral à la transcription électronique.
Il y a une manière assez simple de permettre au lecteur-auditeur de prendre en compte l'interprétation par Roland Barthes de son propre texte, c'est de lui proposer une comparaison des notes et de l'enregistrement : le lecteur sera en quelque sorte, "derrière l'épaule" de Barthes donnant son cours.
Le travail sur les concordances entre les deux versions textuelles nécessite une saisie électronique des notes (version "diplomatique") et de la transcription de l'enregistrement sonore.
La notion de transcription doit être utilisée avec prudence: elle correspond dans la situation, au report d'un texte lu-écouté. La transcription est nécessaire et difficile.
Elle s'impose pour deux raisons. Techniquement, au delà des difficultés de déchiffrage du manuscrit, la lecture informatique s'appuie beaucoup plus efficacement sur du texte codé (dit "en mode texte"), que sur une photocopie électronique (dit "en mode image"). D'autre part, ne proposer de travailler qu'à partir d'une saisie des notes, c'est renoncer à la prééminence du cours donné sur le cours préparé.
La transcription est difficile, en soi, et pour l'effet d'illusion de publication qu'elle produit. Le relevé n'est pas dans notre cas une opération très risquée: les enregistrements sont de qualité, et on dispose des notes pour vérification.
En revanche, le risque d'illusion est maximal qui reviendrait à prendre la transcription pour une opération naturelle, neutre, et, sa présentation comme quasi validée par l'auteur, et, finalement, cette version là comme la version de base du dispositif éditorial. Au delà des inexactitudes des premières transcriptions publiées, c'est ce laxisme de la méthode et de la technique employées qui posaient problème.
Il devrait être possible, non seulement d'effectuer un relevé conforme, mais de problématiser la transcription. Il faudrait pour cela afficher les choix de présentation, c'est à dire les décisions typographiques censées correspondre, dans l'espace, aux différentes composantes de la séquence sonore. Cet affichage pourrait résulter de la comparaison entre deux versions de la transcription, l'une en flux, sans habillage typographique, et se présentant comme la plus proche de l'enregistrement sonore, l'autre, avec une présentation typographique "classique".
Techniquement, la démarche relève de l'utilisation de la cinétique des écrans dans la typographie électronique.
La fonction de comparaison sera ici centrale.
+ Proposer des parcours de lecture qui s'appuient sur la structuration et l'indexation.
L'approche par la structure et l'approche linguistique- par l'indexation- sont les plus utilisées comme base de la navigation hypertextuelle.
Au delà d'usages courants - faciliter l'accès direct par des découpages, et des pseudo "tables des matières"- la structuration joue de deux manières.
Elle permet - c'est l'approche qui a été théorisée par Jacques Virbel- une meilleure économie, en général, des traitements du texte, à quelque niveau ("couche") du système que ce soit: pour produire des index, placer des annotations, et évidemment pour lire-écouter.
L'approche par la structure est particulièrement nécessaire pour la navigation. Elle va permettre de produire des "noeuds calculés", c'est à dire de nouveaux groupes de textes et éventuellement des "liens calculés". Elle permettra aussi la comparaison entre les différentes versions.
Le découpage, la structuration peuvent s'appuyer sur deux types d'éléments:
- les indications fournies par Barthes sur la composition des traits.
- les indications graphiques du manuscrit.
L'indexation est la base d'une navigation transversale, d'un noeud-trait ou partie de trait à un autre en utilisant les mots comme ancres.
Rappelons que nous ne disposons pas, d'entrée, d'étude permettant de représenter le réseau global du texte, ni, a fortiori, de l'oeuvre ou d'un sous-ensemble de l'oeuvre de Barthes.
L'indexation peut s'appuyer sur:
- une production automatique, créant un "full-text";
- le travail de Barthes: la liste des traits, les index créés pour d'autres textes, et toutes les indications graphiques qui soulignent tel mot dans le corps des notes;
- l'index d'éditeur, tel qu'il a pu être constitué pour l'oeuvre publié.
Sans même parler d'un éventuel "typage" des liens, la qualification de ces différents index sur le fond, et quant à la navigation est une opération extrêmement difficile.
En partant de la définition que Barthes donne de l'index-relief, le projet pourrait se définir, puisqu'il concerne un "avant-texte", comme une sorte d'"avant-réseau" qui permette au lecteur à la fois de tirer parti d'une orientation hypertextuelle, mais aussi de mesurer ce qui "reste", ce qui, à la lecture, "résiste" à une navigation hypertextuelle telle que nous sommes capables de la procurer aujourd'hui.
Commentaires