PROJET HYPERMEDIA ROLAND BARTHES
Deuxième Partie :
ROLAND BARTHES ET L'HYPERTEXTE
(Ce texte reprend la deuxième partie de l’étude préalable à l’édition hypermédia du Cours de Roland Barthes au Collège de France : « Comment vivre ensemble ». Cette étude a été réalisée en 1996)
II serait plutôt paradoxal de conduire un projet de présentation hypertextuelle d'un texte de Barthes en méconnaissant le rôle qui lui est précisément reconnu dans ce secteur.
J'examine successivement
- la place de l'oeuvre de Barthes dans la littérature spécialisée
- le point de vue, la méthode de Barthes sur les différentes questions concernées aujourd'hui par l'hypertexte.
L'OEUVRE DE ROLAND BARTHES DANS LA LITTERATURE SPECIALISEE
La littérature spécialisée sur l'hypertexte est abondante et proliférante. Une bibliographie récente propose près de 300 recensions. Il parait à peu près un livre tous les deux mois sur ce sujet. Cette littérature provient de secteurs divers: la réflexion sur le nouveau "médium" électronique, les méthodes de conception informatique, l'information scientifique et la documentation, le travail en réseau.
En général, le développement de l'hypertexte a été considérablement facilité par le succès pratique de ce mode de présentation sur l'Internet (HTML: hypertext mark-up language).
Un trait distinctif de cette production est la place détenue par ce que l'on pourrait appeler l'école "littéraire" de l'hypertexte, pour la distinguer des travaux des informaticiens.
Cette école produit des recherches sur l'hypertexte; elle édite, sous cette forme, des textes, soit classiques, soit originaux; elle crée et diffuse des logiciels spécialisés. A côté du M.I.T, le centre le plus actif sur ce plan est la Brown University.
Des chercheurs: Barret, Bolter, Delany, Landow; des concepteurs techniques: Bernstein, Van Dam; une société: East End, qui publie les "Serious hypertexts".
Cette école, en tout cas ses principaux animateurs, ont progressivement été amenés à reconnaître en Roland Barthes un précurseur de l'hypertexte. Pour le dire prudemment, les auteurs américains trouvent de nombreuses ressemblances entre l'idée qu'ils se font de Roland Barthes et l'idée qu'ils se font de l'hypertexte.
Voici quelques repères.
Jay Davis Bolter présente un cas de conversion.
En 1989, présentant dans un colloque français la notion d'hypertexte, il qualifie la position de Roland Barthes sur la littérature de "mystique et mystérieuse" (« The book that writes itself ; the computer as a new technology of literacy »).
"Writing space", paru en 1991, constitue une sorte de manifeste de l'hypertexte en littérature, et une théorie générale du texte électronique. Bolter y mentionne abondamment S/Z et "De l'oeuvre au texte", connus à travers le Barthes Reader. Barthes figure, en particulier, un exemple d'écriture "non linéaire" (précisément la définition classique de l'hypertexte donnée par Nelson).
Delany et Landow donnent les mêmes références dans « Hypermedia and literary studies » (1991). Ils citent la définition du texte comme réseau, et utilisent le découpage du texte en lexies dans S/Z. Tout se passe comme si Roland Barthes, dans le champ de la théorie critique, et Nelson, dans celui de l'innovation technologique, adoptaient les mêmes principes.
C'est donc logiquement qu'en 1992, Landow, dans "Hypertext, the convergence of contemporary critical theory and technology ", fait de Roland Barthes un des pères fondateurs de l'hypertexte, avec Derrida. Landow parle d'un "choc of recognition". Il y a donc correspondance entre l'hypertexte et la théorie de Roland Barthes, et, de manière plus limitée (les textes sur l'écriture fragmentaire en particulier ne sont pas utilisés), entre l'écriture de Roland Barthes et l'hypertexte.
Ce point a été développé au cours du séminaire "Hypertexte", que j’ai animé avec Roger Laufer, dans le cadre du programme "patrimoine écrit" du CNRS, et lors d'une intervention au séminaire hypermédia de Paris 8.
LA METHODE DE BARTHES ET L'HYPERTEXTE
On peut considérer la méthode, en général, de Roland Barthes comme une deuxième source du projet éditorial à côté des deux versions du texte.
Une édition hypertexte d'un texte de Barthes devrait jusqu'à un certain point considérer ses indications méthodologiques comme autant de "macro-spécifications". Nous ne sommes pas en face d'un texte classique (ie linéaire) qu'il s'agirait de présenter en mode hypertexte, mais bien d'un hypertexte "équipé" par sa méthode.
Dans le cadre nécessairement limité de cette étude, je donne ici une simple énumération de diverses indications de Barthes, à partir de certains thèmes: fragments, ordre, méthode.
Le point de vue de Roland Barthes est explicite et ouvert. Lui même considère que son tout premier texte procédait déjà d'une écriture fragmentaire.
Après "Le plaisir du texte"-72-( fragments sans titre et table des fragments), Barthes expérimente différents moyens dans "Les sorties du texte" et "Variations sur l'écriture"-73-( un plan séquentiel comprenant des parties rassemblant des fragments eux même classés par ordre alphabétique).
Ce sont surtout "Roland Barthes"-75- et les "Fragments du discours amoureux"-77 qui contiennent le plus d'indications.
Dans "Roland Barthes", en particulier:
+ p 51: le vaisseau Argo, "dont les Argonautes remplaçaient peu à peu chaque pièce, en sorte qu'ils eurent pour finir un vaisseau entièrement nouveau, sans avoir à en changer le nom ni la forme". Allégorie d'un objet structural organisé par la substitution et la nomination. (La permutation est au coeur de la technologie hypertexte).
Dans "Comment vivre ensemble", à la métaphore Argo renvoie celle du jeu de cartes; à chaque donne, à chaque fois qu'un fragment a été déplié, les cartes sont rebattues; il y a un art de la constitution du texte qui n'obéit pas à la notion de système, ni de composition séquentielle.
+p 96/97: le cercle des fragments: "les fragments sont alors des pierres sur le pourtour du cercle"
"Non seulement le fragment est coupé de ses voisins, mais encore à l'intérieur de chaque fragment règne la parataxe"
"L'index d'un texte n'est donc pas seulement un instrument de référence; il est lui même un texte, un second texte qui est le relief (reste et aspérité) du premier: ce qu'il y a de délirant (d'interrompu) dans la raison des phrases"
+p 150: l'alphabet, présenté comme ordre immotivé opposé à la rhétorique. L'alphabet, c'est l'ordre de classement qui s'appuie sur la nomination: Barthes ne définit pas un mot, il nomme un fragment.
Les "Fragments du discours amoureux" sont annoncés par une sorte de note technique "Comment est fait ce livre"
Le dis-cursus ce sont des "démarches", des intrigues. Ce discours n'existe que par bris, par fragments que Barthes appelle des figures, en les distinguant de celles de la rhétorique. Ce sont des schémas; la figure c'est l'amoureux au travail. En tête de la figure, quelque chose qui n'est pas sa définition, mais son argument: exposition, récit, histoire inventée, pancarte à la Bertold Brecht. Aucune logique ne lie les figures, ne détermine leur contiguïté. L'amoureux parle par paquets de phrases, mais il n'intègre pas ces phrases à un niveau supérieur, à une oeuvre. Ces figures ne peuvent s'ordonner. La suite des figures est donc soumise, puisque le livre est astreint, par statut, au cheminement, à deux arbitraires conjugués: nomination et alphabet. Un exemple de cette opération de nomination: dans la table, la figure "affirmation" correspond à l'argument "l'intraitable". La nomination donne du jeu.
Dans "Leçon"- 78, Roland Barthes relie ainsi politique et méthode:
" Puisque cet enseignement a pour objet, comme j'ai essayé de le suggérer le discours pris dans la fatalité de son pouvoir, la méthode ne peut réellement porter que sur les moyens propres à déjouer, à déprendre, ou tout au moins à alléger ce pouvoir. Et je me persuade de plus en plus, soit en écrivant, soit en enseignant, que l'opération fondamentale de cette méthode de déprise, c'est, si l'on écrit, la fragmentation, et si l'on expose, la digression, ou, pour le dire d'un mot précieusement ambigu : l'excursion."
Voici enfin des extraits de la première leçon de "Comment vivre ensemble", sur la méthode des traits: "Le cours doit dès lors accepter de s'accomplir par succession d'unités discontinues: des traits. Je n'ai pas voulu (j'ai renoncé à ?) groupé ces traits en thèmes : il y a là, me semble-t-il, de plus en plus,(bien que l'usage social, universitaire, le requière sans cesse) une sorte de manipulation hypocrite des fiches, pour que chaque cas devienne rhétoriquement un "point à débattre", une quaestio."
« Pour moi, maintenant, quand je travaille, tout groupement thématique de traits (de fiches) suscite immanquablement, la question de B&P : pourquoi ceci, pourquoi cela? pourquoi ici, pourquoi là?= Réflexe de méfiance à l'égard de l'idéologie associative."
"Cependant: écrire discontinu (par Fragments), d'accord, c'est possible, ça se fait. Mais parler par Fragments?-Le corps (culturel) y résiste, il a besoin de transitions, d'enchaînements. Oratio = flumen."
"Ce problème déjà rencontré à propos des figures du DA: résolu alors en enchaînant artificiellement (en laissant le discontinu à découvert) selon un ordre qui n'est pas transitionnel : l'alphabet: seul recours (sinon hasard pur, mais j'ai dit: dangers du hasard pur qui produit aussi bien des séquences logiques)- j'en userai encore cette année pour mes "Traits"; mais il y a des chances pour que le discontinu soit encore plus flagrant (et offensif), parce que les "Traits" repérés sont beaucoup plus ténus, courts que les Figures du Da."
Nous pouvons donc considérer que nous sommes bien en face d’une « méthode Barthes ». Il le pose de manière explicite, en particulier au début du cours qui doit être édité. Il la synthétise, dans « Leçon » : fragmentation, et digression/excursion. Il énumère ses moyens privilégiés : la nomination et le classement alphabétique, le réseau de textes, le geste encyclopédique.
Pour l’essentiel, on peut admettre que cette méthode, telle qu’elle est présentée par Barthes lui même, correspond bien à l’idée d’écriture « non linéaire » des spécialistes américains de l’hypertexte.
Mais cette concordance est évoquée par eux à partir de textes anciens de Barthes (S/Z). Or la méthode de Barthes est une construction, un processus en cours à travers les différents textes.
De ce point de vue, des moyens considérés comme courants dans les approches hypertextuelles peuvent très bien être contradictoires avec ceux de la méthode de Barthes.
Et même : Roland Barthes peut parfaitement pratiquer un détournement des moyens habituels de l’écriture fragmentaire, et, en l’occurrence, une sorte de « détournement par anticipation » de l’hypertexte.
Prenons, s’agissant des entrées du texte, thème central chez Barthes, la question des index. Barthes joue à l’indexation. L’index lui permet de créer un nouveau classement, une nouveau réseau au sein du vocabulaire. Ni l’habituel index rerum, ni l’index automatique ne sont l’index écrit (et non produit) par Barthes (qui n’est pas non plus la liste des traits, ni celle de son fichier antérieur).
De même, la construction interne des traits, avec parataxe, tout comme le refus de les regrouper en thèmes sont incompatibles – du point de vue de la méthode- avec une proposition de lecture qui, sous couvert de « non linéarité » reconstituerait, intérieurement ou extérieurement, la fiche et sa « manipulation hypocrite ».
Comme on le voit, de la proximité entre certaines conceptions littéraires de l’hypertexte, d’une part, et la théorie, la méthode, l’écriture de Barthes, d’autre part, il ne s’ensuit nullement que la prise en compte du point de vue de Barthes, dans un projet d’édition multimédia, puisse se traduire sans interrogation par la simple adoption des moyens habituels aux démarches hypertextuelles.
Notes
B&P: Bouvard et Pécuchet
DA: Discours Amoureux.
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Rédigé par : yavfkhnwrv | 14/01/2014 à 01:28