PETITES INTRODUCTIONS A L’HYPERTEXTE 2
(Ce texte a été publié dans « Banques de données et hypertextes pour l’étude du roman », sous la direction de Nathalie Ferrand. Presses Universitaires de France. Collection Ecritures électroniques. 1997.)
Deuxième Partie :
LITTERATURE ET INFORMATIQUE : LA THEORIE DE LA CONVERGENCE
La convergence
Acceptons ce qu'on nous dit : l'hypertexte comme carrefour - ou idée d'un carrefour - de l'informatique et de la littérature.
Mais plutôt qu'à célébrer ce grand rassemblement de spécialités, de savoirs et de personnalités, qui n'aurait pas pu ne pas se produire, attachons-nous à décrire les mouvements de quelques- uns : qui monte et qui descend? Est-ce d'un pas résolu ou par égarement ? Vont-ils poursuivre ensemble ? se séparer? rebrousser chemin? (toutes questions éminemment hypertextuelles).
Le plus clair est le déplacement de l'informatique vers la littérature qui correspond à une extension du domaine concerné.
Les premiers textes envisagés par les promoteurs de l'hypertexte ne relèvent pas de la littérature générale, même si celle-ci fournit d'abondantes références et " métaphores ". Il s'agit de textes techniques - et d'abord ceux de l'informatique elle-même (spécifications, représentations des données et traitements) et de ce qu'il est convenu d'appeler des " documents ".
Progressivement, l'approche hypertextuelle se généralise, résorbant la frontière entre le pragmatic writing et les lasting texts(textes de référence, patrimoine littéraire). De même, on expérimente la méthode pour l'enseignement de la littérature. Il reste que Slatin qui, dès 1988, présente l'hypertexte comme " un concept littéraire particulièrement adapté à la poésie du XX ème siècle", fait longtemps figure de cavalier seul dans les publications du MIT consacrées à l'hypertexte.
En sens inverse, de la littérature vers l'informatique, le mouvement est plus indécis. Dans un article récent, Paul Delany donne quelques exemples de " l'éclipse des études littéraires assistées par ordinateur ». Stanley Fish - que l'historien du livre Robert Darnton salue comme " un de ceux qui ont fait de la lecture le sujet central de la critique textuelle" - soutient que l'ordinateur ne sera jamais capable de produire des " interprétations " des textes. Et Marc Olsen proclame rondement en 1994 un "échec général des études littéraires assistées par l'ordinateur". Ces points de vue font certainement partie du tableau général, mais il est plaisant aussi de constater qu'ils correspondent très exactement, y compris dans le refus de l'intelligence artificielle, à l'orientation de Nelson.
Au début des années 90 se développe la théorie de la "convergence", en particulier dans trois livres- Writing Space, déjà cité, Hypermedia and literarv studies de Delany et Landow, et Hypertext, the convergence of contemporay critical theory and technology, de Landow.
Cette théorie peut se résumer ainsi : la notion d'hypertexte est l'occasion d'un rapprochement entre la technologie et les théories littéraires, représentées en particulier par le post-structuralisrne et la déconstruction
Landow parle d'un " choc de reconnaissance " et intitule son introduction « Hypertextual Derrida, poststructuralist Nelson? ». Le noyau de littéraires américains qui se sont intéressés à l'hypertexte au point de participer à la réalisation de certains logiciels (Intermedia et Storyspace) retrouvent dans les livres de Barthes, Derrida, Genette, les idées mêmes qui constituent leur orientation technique. Selon Landow, l'hypertexte est " littéralement une incarnation frappante de certains concepts majeurs de Barthes et Derrida ".
Ainsi, les différentes pièces de la machine littéraire de Nelson correspondent-elles trait pour trait à ces conceptions : les blocs de texte (chunks) s'identifient aux lexies de Barthes; la " structure de connectivité " au réseau, " galaxie de signifiants " (Barthes) ou « réseau de références » (Foucault). L'ouverture du texte, l'intertextualité, le décentrement-recentrement comme pratique de lecture, la prééminence du lecteur constituent l'horizon commun de la théorie et de la technologie.
La consistance de ce rapprochement est évidemment débattue. D'ailleurs l'utilisation coïncidente du mot "hypertexte " se signale d'emblée par des écarts évidents de signification et de registre que Jean-Louis Lebrave a relevés. Essayons au moins de déplier cette coïncidence en évoquant trois utilisations.
Genette classe et définit les différentes catégories de " transtextualité" et assigne à l'hypertexte la place d'une relation de dérivation d'un texte à un autre.
Nelson combine l'hypertexte comme écriture non séquentielle, l'intertextualité comme garantie de la méthode, la littérature au service de l'association.
Quand à Bolter, il qualifie d'hypertexte le régime global des relations transtextuelles
Sur cette dernière base se développe la définition largement répandue et passablement imprécise de l'hypertexte comme " réseau de textes ".
La théorie de la convergence est présentée avec plus ou moins de retenue. Mais elle penche toujours du côté du systématisme, en proposant une série simple de rapprochements simples :
- présentation de l'hypertexte et de l'hypermédia comme un nouveau stade technique instituant un autre régime de visibilité de l'écrit;
- correspondance entre les traits spécifiques du nouveau médium et les thèses d'une partie de la critique littéraire (post- structuralisme et déconstruction);
- correspondance, essentiellement sur la non-séquentialité, l'écriture fragmentaire, entre le mouvement de la littérature contemporaine et la technologie de l'hypertexte;
- plus généralement, rapprochement de l'ouverture hypertextuelle et de l'idée même de littérature, de " l'ordre des livres ".
Un des déconstructeurs américains, Hillis Miller, auteur de Theory now and then et de Fiction and repetition, s'est exprimé avec prudence sur la relation de son propre courant critique avec l'hypertexte : "La relation est multiple, non linéaire, non causale, non dialectique, et lourdement sur déterminée. Elle ne correspond pas à la plupart des modèles traditionnels pour définir des relations. "
Technologie de l'hypertexte
Une grande diversité de produits électroniques disposent de fonctionnalités hypertextuelles : des logiciels d'écriture, de lecture, d'édition, d'archivage, de recherche documentaire, de travail en groupe; des publications, multimédia ou non; des textes électroniques circulant sur le réseau.
Par exemple, Storyspace est un logiciel d'écriture hypertextuelle qui relève de la famille des traitements de texte et d'assistance à la rédaction. Le Poste de lecture assisté par ordinateur de la Bibliothèque de France a été conçu comme un dispositif de lecture informatique active, favorisant les parcours de type hypertextuel. HTML, (Hyper Text Markup Language) est le format des documents hypertexte utilisé sur le World Wide Web.
Tous ces produits ont en commun d'utiliser la même interface " nœuds et liens " . En un point donné d'un texte, l'utilisateur peut, généralement en " cliquant ", activer un lien qui conduit à un autre point du même texte ou d'un autre. Il s'agit là seulement de l'apparence, du style de présentation, peut-être provisoires, des fonctionnalités hypertextuelles. Tout dépend évidemment de la qualité et de la richesse du découpage en unités, et des liens eux-mêmes.
Un dispositif hypertextuel s'appuie en réalité sur deux directions techniques. la mobilisation des différentes caractéristiques du texte identifiées sur un plan informatique et l'organisation du parcours lui-même.
Un texte électronique est plus ou moins " connu par l'ordinateur". S'il s'agit seulement d'une numérisation en mode image, l'ordinateur ne connaîtra qu'une carte de points noirs ou blancs. A l'opposé, le texte peut être informé par toutes les caractéristiques qui auront ou pourront être relevées et enregistrées, au cours des différents processus de production et d'interprétation.
Ces caractéristiques peuvent se situer: soit au niveau de la langue: possibilités d'indexation, de recherche par cooccurrence, d'analyse stylistique, syntaxique, dictionnaires; soit au niveau du texte lui-même: caractéristiques physiques significatives, structure normalisée ou non, historique, autorité, péritexte; soit au niveau des différentes lectures et interprétations : historique et analyse des consultations et annotations.
La " navigation " reviendra à utiliser tel ou tel de ces descripteurs dans le cadre d'une lecture non séquentielle. Un exemple trivial est l'utilisation de la structure pour passer directement d'un sommaire à la page demandée. Mais le lecteur peut aussi identifier automatiquement certaines parties significatives du texte, procéder à une indexation, élargir sur d'autres vocabulaires (dictionnaire, thésaurus), et effectuer ainsi un parcours de lecture transversal, original. En théorie, plus riche sera l'auto-information du texte électronique, plus efficace et plus significative la navigation hypertextuelle.
Dans cette première direction, d'une certaine manière, tous les liens se valent : du point de vue de l'ordinateur, " voir aussi " et " aller à la suite " ne sont pas des liens techniquement différents, même s'ils disposent de représentations distinctes à l'écran; le lecteur ou le scripteur sont seulement assistés pour produire le sens du parcours. L'hypertexte se situe du côté de l'homme plutôt que de celui de la machinerie. Il est à la peau du médium.
La seconde direction technique ne transforme pas mais déplace ce rapport homme-machine. Il s'agit, ici, de produire plus ou moins automatiquement le parcours d'écriture-lecture, en se rapprochant de la programmation. On pourrait qualifier d'hypertexte extensif la première direction qui cherche à exploiter les différentes informations sur le texte, et d'hypertexte intensif l'intégration de cette exploitation et de la simulation organisée du parcours lui-même.
Il n'est pas très utile d'insister sur les difficultés innombrables qui jalonnent cette deuxième piste. Différentes méthodes peuvent être utilisées.
L'une porte sur la sémantique des liens; elle vise à organiser la relation que l'on souhaite établir entre deux parties de textes, entre un texte et un traitement. Certains logiciels permettent de nommer, de hiérarchiser les liens, et de leur affecter des symboles graphiques. Il est beaucoup plus difficile de les définir et de les classer.- "aller à", "commenté par", et "opposé à" n'appartiennent pas aux mêmes groupes de liens.
Une autre méthode revient à modéliser les interventions sur le texte et à représenter et proposer différentes positions d'écriture-lecture. Il s'agit, dans ce cas, de simuler une qualification du lecteur, à partir des parcours précédents, en fonction de ses intérêts, connaissances et spécialités propres.
Enfin, en recourant, par exemple, aux modèles topographiques, on peut s'efforcer de générer automatiquement des parcours.
Ces différentes composantes de la technique hypertextuelle ne forment pas une boîte à outils dans laquelle on pourrait puiser indifféremment. Leur importance respective dépend étroitement de la démarche littéraire adoptée : édition de textes connus déjà sous la forme imprimée, ou écriture électronique originale; accent porté sur le texte ou sur l'opération de lecture/écriture.
L'édition hypertextuelle - c'est le cas le plus fréquent - revient à automatiser les fonctionnalités de l'objet-livre : plutôt que de tourner les pages, ou de chercher physiquement le livre cité, y accéder directement. Tantôt elle pallie les faiblesses du médium électronique, tantôt elle produit une économie de lecture entièrement renouvelée.
En soi, cette transformation est déjà considérable : déplacement des genres littéraires et éditoriaux, des relations entre le texte et le "péritexte", production d'une nouvelle interface typographique.
Autrement dit, les éléments hypertextuels anciens, que Bolter décrit en quelque sorte comme dominés, comprimés dans le cadre du livre imprimé, ne sont pas conservés à l'identique au cours de leur automatisation.
Mais l'écriture hypertextuelle est d'un autre ordre. Elle représente un engagement dans le sens de la fragmentation, de la digression, de la multiplication des parcours, jusqu'à la position la plus radicale que Jean-Pierre Balpe décrit comme une organisation chaotique, aléatoire de l'écriture. Pour ce type de composition, la technologie d'un hypertexte intensif est évidemment nécessaire.
Il est assez tentant de déplacer la question en passant du comment au qui, de la technique au lecteur/auteur. Plutôt que de retenir les qualités hypertextuelles d'un texte donné et de son support, on insiste alors sur l'intervention active du lecteur/auteur, sur l'hypertextualisation. Cette approche est d'ailleurs conforme à la définition originale de Nelson. : l'hypertexte autre mode d'écriture, plutôt que catégorie de textes, ou nouveau régime de visibilité de l'écrit.
La notion d'hypertexte pourra désigner finalement le plan de travail du lecteur/auteur, l'enchaînement de ses opérations textuelles, de ses " manœuvres ". Jacques Virbel propose de regrouper ces opérations en quatre grandes classes composant : un système. le marquage ou balisage, la structuration, l'annotation, la prospection informatisée.
En tout cas, cette lecture hypertextuelle ne peut manquer d'influencer le régime d'autorité littéraire. C'est ce que démontre la communication sur Internet: plutôt que de faire circuler des textes ou de l'information, le réseau met les hommes en relation. Il redispose, et socialise d'une nouvelle manière les auteurs-lecteurs, et leurs différents moyens techniques (textes, images, sons, programmes). L'hypertexte joue comme vecteur technique et modèle culturel de cette transformation plus profonde que ne le laissent percer les débats juridiques; par exemple, la possibilité concrète d'établir un lien touche aux droits d'accès, de citation,de réponse.
Grand prophète celui qui peut décrire à la fois toutes les nouveautés du support, du style, de la société des auteurs-lecteurs.
Parmi les théories de l'hypertexte que j'ai évoquées, beaucoup se veulent consolantes : l'adéquation naturelle de l'homme et de la technique est leur parti pris politiquement correct. Paradoxalement, elles contribuent à diffuser une notion ouverte, nullement harmonieuse, mais, au contraire, passablement problématique et critique à l'égard des correspondances, convergences, relations entre l'écrit et le support, l'homme et la technique.
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