PETITES INTRODUCTIONS A L’HYPERTEXTE 1
(Ce texte a été publié dans « Banques de données et hypertextes pour l’étude du roman », sous la direction de Nathalie Ferrand. Presses Universitaires de France. Collection Ecritures électroniques. 1997. )
Première Partie
METHODE ET MEDIUM
Il y a une légende de l'hypertexte.
Elle s'organise autour de la figure centrale de Ted Nelson, inventeur, pionnier et chroniqueur, et des deux génies tutélaires qu'il s'est choisis, Vannevar Bush et Douglas Engelbart. Elle s'actualise avec le succès pratique, la banalisation technique de la notion, intégrée à la plupart des produits d'édition électronique et au mode de consultation de l'internet.
Ce récit est rapporté partout; pour la plupart des littéraires, il semble pourtant flotter dans le vague, dans le mystère; c'est une légende qui se déroule " chez les informaticiens ", c'est-à-dire nulle part.
On commencera donc ces petites introductions par une histoire et géographie de l'hypertexte, disposée autour de deux mouvements; l'un va de la méthode au médium, l'autre de la littérature à l'informatique. La " technologie de l'hypertexte " s'efforce de répondre à la question : " Comment ça marche? "
L'idée américaine
L'hypertexte est une idée américaine. Beaucoup plus qu'une théorie ou un concept, il s'agit d'une méthode, d'un art, d'une approche. Elle participe du radicalisme américain en la matière: il y a de meilleures manières (méthodes, techniques, outils) de penser, d'écrire ou lire, comme il y a de meilleurs régimes diététiques et de meilleurs exercices physiques, et elles doivent être développées, promues, concurrencer les autres.
Dans notre cas, la discussion sur les " bonnes et mauvaises méthodes" se déroule à l'intérieur d'un milieu, d'une micro-société de spécialistes qui s'intéressent à la fois à l'informatique et au texte. Ils pourront être des enseignants de littérature; ils seront plutôt ceux qui, dans les départements de littérature, conçoivent des logiciels ou conduisent des expériences pour leurs collègues. Ils pourront être des ingénieurs des sociétés d'informatique; ils seront plutôt des experts de ces sociétés pour le travail sur le texte. Ils pourront être des consultants, ils seront plutôt des artisans, des réalisateurs d'objets techniques.
Dans aucun autre pays, ce milieu de médiateurs, théoriciens et praticiens, n'a une telle importance qu'aux États-Unis. Le débat sur la notion d'hypertexte emprunte donc les voies normales de la légitimation au sein de ce milieu.
Theodor Nelson est assez généralement considéré et se considère lui-même comme le fondateur de l'hypertexte, le premier à avoir utilisé le mot en 1965. Cependant l'idée en est préfigurée dans un article de Vannevar Bush, " As we may think ", paru en 1945.
Bush, conseiller du président Roosevelt, directeur du Bureau de recherche et de développement scientifique américain, y présente Memex, un système qui ne sera jamais réalisé, une " espèce d'archive personnelle ". La technique référencée est analogique : cellules photographiques, tubes cathodiques, bandes magnétiques. Memex vise à développer de "puissantes aides mécaniques " à la pensée, à la soulager de ses aspects répétitifs. Le dispositif intègre des écrans et un tableau qui permettent d'associer, de créer des pistes entre les documents.
L'article de Bush influença le deuxième précurseur de l'hypertexte, Douglas Engelbart. Engelbart est une personnalité centrale de l'histoire de l'informatique. Il eut très tôt l'idée que les ordinateurs pouvaient et devaient afficher des données à écran, et qu’ils pourraient ainsi devenir des outils d'aide individuelle à l'écriture et à la réflexion.
C'est au sein de son laboratoire, LARC ("Augmentation Research Center"), que furent développés, à partir des années 60, la plupart des éléments caractéristiques de la micro-informatique : la souris, le multi-fenêtrage, les conférences électroniques, le mélange de textes, de graphiques et d'images vidéo. Le dispositif NLS ("oN Line System") permettait à des chercheurs de partager dans une "revue" toutes sortes de documents, spécifications, etc. Les utilisateurs pouvaient passer d'un document à l'autre en pointant avec la souris sur telle ou telle zone de l'écran ou créer des liens croisés.
Bush et Engelbart: Nelson revendique cette double filiation dans son livre-manifeste sur l'hypertexte, Literary Machines, paru en 1981. La notion d'hypertexte se trouve ainsi légitimée par son rattachement aux deux périodes clés de l'histoire de l'informatique: sa mise en place dans la suite de l'effort de guerre américain, le tournant décisif de la micro-informatique. Elle est située aussi sur l'autre versant de l'informatique, contre IBM, et la conception " automatiste ", " machiniste ", du côté d'une approche humaniste et libertaire: le premier livre de Nelson s'intitulait " Computer Lib ".
Literary Machines, pour une large part, est donc la chronique des combats de son auteur contre les sociétés informatiques et les universités, de son isolement, de la mise en place du groupe de projet californien, jusqu'au lancement final de Xanadu en 1979, et son achat par la société Autodesk.
Nelson donne une définition lapidaire de l'hypertexte: " Par hypertexte, j'entends simplement l'écriture non séquentielle. "
La séquentialité du texte est celle du langage parlé, et de la chose imprimée. Elle ne doit pas s'imposer nécessairement comme régime de pensée, d'écriture et de lecture. La séquentialité du texte imprimé constitue la règle générale, qui supporte de nombreuses exceptions - de genres (dictionnaires, encyclopédies, manuels, journaux), de présentation (typographie dite "mosaïque " ou " foisonnante "), de fonctionnalités de certaines parties du texte (index, notes, tables, glose). Pour cette raison, Nelson qualifie l'hypertexte de "fondamentalement traditionnel ".
La séquentialité présente un double défaut: elle correspond mal au mouvement de la pensée, elle impose à tous les lecteurs une seule et même manière de parcourir le texte. Au lieu de multiplier les écritures, et les présentations, l'hypertexte proposera différentes versions du même texte activées par différents parcours en fonction des stratégies des lecteurs.
Même à ce niveau de généralité de l'hypothèse, une question s'ouvre: quelle différence y a-t-il entre une présentation hypertextuelle, et une présentation simplement " rnulti-séquentielle " ?
La réponse que donne Nelson apparaît bien à travers la description, elle aussi minimale, des différents styles d'hypertexte
- l'hypertexte par " blocs " ou " fragments " (« Chunk style hypertext »). Comme avec une encyclopédie, ou un jeu de fiches, le lecteur lit un bloc de texte, puis un autre, dans l'ordre qui lui convient;
- l'hypertexte étendu (« Compound hypertext ») fait appel à la notion de renvoi. Chaque portion du texte, présenté de manière non séquentielle, renvoie à un ou plusieurs autres textes. Se trouvent ainsi combinés l'association d'un texte à un autre (renvoi) et le passage d'un bloc à un autre, l'ensemble constituant le parcours ou " navigation ".
" Hyper " désigne alors un espace à n dimensions. Formellement, plus le nombre de textes auxquels renvoie le premier s'approche de la totalité des textes, plus augmente le caractère non séquentiel du dispositif.
C'est donc très logiquement que Nelson a été amené à concevoir une machine éditoriale globale, un dépôt universel des textes. Il l'a appelé Xanadu, double hommage à Coleridge et à Orson Welles. Xanadu représente un prototype illustrant le modèle d'hypertexte imaginé par Nelson, et un programme pilote à l'occasion duquel les principaux composants de la technologie de l'hypertexte ont été créés et testés. D'un autre point de vue, Xanadu est une anticipation d'Internet.
Méthode et médium
Quelle pouvait être la réception technologique de l'hypertexte ainsi conçu? Malgré la notoriété d'Engelbart et de Nelson, l'industrie informatique n'était nullement disposée à intégrer l'approche hypertextuelle comme élément clé de son développement. Les " fonctionnalités hypertextuelles " étaient identifiées mais cantonnées à certaines applications précises: la documentation volumineuse, le travail de groupe.
C'est le développement de l'ordinateur comme moyen de communication au cours des années 80, qui a relancé l'intérêt pour la méthode.
A ses débuts, l'ordinateur n'apparaît pas comme un nouveau médium, un objet technique de la même famille que le livre, le film de cinéma, etc. C'est un calculateur, et les langages de programmation s'appliquent progressivement aux fonctions de diverses activités sociales : on parle alors d'informatisation. En particulier, l'informatique apprend à produire du texte (photo-composition automatique, traitement de texte, publication assistée par ordinateur, édition électronique) sans rien modifier au produit final, au support, à son image.
Pour que l'ordinateur puisse prétendre à constituer un " nouveau médium ", selon la formule courante de la littérature informatique, il faut:
- une technique universelle de codage, stockage, traitement et transmission des données : c'est le cas avec la numérisation;
- un dispositif de représentation, restitution de cette information, ayant les qualités pratiques d'un support de communication : c'est ce à quoi correspond l'ordinateur personnel, et notamment l'ordinateur multimédia, véritable machine à lire, à voir et entendre;
- enfin, un art de la représentation, à tout le moins une méthode suffisamment généralisable. : c'est ici que peut jouer la notion d'hypertexte.
Considérer l'ordinateur comme un médium, plutôt que comme un " outil ", c'est déplacer l'intérêt des " fonctionnalités " vers " l'interface ", du moteur informatique vers l'interaction homme-machine.
Brenda Laurel, un des promoteurs de cette conception, compare l'ordinateur au théâtre : le spectateur n'ignore pas l'existence d'une machinerie, il sait qu'on a dû construire les décors, etc; mais il participe à la pièce en fonction de ce qui se passe sur la scène. Si l'interface est la scène de l'ordinateur, l'hypertexte pourrait en être le jeu ou la mise.
Ted Nelson fait clairement partie de ceux qui se rangent consciemment du côté de " l'invention du nouveau médium ".
Sa position s'est formée en plusieurs étapes.
- critique de " l'informatisation " simple automatisation des procédures existantes, qu'il s'agisse de recherche documentaire, de publication, d'enseignement. Le développement de l'informatique doit être l'occasion d'établir l'hypertexte comme méthode;
- critique de l'approche dominante du texte électronique, qui reste rivée à la " sortie papier ". La direction qui revient à prendre pour modèle la chose imprimée, et à rechercher la plus parfaite ressemblance de l'écran et de l'imprimé induit un biais dans la représentation. Nelson préconise de prendre l'exacte mesure du médium, de dégager résolument ce que son interface a de spécifique. Ce point fera l'objet de divergences avec un autre spécialiste de l'hypertexte, Andries Van Dam, réalisateur du logiciel Intermedia à la Brown University;
- critique des interfaces actuelles considérées comme un bricolage provisoire. Pour Nelson, l'ordinateur multimédia est un matériel qui ne dispose pas de son mode de représentation spécifique.
Certains commentateurs vont proposer une vision plus systématique, en un sens plus radicale, du rôle de l'hypertexte dans le médium. L'ouvrage de Jay Davis Bolter, Writing Space (L'espace de l'écriture), ainsi que les diverses collections de textes éditées par Ed. Barrett au MIT illustrent bien ce courant.
Prenons l'exemple de Bolter. Il a peu de choses en commun avec Nelson. : c'est un universitaire, de formation à la fois informatique et littéraire, qui recourt fréquemment aux références européennes.
Writing Space développe une analyse de l'hypertexte autour des questions de l'avenir numérique, informatique du livre et du texte. D'après Bolter, le livre imprimé est en passe d'être marginalisé par l'ordinateur comme médium.
L'hypertexte est l'axe de constitution de ce nouvel espace d'écriture et de lecture qui s'oppose, point par point, à celui du livre imprimé.
Les principaux traits de cette opposition pourraient se résumer ainsi
-livre imprimé. : norme séquentielle et linéaire, structure habillée typographiquement, fixité de la forme, texte limité, unitaire, principe d'un bon parcours de lecture, prééminence de l'auteur;
-ordinateur : norme non séquentielle, hypertextuelle, structure visible, à nu, fluidité et malléabilité de la forme, texte illimité, indéterminé, en réseau, ouverture à des parcours multiples de lecture, intervention et prééminence du lecteur.
Il s'agit donc bien d'une proposition, nouvelle et globale, pour le nouveau médium. Pour mesurer sa nouveauté, il faut rappeler quelles visions de ce qu'il était convenu d'appeler " le livre électronique » prévalaient dans la phase précédente. Elles combinaient l'insistance sur les capacités importantes de stockage et de transmission, le recours aux procédures d'informatisation du texte, notamment en matière linguistique, et la recherche d'une parfaite ressemblance entre le texte-écran et le texte-papier. Caractéristique de cette approche était l'ambiguïté sur le médium : le livre électronique désignait tantôt le support, CD-ROM par exemple, tantôt la machine à lire, l'ordinateur.
Selon Bolter et d'autres commentateurs, l'hypertexte indexe le médium électronique.
Pour l'essentiel, trois grandes caractéristiques définissent cette structuration par l'hypertexte de l'espace écrit : la pluralité des présentations, le réseau de textes, l'écriture et la lecture non séquentielles.
Le texte typographique se présente sous une forme matérielle stable, une seule pour tout lecteur, l'imprimante étant l'image inversée de l'imprimée. D'une certaine manière, le rôle de l'opération éditoriale, pour sa partie technique, revient à produire une image du texte et une seule correspondant à la recherche d'un effet de sens précis.
Au contraire, le codage numérique autorise un jeu immédiat entre le fichier électronique "matrice" et les différentes présentations possibles. Cet aspect de la question avait été repéré depuis longtemps au stade de la production du texte. il suffisait d'admettre que la lecture électronique n'était pas techniquement autre chose qu'une nouvelle production de ce texte soit, pour commencer, la production d'une nouvelle image du texte.
Aussi " évidente " qu'elle semble être devenue, cette constatation ne s'est imposée que très lentement. Comme s'il fallait détourner la proposition de MacLuhan - le contenu d'un médium c'est le médium précédent - la primauté était donnée à la recherche d'une ressemblance avec l'imprimé, donc à la définition d'une seule forme qui convienne, et d'une adéquation de l'écran et du papier. Cette tendance bloquait nécessairement l'évolution vers la lecture électronique.
Aujourd'hui, sous des appellations diverses, " interactivité ", " virtualité ", " document actif ", la plupart des spécialistes s'accordent sur cette spécificité du médium électronique: dans la lecture sur ordinateur, le fichier de texte ne correspond pas à une image fixe mais à une diversité d'images possibles. Cependant, il s'en faut de beaucoup que le rattachement de cette caractéristique à l'hypertexte soit acceptée de tous. En effet, ici, l'hypertexte vaut seulement comme théorie favorable par principe à la multiplicité des présentations et des lectures, et convoquant, dans cette optique, les qualités propres du médium ; elle ne les suscite ni ne les organise.
L'idée qu'un texte n'est pas une entité fermée, séparée, est l'idée même de littérature. En insistant sur les dépendances, connexions, renvois, les informaticiens donnent facilement aux littéraires l'impression de redécouvrir une évidence. C'est simplement que pour l'informatique, la littérature est encore une idée neuve. En forçant à peine le trait, l'image ancienne et dominante du texte pour l'informatique pourrait être celle d'un sac de données, relié seulement à d'autres objets par des descriptions extérieures, elles-mêmes produites et organisées par le système d'information.
Les partisans de l'hypertexte ont voulu rompre avec cette tendance, caractéristique notamment des bases de données anciennes. Ed. Barrett l'affirme explicitement dans The Society of Text et justifie ainsi sa formule : " Plutôt que d'informatiser le texte, textualiser l'ordinateur. "
Il faut insister sur le caractère technique de cette " intertextualité informatique ". Elle apparaît comme une qualification majeure, voire une condition de la lecture électronique, en particulier comme lecture extensive.
La consultation, la lecture extensive d'un texte donné sur l'écran a une faible performance par rapport à la lecture du même imprimé. En revanche, le réseau informatique de textes offre, en vitesse et maniabilité, une économie de lecture très supérieure.
Il n'a pas pour seul effet d'améliorer la recherche documentaire ou littéraire en mettant à la disposition du lecteur un grand nombre de textes. Le texte est techniquement informé par le réseau, par la grappe des autres textes qui lui sont reliés : les différentes versions peuvent être comparées, les dictionnaires activés automatiquement, les annotations rassemblées.
Le World Wide Web sur Internet a particulièrement illustré la force de ce bloc de fonctionnalités. Il a aussi démontré que l'idée informatique du réseau de textes n'était pas une simple duplication du réseau littéraire. En général, les frontières des textes sont déplacées. L'internet, par exemple, trouble les limites des genres en fusionnant publication et courrier électroniques.
Pour le dire rapidement, le réseau, la lecture électronique extensive et l'hypertexte se sont renforcés mutuellement, dans un compromis technique efficace.
L'hypothèse de l'hypertexte se trouvait ainsi vérifiée dans la situation particulière de la lecture contextuelle. Mais sa validité en général comme "écriture non séquentielles (Nelson), ou "écriture topographique " (Bolter), et par là même sa place comme méthode ou interface du nouveau médium demandaient encore à être confirmées. Il apparaissait cependant clairement que des différentes approches informatiques qui traitaient de l'objet littéraire, l'hypertexte - aussi vague que soit la notion de réseau de textes, ou en raison même de son vague - était celle qui se rapprochait le plus d'idées facilement acceptées par la communauté littéraire.