LE CLOU ET LA CLÉ
(Ce texte a été publié dans le Numéro spécial 54 des « Dossiers de l’audiovisuel », publication de l’Institut National de l’Audiovisuel à la Documentation Française, Mars-Avril 1994, sous le titre "Le clou et la clé". Sous la direction de Francis Denel, Geneviève Piéjut et Jean-Michel Rodes, ce numéro était consacré au « Dépôt légal de la radio et de la télévision ». J’ai laissé les sous titres mis par l’éditeur.)
Tout est pris. L'informatique rassemble sur un même support : textes, images et sons. Une seule et même industrie produit, stocke, représente et transmet.
C'est un grand rassemblement: le père de famille moderne tente d'impressionner sa maisonnée avec le CD photo qui est tellement supérieur aux diapositives ; le manager de Disney veut tailler des croupières à Nintendo ; bientôt la télévision sera un ordinateur ou l'inverse ; 1’ingénieur du Médialab pille les érudits italiens et rêve de construire en voxels un théâtre de sagesse ; le constructeur de machines veut des programmes et le très grand détenteur sera bientôt prêt à les lui vendre ; une scienza nuova se profile.
Elle aura peut-être une réponse à toutes ces questions qui n’en font qu’une : comment ça marche ? L'ordinateur est-il un médium ? Peut-il vraiment se substituer à tout ? L'informatique permettrait-elle une attitude moins passive à 1’égard du flux d'images ?
L’ouvrage de Paolo Rossi sur les arts de la mémoire s’intitule "Clavis Universalis", La Clé universelle. Clavus et clavis : nous avons le clou mais pas la clé, le support mais pas la méthode, une technique mais pas la technique (ou art), le papier et le caractère mobile, mais pas le livre.
L'art est incomplet. Cet inachèvement n'est pas fortuit ; il n’est pas une simple conséquence de l'ampleur de la tache. Il est étroitement lié à la manière dont l'informatique organise la représentation. La lecture électronique y compris la lecture électronique des images, n'est qu'une partie de cette question,
J'essaie de préciser la particularité technique de ces dispositifs ; je propose ensuite, à travers l'idée de simulation une description des opérations du point de vue de l’utilisateur.
L'informatique et l'explosion de la ressemblance
Copier
L'ordinateur n'a pas de difficultés avec la ressemblance. Grâce a la numérisation, il peut reprendre, reproduire, représenter tout ce qui a déjà été figuré. Reprendre de manière fidèle les données de toutes origines, y compris les images animées, et, pour ce faire, augmenter 1es capacités de stockage et de traitement : ce sont précisément les succès industriels obtenus dans ce secteur qui ont popularisé l'hypothèse de l'ordinateur comme nouveau médium.
L'autrefois célèbre Wysiwyg des traitements de texte se décline à tous les temps, et pour toutes les données : what you see is what you get (got). Ce que vous voyez à l'écran est fidèle au papier que vous imprimerez, à la cassette vidéo que vous avez numérisée, etc. L'idée d'incunables électroniques fournit, de ce point de vue, une approximation correcte ; de la même manière que les inventeurs de la typographie visaient d'abord une imitation fidèle des livres manuscrits, l'industrie informatique offre un substitut doté de ressemblance à l’imprimé, à l'enregistrement vidéo.
Le numérique et l'ordinateur constituent un nouveau dispositif de copie, adapté, comme le succès du CD audio l’a montré, à tous les usages dans lesquels le critère de fidélité prédomine.
Cette technique de copie a deux particularités : son caractère universel, d'où l'idée de multimédia et la séparation entre une certaine fidélité de la copie, et la richesse du traitement possible. Par exemple, un texte numérisé en mode image ressemble plus à son original mais son utilisation est plus restreinte.
Rapprocher
Le support est générique, le codage numérique est à la base de toute la technique de copie informatique, tout peut être capté et figuré.
Il n'en faut pas beaucoup plus pour que l'ordinateur, abruptement défini comme médium, devienne le seul médium multimédia (il prend tout) et même unimédia (il prend tout en l'unifiant). C'est un peu exagéré et on rendra mieux hommage à l'innovation en ne la simplifiant pas.
Il serait curieux que l'humanité ait attendu l'informatique pour disposer de techniques associant, avec ou sans support, les textes,les images et les sons. Les exercices de Loyola combinent les préludes et colloques, qui mobilisent les images, et les méditations à partir des textes des prières. Les arts de la mémoire, analysés par Frances Yates et Paolo Rossi, associent images, caractères et vers.
Au XXe siècle, les exemples de collage, d'emprunt et de rapprochements abondent. François Albera rend compte d'une démarche moderniste du cinéma se rapprochant des arts plastiques : Koulechov utilise pour l'écran l'espace-grille de Mondrian et Malevitch ; Eisenstein produit avec « Montage des attractions » l'équivalent du collage en peinture. Plus généralement, le cinéma s'impose ici comme modèle d'un art disposant d'une technique d'association des images et du son (et du texte sous les deux formes).
En réalité, la circulation des données, des savoir-faire, et des styles, s'effectue non seulement dans les hauteurs, entre différents systèmes artistiques, mais aussi au rez-de-chaussée, entre médias et secteurs industriels. La télévision emprunte à l' imprimé ses mises en pages graphiques. Les jeux vidéo récupèrent dans les dessins animés le modèle de la poursuite de gauche à droite. La typographie foisonnante est utilisée dans la presse et sur le Minitel.
Les images et autres composantes du multimédia ne sont des données que du point de vue de l'informatique. Elles sont d'abord instituées comme films de cinéma, émissions de télévision, peintures, ouvrages de littérature... Comme telles, elles intègrent une certaine relation a priori- avant l'informatique - entre textes, images et sons.
La transmission informatique des sources nécessite que ces composantes soient situées en fonction de leur environnement d'origine, et que leur association soit harmonieuse. La succession de copies électroniques de pages ne constitue pas un livre électronique. Un reportage diffusé au cours d'un journal télévisé change de signification si son encadrement dans le journal est méconnu (un tel déplacement de point de vue peut évidemment être consciemment recherché).
Quant à la symbolique des associations, la ponctuation multimédia, elle est loin d'être simple puisqu'elle résume l'unité globale de ce qui est représenté. En particulier, l'utilisateur risque de se lasser rapidement des bouches, trombones, épingles, cornes de brume, post-it et autres icônes qui prolifèrent en ce moment pour figurer le passage du texte à l'image, de l'image au son...
Il reste possible de restreindre le champ des utilisations à une gamme d'applications bien connues, neutres, indifférentes à la connaissance de la séquence de films comme objet de cinéma, de la page comme partie du livre.
L'utilisation fréquente du mot document par les sociétés informatiques correspond à cette tendance. Transformée en document, l'image-source s'appauvrit ; elle devient plus manipulable et moins lisible.
La limitation du dispositif à la seule fidélité apparente, ou à des fonctions qui méconnaissent les sources, ne restreint pas seulement la lisibilité. Elle est aussi inconséquente avec la technologie elle-même.
Une image d'ordinateur multimédia est tout à la fois : une composition de pixels (2D) ou de voxels (3D), une figure organisée par le cinéma, la peinture, la télévision, un ensemble de données modélisées par le programme de l'ordinateur.
Au premier titre, elle est plus ou moins fidèle, et récupérable comme document. Elle est plus ou moins connue comme source, lisible, interprétable. Enfin, l'informatisation du médium caractérise et organise l'ensemble des traitements.
Intégrer
Je reprendrai ici une distinction opérée par Jacques Virbel à propos du livre électronique.
Un livre électronique sera : (...)
- Un livre (pré-existant sous forme traditionnelle) transposé sur un support électronique, ou encore, suivant une certaine proportion, un objet qui soit à ce qu'est le livre (dans l'univers de l'impression sur papier), son équivalent ou contrepartie (dans l'univers de la numérisation sur support électronique). (...) Le livre électronique est (...) En même temps et tour à tour :
- un substitut commode naturel du texte en ce qu'il consiste en une transposition de support, comparable en cela à la photocopie ou à la microforme,
- mais aussi un substitut artificiel du texte, comparable à de multiples formes de représentation des textes, constituées de manière spécifique pour supporter des opérations d'analyse et d'interprétation de nature cognitive à propos ou à partir du texte. (...)
La distinction opérée par Virbel peut être appliquée au multimédia en général. Le multimédia électronique sera :
- un film de cinéma, une émission de télévision, une collection de photographies, un livre imprimé (pré-existant sous leur forme traditionnelle) transposés sur un même support électronique
- ou bien encore un objet qui soit au film, à l'émission, au livre (dans leur univers technique propre), leur équivalent ou leur contrepartie dans l'univers de la numérisation sur support électronique.
Ainsi, on mesure mieux le travail.
L'association de l'informatique et du multimédia s'effectue selon deux directions (en même temps et tour à tour).
La première direction se constitue autour de l'analyse informatique de l'expertise et du savoir-faire concernant les sources : ce qui peut être connu de l'activité des producteurs et des commentateurs. L'informatique est plus ou moins savante. Elle en sait plus sur le livre que sur l'image, et, s'agissant du livre, plus sur sa production matérielle que sur le texte lui-même. Mais la tendance globale est avérée. Elle repose sur une règle très simple : chaque fois qu'une activité donnée s'appuie sur l'informatique, l'utilisation future du résultat de cette activité pourra s'appuyer sur l'informatique. La production informatisée des livres a préparé le livre électronique. L'utilisation de l'électronique dans le montage virtuel prépare une certaine lecture électronique de l'audiovisuel.
Si la première tendance rejoint la capacité de l'informatique à répondre aux besoins extérieurs, la deuxième est endogène et spécifique. L'informatique a sa technique de figuration : le codage numérique, la modélisation ; elle améliore sa connaissance de l'image pour résoudre des questions qui ne se posent que dans son univers technique, les besoins de la compression, par exemple ; elle produit des images et des systèmes d'images inédits : les nouvelles images, le virtuel.
Ces deux tendances fusionnent couramment. Ainsi, les techniques de compression des images animées peuvent s'appuyer sur les analyses de découpage en plans, de la même manière que les logiciels de reconnaissance des caractères s'appuient sur des dictionnaires électroniques.
L'informatisation du multimédia apparaît toujours comme un compromis : le dispositif est plus ou moins proche de l'original, la richesse fonctionnelle est plus ou moins grande. Depuis que l'ordinateur personnel dispose de ressources en stockage et traitement suffisants, la question se pose à tous, producteurs et utilisateurs : plus ou moins d'informatique ; se contenter du clou, d'un substitut commode du support, rapprocher des données hétérogènes et faciliter la manipulation ; ou rechercher la clé, l'art et la méthode, fusionner ce qu'on peut savoir de l'existant avec ce qui est vraiment spécifique de l'informatique.
Simulations
Dans cette perspective, la question d'une lecture informatique des documents audiovisuels ne devrait pas être séparée de celle, plus large, des conditions d'existence du multimédia informatique, et même de l'ordinateur comme médium. Elle doit, à la fois, formaliser les pratiques actuelles de réalisation et de travail sur les images, mesurer le point de vue propre à l'informatique, se rattacher à une méthode plus globale.
Sans avoir le début d'une réponse à toutes ces questions (car les réponses à ce genre de questions ne sont pas de papier), je propose de prendre comme point de départ l'idée de simulation.
Il s'agit d'abord de simuler une qualification. Nous ne connaissons pas de descriptif univoque et exhaustif des habitudes d'un acteur qui serait l'utilisateur-type des enregistrements audiovisuels.
Une analyse fonctionnelle, c'est-à-dire une sorte d'encyclopédie des différentes approches est concevable : les connaissances et les habitudes pertinentes seront progressivement analysées et proposées sous la forme d'un atelier logiciel. On distinguera les professionnels des scientifiques ; au sein des scientifiques, les spécialistes du médium et les autres ; les approches purement documentaires...
La difficulté réside dans le fait que l'automatisation d'une procédure issue d'un champ, d'une discipline donnée ne garantit pas qu'elle soit transmissible par le dispositif hors du contexte humain.
L'utilisateur doit donc simuler une qualification, choisir et faire tourner les opérations qui lui correspondent. On a ici l'équivalent du mode, dans beaucoup de systèmes informatiques, notamment en recherche documentaire, du rôle dans les systèmes virtuels, du personnage dans les jeux vidéo.
Pour les images comme pour le texte, une des propositions les plus intéressantes est celle d'une homothétie entre la production et l'usage. Simuler, ici, c'est arrêter, comparer, choisir, découper, en utilisant les outils qualifiés par les réalisateurs. Une telle orientation semble solide industriellement : on bénéficiera toujours des avances en amont. Elle permet surtout d'opter pour des procédures techniques connues, plus que pour des choix fonctionnels individuels.
La deuxième simulation est celle d'une position individuelle, d'une intention auxquelles se rattache l'image, souvent utilisée, de parcours.
L'envergure du matériel iconographique et autre, la diversité des qualifications favorisent des traitements et produisent des résultats innombrables. Trop d'images, trop de choix, trop d'action, on se perd.
Les outils d'annotation et de structuration sont particulièrement utiles ici pour permettre un balisage du parcours. L'annotation différencie un segment, pose le jalon, ouvre ou non sur un lien avec une autre image, un commentaire textuel, etc. La structuration individuelle permet de découper l'enregistrement en blocs sur lesquels un traitement particulier sera réalisé.
Ces balises, ces indices, ces traces caractérisent l'économie individuelle de la consultation, la différenciation des traitements.
D'ailleurs, la technique de consultation rejoint la technologie générale. L'individualisation du parcours correspond à l'appropriation, trait distinctif de l'objet ordinateur personnel.
Troisième simulation : celle de la figuration de la matérialité numérique.
La matière numérique est hétérogène du seul fait de l'origine multiple des sources. Comme il a déjà été dit, une difficulté technique consistante tient à l'organisation du passage d'une représentation caractéristique d'un medium, à une autre représentation propre à un autre medium : par exemple, du livre au cinéma (cas des journaux multimédias ; ou de la mise en rapport du texte- scénario et du film). Techniquement, il ne s'agit peut-être que de poser des boutons et de créer des liens. Mais la production d'une symbolique des liens efficace ne va pas de soi
En attendant qu'elle soit stabilisée, on puise dans des nomenclatures elles-mêmes hétérogènes : signes d’établissement des textes, ponctuation, signes de correction typographiques, marques de montage, icônes de la bureautique, etc.
La matière électronique n'est pas seulement hétérogène. Elle est évolutive, dynamique. Elle est disposée au traitement : les états différents des images, des textes, les versions et statuts des diverses représentations se succèdent comme autant de couches virtuelles.
Tenter une opération pour voir : la simulation réside ici dans cette attitude d'essai, d'expérimentation que Dubuffet a si précisément analysée dans ses écrits techniques ;
le montage virtuel est une autre pratique de référence.
La simulation consiste à faire comme si les différentes strates de matérialité, si nettement hétérogènes et instables, constituaient un seul et même ensemble de plans discrets qui aurait sa propre cohérence.
Reste enfin la redoutable question de l'adaptation à la lecture électronique des images, de l'interface homme-machine, c'est-à-dire du style de représentation à l'écran des différentes activités de simulation. L'interface graphique, la plus répandue sur les ordinateurs, est de conception déjà ancienne. Elle s'associe assez bien avec la métaphore du bureau. Sauf à traiter les images seulement comme des documents, elle correspond mal au travail sur l'image animée.
Les interfaces vidéo sont instables, bousculées par la représentation en trois dimensions, et le virtuel. L'interface doit convenir aux fonctionnalités et au sens profond de la technologie ; elle n'en dérive pas mécaniquement, ce qui pousse à la modestie.
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