CULTURE ET ÉDUCATION : L’INVENTION D’UN MÉDIUM ?
(Ce texte, rédigé en 1991, a été publié une première fois dans « La France à l’exposition universelle. Séville 1992 », Flammarion, avril 1992.
L’ouvrage, dirigé par Régis Debray, comprenait notamment un texte de Bernard Stiegler.
Ce texte d’information, destiné à « un large public » correspond à la période de conception du Poste de lecture assistée par l’ordinateur, à la Bibliothèque de France, projet sur lequel nous avions commencé à travailler depuis plus d’un an, et qui était sommairement présenté dans le catalogue de Séville 92.
J’ai corrigé les erreurs d’édition, notamment les trois phrases de la fin, qui avaient été interpolées.)
Des révolutions techniques n’éclatent pas tous les dix ans. Et celles qui façonnent l’enseignement, la culture, le travail de l’esprit sont encore plus rares. Des différents changements d’ordre technique qui interviennent dans le secteur de l’enseignement et de la culture, le plus important concerne les supports de la connaissance. Il touche le texte mais aussi l’image et les enregistrements sonores, l’écriture et la lecture.
Le premier acte se joue dans l’imprimerie
L’imprimerie du XXe siècle s’est industrialisée, mais ses techniques de base sont restées longtemps celles des siècles précédents. Même si la reproduction par offset – proche dans son principe de la lithographie – et la généralisation de la photogravure ont constitué d’important progrès, le texte, pour l’essentiel, reste d’abord composé au plomb, et les différentes opérations de mise en page sont manuelles. La photocomposition, composition « par la lumière », est inventée après la guerre, et se développe dans les années 60.
C’est elle qui introduit l’informatique dans l’imprimerie.
En moins d’une vingtaine d’années, l’informatique va se révéler capable de tenir tous les rôles de la chaîne de fabrication du livre. Les clavistes succèdent aux typographes ; la saisie se fait « au kilomètre » et elle est séparée de la formation des caractères, d’abord photographique. Puis, l’ensemble des opérations de mise en forme du texte sont réalisées par des programmes d’ordinateur : c’est la composition programmée. A partir des photocomposeurs de « troisième génération », les caractères ne sont plus stockés sur une matrice matérielle, mais inscrits sous une forme numérique et produits par l’ordinateur lui-même à l’aide de techniques diverses (tube cathodique, laser, diodes). Les scanners permettent d’introduire dans le dispositif des copies de textes ou d’images manipulables par les ordinateurs, comme sur une table de montage. Associés avec les logiciels de reconnaissance optique de caractères, ils deviennent des instruments de saisie du texte, se substituant au clavier.
La totalité de la chaîne est donc informatisée. Dans ce secteur, à la différence de beaucoup d’autres, les ordinateurs sont des outils de production ; l’informatique ne se contente pas de mettre en forme des instructions, elle les réalise. D’autre part, la programmation des opérations typographiques a imposé aux informaticiens de résoudre un grand nombre de questions techniques particulières et complexes. Par exemple, le respect d’une largeur de ligne donnée – la justification – nécessite la coupure des mots en fin de ligne ; cette coupure obéit à des règles, orthographiques et typographiques, que l’ordinateur doit connaître. Le savoir – faire typographique correspond à un équilibre difficile entre les caractéristiques de la langue, l’efficacité graphique et la contrainte technique.
Paradoxalement, cette transformation technique fondamentale semble n’avoir eu aucune conséquence culturelle importante. Au XIXe siècle, l’industrialisation de la typographie avait été fort attaquée. Les critiques de la photocomposition programmée se sont exprimées puis évanouies de la même manière, faute d’objet. L’apparence était celle de la continuité ; le livre n’avait pas changé ; en général, les lecteurs ne percevaient pas les transformations.
Les banques de données
La seconde modification notable est celle qui va conduire à l’avènement du document électronique, c’est-à-dire d’un ensemble de textes, d’images et de sons produits informatiquement et diffusés sur un support électronique. A la différence de l’informatique dans l’imprimerie, ces techniques et ces produits ont cherché dès le début à atteindre l’usager ; leurs promoteurs ont même parfois préjugé de leur force à entraîner des modifications sensibles de comportement culturel.
Au début des années 70, l’inflation documentaire est telle qu’il s’avère impossible, même pour les spécialistes, de suivre tout ce qui paraît sur un sujet donné. Les banques de données documentaires sont la réponse appropriée. Avantage sensible : l’utilisateur n'a pas à connaître l’existence d’un document pour le retrouver dans la banque de données. En effet, les documents sont indexés, c’est-à-dire décrits avec des mots qui figurent dans une liste spéciale : le thésaurus. L’utilisateur, en combinant ces mots, peut trouver le document qu’il recherche. Par exemple, en demandant « informatique » et « exposition universelle », notre lecteur devrait trouver, avec quelques autres, le signalement du livre qu’il est en train de lire.
L’informatique documentaire se développe rapidement dans le secteur de la recherche scientifique, des statistiques, de l’archivage juridique. Progressivement les bibliothèques informatisent leurs catalogues. Cependant, quinze ans après ses débuts, cette technique ne tient pas tout à fait ses promesses. Le prix de l’information a été sous-estimé, la solvabilité de l’utilisateur surestimée. Les techniciens ont probablement simplifié à l’extrême la recherche d’information dans l’ordre culturel et scientifique : le chercheur n’accède pas à une référence scientifique de la même manière que l’automobiliste en panne trouve l’adresse d’un garagiste.
Les banques de données qui résistent et se développent sont celles qui constituent un passage obligé pour l’accès à l’information, soit en raison de leur taille (Medline ou Chemical Abstracts), soit en raison de leur spécialisation (l’Institut national de la propriété industrielle en France, l’Office européen des brevets).
Cependant, l’étape de l’informatique documentaire a permis aux informaticien qui, à la même époque, recherchaient les voies de la traction automatique, de se rapprocher de la linguistique. Après avoir appris à manier l’information sur le texte, ils ont commencé à analyser le texte lui-même. Du langage documentaire – langage spécialisé qu’il est nécessaire de connaître pour interroger valablement la banque de donnée – ils ont tenté de passer au langage naturel.
Ainsi l’utilisateur a fait sa première expérience de lecture électronique. Et elle n’a pas été probante. Finalement, que sont les banques de données documentaires sinon des catalogues, des bibliographies, des annuaires qu’on lit à l’aide d’un écran et d’un clavier ? Leur insuccès relatif est probablement dû à leur environnement technique : des terminaux passifs, dont les écrans semblent surchargés de bordereaux indigestes. Ces livres électroniques ne pouvaient passer pour des livres, car ils ne permettaient pas l’appropriation par le lecteur. La méthode de recherche lui était imposée ; elle avait été conçue par un autre, anonyme, et il lui était difficile de l’apprendre. Quant aux données d’information, elles semblaient illimitées, démesurées : comment s’approprier ce qui ne se termine pas ?
Enfin, les banques de données se sont rapprochées rapidement des techniques de l’édition électronique. L’informatique documentaire a semblé d’abord limitée à « l’information sur l’information » ; elle recensait, analysait, orientait, mais le lecteur devait
recourir aux librairies, bibliothèques, centres de documentation pour accéder aux textes originaux. Mais si ces textes eux-mêmes peuvent être édités et stockés sous une forme électronique, c’est l’ensemble des liens entre l’informatique documentaire et la gestion électronique des documents qui doit être réexaminé.
L’édition électronique
Le développement de l’édition électronique doit fort peu à la volonté de réorganiser l’activité documentaire. Il est essentiellement la conséquence d’innovations techniques majeures dans le stockage de l’information, lesquelles peuvent être électroniques, magnétiques, optiques. Ces innovations peuvent se résumer simplement : l’ordinateur a trouvé son papier. Elles peuvent se concrétiser sous la forme de disques optiques, de mémoires de masse des ordinateurs, ou des CD-Rom, produits d’édition électronique de la taille des Compact Dis audio. L’essentiel est cette continuité du support. Le stockage par un utilisateur d’une quantité de textes électroniques supérieure à celle des plus belles bibliothèques personnelles est déjà possible ; le prix de vente de la page électronique est comparable à celui de la page imprimée ; l’unité des techniques de stockage permet de recevoir sur le même ordinateur des produits d’édition (Cd-rom), de l’information transmise à distance, des textes que le lecteur aura numérisés.
Un exemple peut illustrer la continuité de la chaîne électronique. Un auteur saisit son texte sur un micro-ordinateur et fournit à l’éditeur la disquette correspondante. L’imprimeur récupère ce manuscrit électronique sur des machines qui transcrivent la disquette pour la rendre acceptable par son propre dispositif de conception. Les indications de mise en page sont intégrées de manière plus au moins automatisée. L’objectif habituel dans ce cas reste le livre imprimé. Mais une base de données peut aussi être alimentée et rendue accessible à distance. Une publication électronique est réalisée et diffusée. Elle atteint plus tard, dans un laboratoire, un centre de documentation, le lecteur qui prendra connaissance du texte à l’écran. Il peut en recopier une partie dans la mémoire de son propre ordinateur, comme citation, texte de référence, qu’il intègre ensuite dans son propre travail.
Avant l’apparition des CD –Rom, l’industrie informatique commercialisait des logiciels, mais, pour l’essentiel, diffusait l’information à travers les réseaux, à partir de serveurs vers des terminaux. Or les coûts de communication sont relativement élevés et proportionnels à la durée, ce qui s’accorde difficilement avec une activité comme la lecture. L’importance de l’édition électronique tient à ce qu’elle restitue le cadre normal du travail intellectuel : la possibilité d’organiser librement son temps pour parcourir rapidement les textes ou, au contraire, se familiariser avec eux, prendre de la distance.
Un répertoire des CD-Rom publié en 1990, recense plus de 2 000 titres : la Pravda, le Grand Robert, le Webster, la Bible, un grand nombre de catalogues et de bases de données. Les lecteurs de CD-Rom sont des périphériques de micro-ordinateurs, qui se normalisent rapidement. Certains CD-Rom sont conçus comme des produits de grande diffusion. Sony propose un lecteur portable de petits CD-Rom appelé "livre électronique ». Plus de 200 titres sont édités en japonais : des dictionnaires, des atlas, des livres pratiques et de littérature.
Pour reprendre la comparaison avec l’imprimerie, on peut considérer que les techniques nouvelles constituent l’équivalent du papier, du caractère mobile et de la presse. On sait composer, diffuser, stocker informatiquement. C’est ici qu’il faut examiner l’évolution des ordinateurs eux-mêmes, et en particulier celle des ordinateurs personnels.
Des machines à voir, à entendre, à lire
Les médias contemporains se caractérisent par l’importance croissance de l’appareillage. Un livre, un tableau, une photographie, un concert sont accessibles directement. Les disques, les films, l’émission de télévision nécessitent des écrans, des appareils de projection ou de lecture. Par définition, les médias informatiques combinent le support – disquette, CD-Rom -, qui comprend l’information codée et la machine, l’ordinateur avec ses logiciels, qui sait traiter cette information et la restituer.
Cette représentation à l’écran, reliée aux fonctions de traitement accessibles à l’utilisateur, correspond à ce que les informaticiens appellent « l’interface homme-machine ». C’est à travers elle que le texte prend forme. Trois évolution concourent à transformer l’ordinateur en machine à voir, à entendre et à lire : l’augmentation de puissance, la personnalisation, le « multimédia ».
L’augmentation de la puissance de l’ordinateur est générale ; elle concerne la mémoire, la possibilité de traiter cette information, les écrans, les imprimantes. L’ordinateur de 1995 sera mille fois plus puissant que celui de 1982. Cette réserve de puissance mettra à la disposition de l’utilisateur des ressources aujourd’hui inconnues, des milliers de textes et d’images, des programmes nombreux, rapides et riches.
Depuis, le début des années 80, grâce aux « PC » (Personal Computers), les utilisateurs se sont familiarisés avec le traitement de texte, puis la publication assistée par ordinateur, c’est-à-dire avec le maniement du texte électronique. Aujourd’hui, la personnalisation présente deux aspects : l’appropriation et la banalisation. L’appropriation signifie que l’utilisateur détermine, de plus en plus individuellement, la nature et l’ordre des opérations qu’effectue la machine. Il programme sans savoir programmer. La banalisation, c’est l’unification, la mise en commun, à travers les différents modèles et marques, des procédures. C’est évidemment une condition de base de l’appropriation.
La personnalisation de l’ordinateur est fondamentale pour son utilisation dans le cadre d’un travail intellectuel. Le lecteur du texte électronique doit pouvoir définir son mode et sa vitesse de lecture. Les traitements de texte eux-mêmes devront redonner au rédacteur une liberté comparable à celle de l’écriture manuelle. Ils mériteront alors la difinition qu’en donne l’écrivain et philosophe italien Umberto Eco : una macchina molto spirituale.
Pour améliorer la lisibilité du texte électronique, quelque chose devra être inventé qui tiendra à la fois de la typographie et de l’interface informatique. Cette innovation sera fortement déterminée par l’émergence du multimédia. L’ordinateur devient un appareil apte à diffuser une émission de télévision, un film, un enregistrement musical, un texte imprimé. Le multimédia repose sur la numérisation qui permet de récupérer et de transformer en une matière acceptable par l’ordinateur des données inscrites dans d’autres supports : une estampe, une photo, un manuscrit, un disque vinyle. D’autres produits sont déjà réalisés sous forme numérique : les disques compact, la photogravure industrielle, les programmes de télévision haute définition numérique. La continuité de la chaîne de documents électroniques se prépare aussi pour les autres médias.
En même temps, l’ordinateur peut être alimenté directement : évidement, avec du texte, saisi au clavier, mais aussi avec de la voix traitée par des logiciels de reconnaissance de la parole, et des images, fixes ou animées, saisies sur le vif par des caméras numériques. On conçoit facilement les pistes ouvertes par ce rapprochement de médias habituellement séparés. Un texte peut être illustré par un reportage ; une thèse sur « Artaud et le théâtre » peut comprendre des séquences dans lesquelles figurent Antonin Artaud et de la musique
Ces combinaisons ne se résument pas à un simple rapprochement de sources diverses ; elles permettent une intervention plus ou mois importante de l’utilisateur. Deux situations extrêmes schématisent cette intervention :
- L’ordinateur se limite à proposer des copies électroniques. L’utilisateur peut lire, écouter, regarder, faire des comparaisons, du montage.
- Toutes les sources ont été analysées informatiquement, codées et traitées par des logiciel spéciaux. L’utilisateur peut faire des recherches sur le langage, analyser des images en isolant des formes, créer ses propres images.
Les possibilités du multimédia commencent seulement à être explorées. Mais on peut d’ores et déjà en imaginer certains effets sur les pratiques et techniques culturelles. Prenons l’exemple de la typographie. Les réalisateurs de multimédias devront inventer de nouveaux signes reconnus par tous. L’équivalent des guillemets ou des tirets permettront d’appeler un enregistrement de voix au milieu d’un texte. Plus généralement, les liens parfois qualifiés d’ « hypertexte » ou d’ « hypermédia » devront avoir une visibilité comparable à celle que la typographie a construite patiemment. Ce changement est suffisamment consistant pour que soit évoquée l’hypothèse d’une nouvelle technologie culturelle.
Une nouvelle technologie culturelle ?
Soit un étudiant en 2010. Il promène dans sa sacoche un ordinateur plat, de la taille d’un manuel, dont il se sert indifféremment pour consulter des ouvrages ou des films électroniques et pour prendre des notes. Il le recharge dans des librairies, des bibliothèques multimédias ou à distance, par l’intermédiaire d’un téléphone sans fil. Sur l’ordinateur familial, qui sert aussi de télévision, il dialogue avec un ami pour préparer un exposé multimédia. L’un et l’autre utilisent les logiciels les plus divers : traducteurs, correcteurs automatique de montage, synthétiseurs de voix, qu’ils choisissent sur un kiosque électronique et télédéchargent sur leur machine.
Cette image d’une pratique future est concevable, parmi d’autres. Certains commentateurs considèrent que l’informatique multimédia entamera la passivité du consommateur audiovisuel, voire qu’elle donnera naissance à une nouvelle écriture idéographique. D’autres prévoient que la combinaison du réseau et de la réalité virtuelle entraînera l’effondrement des murs de l’Université.
On peut aussi bien souligner la lenteur des changements. Il a fallu près d’un demi-siècle pour que l’idée même de l’ordinateur-médium prenne consistance. Le temps de la technique n’est pas strictement linéaire : le plus futuriste n’englobe pas nécessairement le plus répandu. Aujourd’hui, les utilisateurs travaillent sur des machines conçues il y a plus de quinze ans. Les constructeurs préparent pour 1994-1996 les premiers ordinateurs vraiment multimédias. Dans les laboratoires, les chercheurs expérimentent la réalité virtuelle. Il semble imprudent de prédire quand et comment se formera une nouvelle organisation technique. L’invention du médium, la mise en place d’une nouvelle technologie culturelle prendront du temps – et c’est aussi bien. Elles ne pourront pas être réalisées par les seuls informaticiens. Croit-on que les orfèvres qui imaginèrent le caractère mobile ont inventé seuls l’ordre graphique dans lequel nous vivons ?
Il est fort peu probable que le document électronique, multimédia remplace purement
et simplement les supports anciens et éprouvés.
C’est en prenant en compte non seulement les réalités techniques, mais aussi le rapprochement plus fondamental de l’information et des sciences et savoirs du texte, que la Bibliothèque de France a conçu son projet de poste de lecture assisté par ordinateur.
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